Revenons-en maintenant au génocide contemporain, qui a toutes les caractéristiques d'un contre-sacrifice. Qu'on ait d'abord dans les pays anglo-saxons surnommé la Shoah un "holocauste" témoigne d'une profonde perversion (et d'un vœu secret d'auto-annihilation du peuple juif) ancrée au cœur de l'imaginaire européen.
Le génocide est l'application méthodique, plus ou moins fantasmatiquement rationnelle, d'un meurtre à grande échelle. Or ce que le génocide planifie de détruire, c'est l'énergie sans limites, le pur principe de fécondité animale et végétale, l'engendrement.
C'est en cela que le génocide se distingue de tout sacrifice, contrairement au massacre traditionnel. Canetti l'explique très bien à propos des Jivaros dans Masse et Puissance :
"Les expéditions guerrières sont exclusivement consacrées à la destruction. On massacre tous les ennemis, à l'exception de quelques jeunes femmes, et de quelques enfants peut-être, que l'on prend dans sa propre famille. Les biens de l'ennemi, à peu près insignifiants en eux-mêmes, ses animaux domestiques, ses plantations, sa maison, sont détruits. Le seul objet que l'on ait eu réellement en vue, c'est la tête tranchée de l'ennemi. On a pour elle une vraie passion, assurément, et chaque guerrier n'a pas d'objectif plus élevé que de rentrer chez lui avec au moins une de ces têtes.
La tête, préparée d'une certaine manière, se ratatine jusqu'à prendre la taille d'une orange à peu près. On l'appelle alors tsantsa."1
Et juste après, concernant le rapport entre chasse et fécondité (soit le revers de ce que préconise Benjamin Franklin) :
"Une de leurs danses les plus importantes, dans laquelle on conjure à tour de rôle, et avec la plus grande véhémence, tous les animaux auxquels on fait la chasse, évoquant à la suite de ces animaux l'acte sexuel de l'homme lui-même, qui sert à la multiplication du groupe. /…/
Une incantation vise les femmes et leur fécondité:
Heï! heï! heï!
Femme, heï! Femme, heï!
Coït, heï!
Puisse le tsantsa nous donner le coït!
Accouplement, heï! Accouplement, heï!
Femme, heï! Femme, heï!
Ce sera vrai, heï!
Nous le ferons, heï!
Ce sera beau, heï!
Assez, heï!"2
Enfin, dernière citation qui permet de comprendre que le massacre chez les Jivaros a les propriétés d'un sacrifice humain destiné à s'assurer un transfert de fécondité :
"Le centre de ces conjurations et de toutes les autres cérémonies de la fête est occupé par le tsantsa, la tête de l'ennemi conquise et réduite par la préparation. Son esprit rode toujours à proximité de cette tête, il est très dangereux. On cherche à le maîtriser par tous les moyens; dès que l'on réussit à se le soumettre, il devient très utile. Il veille à ce que les porcs et les poules que l'on possède se multiplient; c'est grâce à lui que se multiplient les tubercules de manioc. Il apporte toute prospérité que l'on désire sous forme de multiplication. Mais il n'est pas facile de l'asservir complètement. Au début, il n'est que désir de vengeance; et on ne saurait imaginer tout le mal qu'il serait capable de vous faire. Mais le nombre de rites et d'observances auquel on recourt pour s'en rendre maître est fort étonnant. La fête, qui dure plusieurs jours, a pour aboutissement que l'on tient en son pouvoir absolu la tête et l'esprit qui lui appartient."3
Que les animaux, ovins et bovins, soient proprement torturés dans toutes les usines agro-alimentaires du monde n'est donc pas anodin. Il s'agit de mettre leur fécondité sous la coupe vindicative de la seule comptabilité, afin de faire consommer aux humains toute cette souffrance mise en conserve.
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