Gober le Globe : les Romains, les Bretons, Heidegger et les Invisibles
La Gestion Génocidaire du Globe, 3ème séance, 10 mai 2020
Nous avons la dernière fois jeté quelques coups de sonde au cœur d’une incommensurable pensée, la juive, une pensée in-digeste, in-gérable et non globalisable. Qu’il y ait eu de nombreuses tentatives au cours de l’histoire de la digérer, et dès lors de la rendre propice à l’ingestion, c’est indéniable. Le Christianisme et l’Islam, les deux religions filles du Judaïsme, en sont des illustrations majeures. Que la pensée juive leur soit demeurée profondément indigeste, c’est également indéniable. Pour autant, Ingestion n’est pas nécessairement synonyme d’animosité. Ainsi la dernière tentative en date de faire du judaïsme un « Digest » comme on dit en anglais, un résumé rapetassé digérable, vient de Corée du Sud. Les Coréens se sont demandés pourquoi il y avait tant de prix Nobel juifs, et ils ont décidé que c’était grâce au Talmud ! Du coup une version en un volume pour enfants y est le deuxième best-seller après la Bible, tant les Coréens sont persuadés qu’en étudiant ce qu’ils s’imaginent être le Talmud, ils découvriront le secret de la génialité juive.
Il est à parier qu’ils seront profondément déçus…
Pourquoi ? Parce que l’intelligence dissociée du « désir du Texte » est stérile. Notre dernière séance s’est achevée sur une citation du chapitre 30 du Deutéronome, que la Guémara avait scindée en deux parties pour en renouveler l’exégèse. « Mais si ton cœur fait volte-face et que tu n’entendes pas… ». Or il y a dans ce verset un mot que je n’ai pas commenté, tant il allait de soi après ce que j’avais exprimé du swing et du désir du Texte, c’est le mot « cœur », lev en hébreu. Le cœur est en effet dans le judaïsme le siège de l’intelligence, pour des raisons mystiques liées à l’organisation du monde divin. Charles Mopsick, dans son édition du Zohar1, cite Moïse de Léon et explique que « le cœur humain, qui est le centre des fonctions organiques, est l’image du ‘‘cœur’’ du monde divin, la séphira Malkhout (Royauté), vers laquelle convergent toutes les séphiroth. »
À l’appui de cette idée, le Zohar cite un verset des Psaumes :
« Rabbi Juda rapporta un verset : « Crée pour moi, Dieu, un cœur pur (lev tahor), renouvelle en mon sein un esprit exact (rouah’ nakhon <Nakhon ne veut pas dire « exact » mais vient de khoun, « préparé ».>)» (Psaumes 51:12). »
Quant à l’expression rendue par « en mon sein », beqirbi, elle est construite avec le mot qérèv, dérivé de qarav (« approcher »), qui désigne la part la plus intérieure (d’un lieu, d’un corps etc.). Venir au Talmud en vue du Nobel, c’est précisément manquer cette intériorité, qui seule renouvelle la pensée. C’est ainsi que le Zohar2 fait la différence entre étudier la Torah pour elle-même, « pour son nom » dit le texte, et l’étudier en vue d’en tirer un bénéfice quelconque.
« Ainsi Rabbi Hiya, venu de là-bas <de la Babylonie> et monté au pays d'Israël, se mit à étudier la Torah jusqu'à ce que son visage resplendisse comme le soleil. Quand tous ceux qui étudiaient la Torah se tenaient devant lui, il disait : celui-ci s'est adonné à la Torah pour son nom, celui-là ne s'y est pas adonné pour son nom ; il priait pour celui qui l'avait étudiée pour son nom, en sorte qu'il en soit toujours ainsi et qu'il obtienne le monde à venir, et il priait pour celui qui ne l'avait pas étudié pour son nom afin qu'il en vienne à l'étudier pour son nom et qu'il obtienne la vie éternelle. »
Venons-en à la notion de « Globe » qui, avec la Gestion et le Génocide, constitue le thème de ce séminaire.
Le mot « globe » est assez tardif. Selon le Bloch & Von Warburg3, il apparaît au XIVè s., est usuel au XVIIè s. où il a déjà les acceptions principales d’un « corps sphérique, ou sphéroïdal ».
À la différence de la sphère ou de la boule, qui s’accompagnent d’une exacte définition géométrique4, le globe est une approximation, usitée en géographie, en astronomie et en anatomie (« globe utérin »).
« Global » quant à lui est attesté pour la première fois en 1840, soit en pleine révolution industrielle, ce qui n’est sans doute pas un hasard.
Selon le Gaffiot, globus désigne unemasse, un amas, un amoncellement. Tacite parle de globus nubium, « amas de nuages ». C’est aussi, on s’en souvient, l’une des acceptions de la Gestion, déployée à partir de la racine gerere, qui désigne la « masse », le « tas ». Congerere, c’est « entasser », d’où les congères, les amas de neige portée par le vent.
L’étymologie de globus est différente de celle d’orbis, qui a aussi pour significations dérivées « la terre » (chez Ovide) et le monde. Car Orbis désigne, par opposition à la rotondité de globus, un cercle ou un disque plat ou creux (selon le Dictionnaire étymologiqe de la langue latine de Ernout et Meillet). Orbis désigne la courbure, un mouvement circulaire, et bien entendu la révolution d’un astre. Et, comme si orbis assumait la perte de matière à quoi le conduit le creux de son acception initiale, c’est un terme spontanément métaphorique, qui peut désigner le cours circulaire d’événements, le tour d’une discussion (chez Cicéron) ; per omnes in orbem imperium ibat, chez Tite-Live, signifie « l’autorité se transmettait à tous en faisant le tour »… Orbis suggère le creux, globus le dense, la foule, et le peloton en langage militaire.
La distinction est subtile, mais elle a son importance.
Ce qu’il importe de comprendre, pour commencer, c’est que le globe, contrairement au cercle, est une vague vue de l’esprit. Le cercle est une notion bien définie, il désigne une forme précise, calculable et manipulable par et pour le calcul, tandis que le globe est une pure évaluation. Or, comme si l’idée de globe souffrait de son approximation initiale, elle ne peut s’appliquer à la « Terre » qu’en faisant abstraction de son abstraction même. Concevoir « la Terre » comme « globe » (je dis « la Terre » par commodité, pour employer une expression triviale, qui elle-même est déjà la conséquence d’une façon globale d’envisager le monde), au sens d’une sphère artificielle sur laquelle le regard se pose en surplomb et que l’on manipule à son gré en la faisant tourner sur son axe, c’est s’engager à maintenir l’intégrale intégrité du monde que l’on conçoit ainsi, ce à quoi on ne peut parvenir qu’en faisant abstraction de tout ce qui risquerait de récuser cette intégrité.
Et les exemples de ce qui récuse cette intégrité abondent. Ainsi l’énonciation de Wittgenstein, dans le Tractatus logico-philosophicus, selon qui « le monde se dissout en faits ». Le monde wittgensteinien est incompatible avec une conception du monde comme « globe ».
Le ‘olam juif, pour toutes les raisons que nous avons commencé de voir la dernière fois, est lui aussi incompatible avec une conception du monde comme « globe ».
Dans Le Totémisme aujourd’hui, Claude Lévi-Strauss évoque la conception que les Sioux Dakotas se font du monde, à travers celle qu’ils se font du temps, que Lévi-Strauss rapproche de la philosophie de Bergson. Il cite Durkheim qui cite un missionnaire chez les Dakotas, Dorsey, lequel rapporte les propos d’un sage dakota :
« Chaque chose, en se mouvant, à un moment ou à un autre, ici et là, marque un temps d'arrêt. L'oiseau qui vole s'arrête en un lieu pour faire son nid, en un autre pour se reposer. L'homme en marche s'arrête quand il veut. Ainsi, le dieu s'est arrêté <traduction problématique par « dieu » de wakanda, qui signifierait : « l'omniprésence invisible des forces de la vie »…>. Le soleil si brillant et magnifique, est un lieu où il s'est arrêté. La lune, les étoiles, les vents, c'est là où il fut. Les arbres, les animaux, sont tous ses points d'arrêt, et l'Indien pense à ces lieux et y dirige ses prières, pour qu'elles atteignent l'emplacement où le dieu s'est arrêté, et obtenir aide et bénédiction. »
À vrai dire, la conception du monde comme « globe » n’est envisagée que par une partie très réduite des habitants du monde.
Et il semblerait bien en effet que la conception qu’on se fait du monde dépende assez directement de celle qu’on se fait du temps. Y compris lorsqu’on ignore la notion de temps, comme chez les Indiens Hopi. C’est ce que démontre à merveille les études linguistiques consacrées aux Hopis de l’anthropologue Benjamin Lee Whorf (1897-1941). Il est très important de s’intéresser aux pensées et spiritualités non métaphysiques, pour comprendre à quel point le monde globalisé – le monde qui s’exhibe dans le hall d’accueil d’un grand aéroport international, par exemple – n’a rien de naturel ni de subtil, c’est une invention de brutes épaisses, le fruit d’une conception atrophiée du temps, laquelle est elle-même dépendante d’une forme atrophiée de langage, ce que Whorf nomme le Standard Average European :
« Nous concevons notre temps objectivé comme s'étendant aussi bien dans le futur que dans le passé, et nous coulons pareillement dans le même moule nos évaluations du futur et nos souvenirs du passé, en établissant des programmes, des prévisions et des budgets. L'identité de forme des unités (conforme au système de mesure des quantités spatiales) au moyen desquelles nous mesurons et concevons le temps nous amène à considérer ‘‘l'élément sans forme’’, ou ‘‘substance’’, du temps comme étant homogène et en raison directe du nombre d'unités. Aussi attribuons-nous à toutes les prestations des valeurs calculées en unités de temps, ce qui permet l'édification d'une structure commerciale temporelle : salaire horaire (le travail horaire remplace de plus en plus le travail à la pièce), rente, crédit, intérêt, frais d'amortissement, et primes d'assurance. Il ne fait pas de doute que ce vaste système, une fois édifié, continuera de fonctionner quel que soit le traitement linguistique dont le concept de temps sera l'objet. Mais le fait qu'il ait été élaboré pour atteindre l'ampleur et la forme particulière qu'il a dans le monde occidental est incontestablement en accord avec les structures des langues appartenant au groupe S.A.E. (Standard Average European) »5
(À suivre)
Zohar III, p. 248.
Ibid. p. 217-218
Dictionnaire étymologique de la langue française.
« La sphère de centre O et de rayon R est l'ensemble des points de l'espace dont la distance à O est égale à R. » « La boule de centre O et de rayon R est l'ensemble des points de l'espace dont la distance à O est inférieure ou égale à R. (C'est la sphère et son intérieur). »
Linguistique et anthropologie, p. 108-109