Gober le Globe : les Romains, les Bretons, Heidegger et les Invisibles (2)
La Gestion Génocidaire du Globe, 3ème séance, 10 mai 2020
Le monde comme globe est une idée, et comme toute idée, elle a son propre arrière-monde. Elle n’est pas le fruit d’une expérience humaine. Aucun être humain, fût-il l’astronaute le plus haut perché, n’a jamais fait l’expérience de la Terre comme globe. Le globe-trotter lui-même ne fait pas l’expérience de la la Terre comme globe. Les occupants de la Station Spatiale Internationale ne la connaissent pas davantage comme globe, malgré leur célérité à en faire le tour puisqu’elle ne met que 90 minutes à graviter autour de la Terre. On peut d’ailleurs suivre tout cela en direct sur internet, de sorte que le global surveille le global ad infinitum !
Mais le globe n’est pas seulement une approximation. C’est une idée partielle, comme toute idée, qui conteste sa propre partialité. Il demeure en effet toujours une partie occultée, un hors-champ de la globalisation qui de surcroît n’est jamais identique à lui-même, et qui lézarde l’expérience globale en rendant impossible un savoir panoptique de ce que l’astronaute ou le cosmonaute, par exemple, a sous les yeux.
Pour maintenir mentalement la globalité du monde, il est nécessaire de nier ce hors-champ, de récuser ce qui contredit cette globalité, et de n’en tolérer aucune exception. Globaliser, concevoir globalement, cela n’est possible qu’en désavouant toute diversité qui menacerait de réfuter cette globalisation en lui échappant...
C’est la raison par exemple pour laquelle la Chine contemporaine, obsédée de surveillance, de contrôle et d’expansion commerciale, a envoyé en janvier 2019 une fusée se poser sur la « face cachée » de la lune. On imagine bien que la « lune » ainsi traquée n’est pas la « lune » chinoise traditionnelle, laquelle est prise dans un magnifique réseau de correspondances symboliques, spirituelles, sensorielles, corporelles, poétique1, mythologique (elle est le lieu du lièvre qui y réside en maître et y pile la drogue d’immortalité), associée au Yin et au diagramme T’ai ki, lequel, explique Marcel Granet dans La Pensée chinoise, est « considéré sous les Song comme un emblème des phases de la lune ».
Qu’on parle de « face cachée » de la lune en dit long sur le peu de tolérance de la visée globalisatrice envers tout ce qui lui échappe. Il est également probable que ce qu’on appelle la « conquête spatiale », fantasmée depuis bien avant qu’elle ne soit réalisable, est née de la vanité du technolâtre occidental qui n’a plus supporté de devoir lever la tête vers le ciel pour y contempler la merveille absolue des astres. Que deux superpuissances aussi différentes de culture et même de civilisation que la Russie et les USA se soient livrées à une rivalité acharnée en ce domaine après-guerre est la preuve .
Ainsi le « globe » n’a pas été inventé et conçu parce que la science avait découvert que la Terre était ronde – d’ailleurs elle ne l’est pas davantage qu’elle n’est plate ! –, mais parce que l’esprit humain désirait s’emparer de sa globalité – comme la Chine aujourd’hui rêve de s’emparer de celle de la lune.
C’est ici que la formule nazie (citée par Pascal David dans sa traduction des Cahiers noirs) prend tout son sens : « Wissen ist Macht – Geographisches Wissens ist Weltmacht »2
Et ce n’est sans doute pas un hasard si c’est chez Cicéron, contemporain des conquérants Pompée et César, qu’apparaît, dans les Tusculanes, l’expression « globe terrestre », globus terrae.
Durant l’hiver 1942-1943, à Fribourg-en-Brisgau, Heidegger consacre un cours prodigieux à Parménide, méditation sur la métamorphose du statut de l’alèthéia (le non-voilement, le décèlement, le hors-retrait) et de sa contre-essence la lèthé (le retrait ou le cèlement), depuis la Déesse de la Vérité (alèthéia) chez Parménide jusqu’au mythe de la Plaine de l’Oubli (lèthé), soit le mythe d’Er le Pamphylien à la fin de la République de Platon, en passant par Homère, Hésiode, Descartes, Nietzsche, Kant, Spengler, Fichte, Hegel, Pindare, Sophocle, Hölderlin et Rilke…
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