REMERCIER ÉRIC DUPONT DE SON ACCUEIL
La précédente séance, celle d’aujourd’hui et la prochaine, forment une longue digression à partir du Parménide, pour en arriver à comprendre comment Heidegger a pu en arriver à penser et écrire, dans les Cahiers noirs d’après-guerre, deux paragraphes aberrants dont l’idée centrale est que les Juifs se sont auto-annihilés1 pendant la guerre.
Lorsqu’on aura examiné cela, je reprendrai le cours de mon explication du titre de ce Séminaire, en passant, après la Gestion et le Globe, à la notion de « génocide », en commençant peut-être par l’extermination des animaux, puis en essayant de comprendre ce que nous enseignent à partir de la Terreur de 1793 en France les génocides historiques (en commençant par examiner si l’on peut qualifier la Terreur de premier génocide des Temps modernes).
Puis, une fois ces séances d’introduction du Séminaire achevées, je reviendrai à la question de l’animosité qui répand indiscutablement son ravage aujourd’hui sur le monde, en tâchant d’en trouver la source métaphysique, chez Platon, Aristote, saint Paul, Spinoza et quelques autres…
Revenons donc aujourd’hui aux pages du Parménide2 consacrées au mot falsch.
« Un ‘‘mot d’origine non allemande’’ <ein undeutsches Wort> – celui dont le regard n’est pas trop lâche <nicht zu feige > s’effrayera de cette constatation <wird bei dieser Feststellung erschrecken> et ne se débarrassera plus de cet effroi <und diesen Schrecken nie mehr « los » werden>. »
Que veut dire ici Heidegger ?
Est-ce que ce ne serait pas que le « génie » de la langue allemande, ce Sprachgeist métaphysico-philosophique bien conservé qu’elle partage, selon lui, avec le sanskrit et le grec, se révèle en quelque sorte frelaté par la non germanité initiale du mot « faux » – cela au point que la fausseté aurait irradié l’Allemagne de son temps, substituant aux penseurs et aux poètes le blé et le pétrole, selon la formule du Ministère de la Propagande qu’il cite avec une amère ironie plus loin dans le Parménide3 ?
C’est ainsi selon moi qu’on peut le mieux comprendre ces pages sur lesquelles je me penche depuis déjà deux séances, consacrées à l’imperium romain et, on va le voir en détail aujourd’hui, à l’imperium chrétien.
Lorsque j’évoque « l’Allemagne de son temps », il ne s’agit pas de l’Allemagne « historique » des années 30 et 40, dont les gobe-mouches imaginent qu’elle a sombré avec Hitler dans son bunker en 1945 ! L’Allemagne de son temps, ce n’est déjà plus « son » Allemagne – celle qu’il fantasmait encore au printemps 1932 lorsqu’il notait dans son cahier noir : « Une grande foi traverse le jeune pays. »4, ou lorsque, au début du rectorat (en 1933) il s’enthousiasmait pour Hitler chez qui il hallucinait une complicité historiale avec sa propre pensée :
« Le grand enseignement, qui a de quoi réjouir pleinement : le Führer a éveillé une nouvelle réalité, laquelle donne à notre pensée la droite voie <die rechte Bahn : on est loin des Holzwege !> et le pouvoir d’impact. »
Ce à quoi il ajoutait aussitôt, exultant : « L’existence littéraire est à sa fin. <Die literarische Existenz ist zu Ende.> »5
Je vais y revenir.
Après le désenchantement du rectorat, dès 1934, littéralement dessillé par une phrase de Nietzsche6, une tout autre Allemagne se révèle à lui, où, comme dans un conte des frères Grimm, la patrie des Poètes et des Penseurs est métamorphosée, verzauberungisée (ensorcelée) en un spectacle de foire et d’enfer !
« Or qu’avons-nous devant les yeux ? Un chaudron de sorcières (Hexenkessel) en pleine ébullition – si tant est que ce n’en est encore qu’à bouillir – christianisme, christianisme "positif", chrétiens allemands, "front" de l’Église confessante, vision du monde politisée, paganisme revivifié, désorientation, idolâtrie de la technique, culte sacrilège de la race, adulation de Wagner, etc. etc. »7
L’élément crucial de ce chaudron de sorcières (qui date donc de 1934), c’est évidemment die Abgöterrei der Technik, qui indique que malgré tant d’apparents particularismes historico-géo-politico-culturels, cette Allemagne-là, au même titre que toutes les autres nations qui entreront bientôt en guerre avec ou contre elle, participe déjà de la Gestion Génocidaire du Globe, dont n’est qu’un aspect la guerre mondiale en cours au moment où il médite sur Parménide et l’imperium (1942-1943).
Que Heidegger mêle dans le même chaudron Abgöterrei et christianisme n’est pas innocent.
Der Ab-gott est le « faux dieu », autrement dit l’idole. Heidegger analyse la préposition Ab dans le Parménide lorsqu’il se livre à l’analyse du Ab-weg, la « fausse route ». Mais le Ab-gott est aussi le divin déchu, puisque l’adverbe ab désigne d’abord ce qui, de dessus, se retrouve dessous, comme dans l’expression « Kopf ab ! », « Qu’on lui coupe <abattez-lui> la tête ! ».
Et ailleurs, il qualifie carrément le dieu chrétien de faux dieu et d’idole ein Götze :
« Pourquoi n’y a-t-il pas de ‘‘Dieu’’ correspondant aux critères chrétiens? Il se serait depuis longtemps manifesté contre cette monumentale idolâtrie <Götzendienerei>. Mais comme cette dernière en est au point de calculer bientôt comment elle va encore dépasser ses propres limites et comment elle déborde en criant sa propre démesure – et que pendant ce temps le Dieu chrétien continue de faire ses affaires –, il s’ensuit qu’il n’existe pas et que seule une idole exploite le marché. »8
Tout cela n’est pas innocent. Pourquoi ? Premièrement, au sens où lorsque, dans ces mêmes pages du Parménide, il évoque le Christ ou le Dieu juif, et qu’il les compare aux dieux grecs, il ne fait nul doute pour Heidegger qu’il y a là un abîme et une déchéance ; mais surtout parce que, dès après le rectorat apparaît dans sa pensée la question du « Letzte Gott », le « dernier dieu », dont il précise dans les Beiträge qu’il sera « tout autre que le chrétien ».
Ainsi, juste après cette note colérique de 1934 sur l’Allemagne comme « chaudron de sorcières » (§176 du Cahier noir Réflexions IV), où l’on ne peut- manquer de constater que Heidegger en a particulièrement après le christianisme, il note :
« Les nouveaux Dieux viennent-ils à notre rencontre ?
Ou bien marchons-nous à l’abîme ?
Ou bien encore l’autre commencement est-il l’amorce du temps pour le Dieu à l’extrême (traduction Fédier) <die Zeit des letzten Gottes> ? »9
(À suivre)
Schwartzte Hefte, Anmerkungen I <« Remarques »>, § 29 et 30
P. 68 à 84 de l’édition française.
« Ces jours-ci, le Ministère de la propagande proclamait hautement que les Allemands désormais n'avaient plus besoin de ‘‘penseurs et de poètes’’, mais de ‘‘blé et de pétrole’’.»
Réflexions II, §72, p.42.
Réflexions III, §10, p. 111 de l’édition allemande. « Le grand enseignement, qui a de quoi réjouir pleinement : le Führer a éveillé une nouvelle réalité, laquelle donne à notre pensée la droite voix et le pouvoir d’impact. Sinon elle serait restée (toute profonde et solide qu’elle puisse être par ailleurs) perdue en elle-même et n’aurait trouvé que difficilement une manière de réalisation. L’existence littéraire est terminée <Die literarische Existenz ist zu Ende>.»
« Nietzsche donne une fois des Allemands - à la fin de son cheminement - dans Ecce homo - une ‘‘définition’’ à faire peur. Que veut dire ‘‘allemand’’: ‘‘on ne veut pas être clair à propos de soi.’’» Réflexions IV, §176, P. 69.
Cahiers noirs, « Réflexions IV », p. 267-268
Réflexions VI, §60, p.459
Réflexions IV § 179, p.268.