Traduction de Gérard Guest :
Anmerkungen I, pp. 29/30 :
« L’aître à l’état pur du monde grec, c.-à-d. l’étant au milieu duquel les Grecs, tout en en étant, ont été étrangers — cet étant, et eux-mêmes, et le rapport de l’Être à ces derniers —, le montrer et l’éprouver en son aîtrée simple, à partir de l’alètheia. Le mythos & logos — chacun de ces deux mots et figures pris strictement, mais non pas de manière forcée ni schématiquement pédante —, en faire l’épreuve à partir de l’alètheia.
Il nous faut chaque jour à neuf laisser reposer le regard dans l’Indestructible. C’est de ce repos que surgit tout mouvement.
L’Anti-Christ doit comme tout anti- être issu du même fond d’aître que ce à l'encontre de quoi il est anti- ; donc aussi < du même fond d’aître > que “le Christ“. Lequel est bien issu de la Judéité < aus der Judenschaft >. Celle-ci, dans tout l’espace-de-temps de l’Occident chrétien, c.-à-d. de la métaphysique, est le principe de destruction < das Prinzip der Zerstörung >. Ce qu’il y a de destructeur dans le retournement de la métaphysique en son plein accomplissement, c.-à-d. dans le retournement de la métaphysique de Hegel par Marx. L’esprit et la culture y deviennent la superstructure de la “vie“ — c.-à-d. de l’Économie < du Commerce (Wirtschaft) >, c.-à-d. de l’Organisation — c.-à-d. du Biologique — c.-à-d. du “Peuple“.
C’est seulement quand Ce-qui-est-“Juif“ quant-à-l’aître < das wesenhaft “Jüdische“ >, au sens métaphysique < du terme >, en vient à combattre ce-qui-est-juif < gegen das Jüdische kämpft >, qu’est atteint le plus haut point de l’auto-anéantissement dans l’histoire ; une fois posé < du moins > que l'élément “Juif“ < das “Jüdische“ > a partout complètement accaparé la maîtrise <die Herrschaft>, de telle sorte que le combat contre “ce qui est juif“ < die Bekämpfung “des Jüdischen“ >, et cela avant tout autre chose, revient aussi à ce qui est de sa compétence.
C’est à partir d’ici qu’il faut prendre mesure de ce que signifie, pour le penser qui pense en direction de l’aître inaugural de l’histoire de l’Occident tel qu’il y demeure en retrait, l’y-penser-en-mémoire < Andenken > au premier commencement qui prend dans le monde grec, lequel est resté en dehors du monde juif, c.-à-d. aussi du monde chrétien.
L’assombrissement d’un monde n’atteint jamais la paisible lumière de l’Être. »<Traduction P. David> 1
J’ai énoncé la dernière fois en conclusion deux énigmes, auxquelles je vais tâcher de répondre aujourd’hui.
La première consiste à comprendre comment Heidegger, sans être, ou du moins sans s’imaginer personnellement antisémite – l’idée lui semblait probablement aussi répugnante et déshonorante qu’à Nietzsche – a pu ici et là user de formules avariées par la rhétorique nazie triomphante et partagée en grande partie par toute l’Europe et ailleurs.
Comme l’écrivit son fils Hermann Heidegger en 2016, en postface de l’essai Martin Heidegger La vérité sur ses Carnets noirs2 :
« Les Carnets noirs contiennent des critiques sévères à l’égard de l’américanisme et du bolchevisme, du christianisme et de l’Église catholique. Ils visent également les Anglais, la technique, la science, l’Université et le national-socialisme, qu’Heidegger avait approuvé dans un premier temps. Par contraste, les rares et brèves observations sur le judaïsme ne jouent qu’un rôle secondaire. Martin Heidegger lui-même n’y attribuait aucune importance <je souligne>. »
La deuxième énigme, consiste à comprendre par quel biais Heidegger associe la Machenschaft et la Judentum, c’est-à-dire le règne sans partage de l’Étant et le Judaïsme. Rien ne justifie cette association d’un point de vue de la pensée. Imaginer que les Juifs n’ont par essence aucun accès à l’Être a beau se présenter sous un vernis incontestablement antisémite, aucun antisémite au monde ne serait capable de l’expliciter. Heidegger lui-même ne l’explique pas, il se contente d’assimiler ce qu’il nomme « judaïsme mondial » à tout ce qui relève de l’Étant et favorise l’Étant. Il a bien fallu pourtant que quelque chose d’autre que le banal antisémitisme s’impose à Heidegger pour qu’il décide de se convaincre que le Judaïsme n’a pas d’accès à l’Être, « n’ose pas l’estre <es das Seyn nicht wagt> mais ne compte qu’avec l’étant <nur mit dem Seienden rechnet> et pose ses computations comme le réel », écrit-il dans les Carnets noirs3.
Je repose ainsi la question qui clôturait la dernière séance : Quelle est, dans sa propre pensée, la charnière qui lui fait conjoindre les Juifs et l’Étant aussi inséparablement que, selon lui, l’Être l’est des Grecs et des Allemands idéaux conformément au génie de leur langue, ainsi qu’il l’exprime dans Introduction à la Métaphysique (1935) :
« C'est parce que la destinée de la langue repose sur une relation toujours nouvelle d'un peuple à l'Être, que la question vers l'Être va s'imbriquer pour nous de la façon la plus intime dans la question sur la langue. »4
Et quelques pages plus loin :
« Cette langue <la langue grecque> est, avec l'allemand, au point de vue des possibilités du penser, à la fois la plus puissante de toutes et celle qui est le plus la langue de l'esprit. »5
Commençons par répondre à la première question :
Le mot Jude et tous ses dérivés Judentum, Judenschaft, etc. et toutes les notions qui y sont associées (hebraïsch, christlich-biblische, Alte Testament, der alttestamentliche Gott <«le dieu vétéro-testamentaire »> …) sont des mots pour Heidegger dénués de substance, dévitalisés, à la lettre déracinés de leur source vive. Cela n’est pas le fait de Heidegger. Cela a eu lieu dès la diffusion du Nouveau Testament, autant dire depuis des millénaires, bien avant que Heidegger n’en ait personnellement connaissance et ne les emploient.
Ainsi la notion chrétienne de « judéo-christianisme » – qu’utilise Heidegger comme un objet à portée de main sans jamais la remettre en question –, est une notion qui ne va de soi que pour un chrétien ; elle considère le christianisme comme issu du judaïsme, lui succédant et, conformément à la théologie du verus israel, s’y substituant. C’est une expression par définition historiographique au sens précisément où Heidegger fustige l’historicisme lorsqu’il écrit dans le Schelling6 :
« L’historicisme présentifie le passé et explique celui-ci à partir de ce qui l'a précédé dans un passé plus lointain. Il se réfugie dans le passé pour y chercher un point d'appui, et il compte y ménager des issues pour échapper au présent. Pour lui, tout est affaire de ‘‘restauration’’ ou encore d'‘‘eschatologie’’. »
On a là un cercle vicieux intellectuel – exactement comme lorsque dans les Carnets noirs, analysant l’importance de la sociologie dans la société nazifiée – sociologie dont le « populisme » n’est qu’un « avatar » énonce Heidegger –, il pose abruptement une question purement… sociologique ! « Pourquoi la sociologie a été pratiquée avec prédilection par des Juifs et des catholiques ? »7
Et quant à la notion de « judéo-christianisme », concernant Heidegger elle brouille toutes les cartes, au sens où la situation des mots « juifs » – c’est-à-dire les mots dévitalisés avant d’être associés dans la langue d’une manière ou d’une autre au judaïsme –, n’a rien de comparable avec le vocabulaire, les notions et les concepts onto-théologiques issus du catholicisme et du christianisme. Il pratique ces derniers dans leur langue originale (le grec pour le Nouveau Testament, le latin de l’Église et de la Théologie, l’allemand de Luther pour la traduction de la Bible et de l’Évangile). Le monde chrétien est son monde d’origine, l’univers familial, culturel, théologique et spirituel d’où il provient. Tandis que le monde juif ne s’ancre à rien en lui et pour lui – d’où l’accusation absurde – et à nouveau circulairement vicieuse – « d’absence d’ancrage » (bodenlosigkeit) du judaïsme.
Ainsi, lorsque Heideger emploie le mot « juif », celui-ci est, pour reprendre ses propres termes, un leeres Wort, un « mot vide », une verschwebender Dust, une « vapeur inconsistante », avec lequel il entretient un « non-rapport », unverhältnis, et un « mauvais rapport », Mißverhältnis, qui lui fait se comporter vis-à-vis de la langue exactement comme il le reproche à ses contemporains dans Introduction à la Métaphysique :
« Ce fait particulier, que l'Être n'est plus pour nous, qu'un mot vide et une vapeur inconsistante, on voudrait le considérer comme un aspect du fait, plus général, que beaucoup de mots, et justement les mots essentiels, sont dans le même cas, et bref que la langue est usée et dilapidée, qu'elle est un moyen de s'entendre indispensable, mais sans direction, et donc utilisable arbitrairement (je souligne), un moyen aussi indifférent qu'un moyen de transport en commun, tel qu'un tramway, où n'importe qui monte et descend. N'importe qui, en effet, parle et écrit de-ci de-là dans la langue, sans empêchement, et avant tout sans danger. Ceci est exact, bien sûr. Aussi bien, seul un petit nombre est-il en mesure de penser dans toute sa portée ce mauvais rapport, ce non-rapport, du Dasein actuel au langage. »8
Et qu’il soit lui, Heidegger, dans un si mauvais rapport au mot « juif », cela est dû à ce que sa langue, la « langue de l’esprit », le gréco-allemand dont il fait l’éloge pour sa puissance de penser, ne lui offre aucun accès au monde juif, lequel a « sa demeure à part » :
« Si, dans ce cours, nous ne cessons de revenir à la conception de l'Être des Grecs, c'est que, quoique tout à fait affadie et méconnue quant à son origine, elle est encore aujourd'hui celle qui règne en Occident, et cela non seulement dans les doctrines philosophiques, mais bien dans la vie quotidienne la plus banale... »9
Le meilleur exemple se trouve à nouveau dans Introduction à la Métaphysique10, où Heidegger examine le mot logos, dont il fait un pivot commun au « judaïsme » et au catholicisme :
« Dans le Nouveau Testament, Logos signifie incontestablement non pas comme chez Héraclite l'être de l'étant, la récollection des forces antagonistes, mais bien un étant particulier : le Fils de Dieu. Et celui-ci dans sa fonction de médiateur entre Dieu et les hommes. Cette représentation néotestamentaire du Logos est celle de la philosophie religieuse juive que Philon a élaborée <je souligne : toute la méconnaissance du judaïsme par Heidegger se condense et se concentre ici > ; en effet, dans sa doctrine de la Création, ce qui est attribué au Logos, c'est le caractère de mesitès, de médiateur. À quel titre celui-ci est-il logos ? Parce que logos, dans la traduction grecque de l'Ancien Testament (les Septante), est le nom donné à la parole; et ‘‘parole’’ est prise ici dans la signification bien déterminée d'ordre, de commandement; oï déka logoï, ce sont les dix commandements de Dieu (le Décalogue). Ainsi logos signifie: kèrux, angelos, le héros, le messager, qui transmet les commandements et les ordres; logos tou staurou, c'est la parole venant de la Croix. L'Évangile de la Croix est le Christ lui-même; il est le Logos de la Rédemption, de la vie éternelle, logos zôès. Un monde sépare tout cela d'Héraclite. »
Comme je l’ai déjà dit ailleurs, mille mondes sépare tout cela de la pensée juive.
Si vous avez la curiosité de vous renseigner sur Philon d’Alexandrie (-20 à 54), à qui se résume la maigre connaissance (la maigre mé-connaissance !) par Heidegger du Judaïsme, si vous lisez la notice qui lui est consacrée dans le Dictionnaire encylopédique du Judaïsme (que je vous conseillais de lire intégralement la dernière fois pour vous faire une idée plus claire de l’univers juif), vous constaterez que « son œuvre, rédigée en excellent grec, témoigne d’une vaste érudition littéraire et philosophique classique et contemporaine, ainsi que d’une grande familiarité avec la rhétorique et les sciences en général. On peut en conclure qu’il bénéficia de l’enseignement des écoles grecques et s’interroger sur l’origine de ses connaissances juives, l’existence d’aucune école juive en diaspora n’étant attestée au cours de cette période. Si sa connaissance de l’hébreu demeure hypothétique <je souligne>, il paraît néanmoins clair qu’il grandit dans un milieu familial empreint des traditions juives. Sa connaissance du Pentateuque pourrait provenir de la Septante et de sa participation aux offices synagogaux, où l’homélie exégétique était importante. On sait qu’il prit part, ne serait-ce qu’une fois, à un pèlerinage à Jérusalem où il aurait pu acquérir quelques informations concernant le culte du Temple.
Les œuvres de Philon ont été préservées par l’Église catholique dans leur grec original, bien qu’elles soient citées sous leur appellation latine. /…/ »
Il semble évident – et consternant – que tout ce que Heidegger attribue au Judaïsme et même aux Juifs, il le tient de sa lecture de Philon, dont « l’exégèse des premiers versets de la Genèse s’appuie sur la théorie grecque des essences et des substances premières <je souligne>. »
Ainsi du rapprochement entre judaïsme (judéo-christianisme pour Heidegger) et platonisme (aidé en cela par Nietzsche qui le premier associe platonisme et christianisme, puis accuse Platon d’être « contaminé de bigoterie juive »11), qu’il ne peut fonder que sur Philon, dont les « nombreuses citations des philosophes grecs attestent ses vastes connaissances du domaine classique (grammaire, rhétorique, dialectique, physique, géométrie, etc.). Faisant grand usage de l’arithmétique symbolique <peut-être de là vient aussi l’idée d’une « habileté bien endurcie à calculer » chez les Juifs selon Heidegger, qu’il souligne juste après l’allusion au Gigantesque!>, inspirée des pythagoriciens, Philon sait allier le platonisme au stoïcisme, sans rejeter pour autant l’aristotélisme ni les autres écoles de pensée. »
Et voilà maintenant, toujours dans la notule du Dictionnaire encyclopédique du Judaïsme, l’évocation de la thématique du Logos chez Philon, que Heidegger n’a fait que reprendre quasiment mot à mot pour définir le Dieu juif et son Décalogue, y ajoutant simplement de son cru une association coessentielle entre le Dieu juif et… le Christ, lesquels fusionnent dans le mot logos !
« /Selon Philon,/ si Dieu est une entité absolument transcendante, dont la compréhension surpasse les facultés humaines, l’homme doit néanmoins aspirer à sa connaissance. Parole de Dieu, signe de la sagesse, le logos, bien que non identique à Dieu, n’en est pas séparé. S’il est ce au moyen duquel le monde a été créé, il est aussi une médiation entre Dieu et l’homme. Le logos, chez Philon, est une notion centrale, complexe, qui allie la notion juive de parole divine, incluant sagesse et loi, aux concepts grecs issus du platonisme et du stoïcisme. /…/ Interprète de la Bible, Philon rend compte du climat intellectuel régnant parmi les Juifs d’Alexandrie, caractérisé par une vision du monde imprégnée de pensée grecque mais qui ne renie pas pour autant le judaïsme. »
L’idéal serait maintenant d’ouvrir une longue parenthèse d’au moins quatre heures pour expliquer ce qu’il en est des relations de la pensée juive avec la pensée grecque.
Il y a à ce propos un apologue très drôle et très subtil dans le traité Bekhoroth, page 8b et 9a, où, à la suite d’un pari avec l’empereur Hadrien, Rabbi Yehoshoua Ben H’anania (mort en 131 de l’ère chrétienne ) va se confronter à Athènes aux Sages de l’École d’Athènes afin de démontrer à César (Hadrien) que les sages juifs sont plus sages que les sages grecs. C’est un passage étonnant où la la pensée juive et la « philosophie » (représentée symboliquement, sur un mode talmudique) se confrontent concrètement dans le Talmud, une longue aggadah dialoguée aussi drôle que profonde, où l’engendrement, le meurtre, le questionnement, le savoir, la terre natale et la domination impériale sont en cause.
Ces merveilleuses pages du Talmud confrontent par toute une série d’allusions paraboliques deux manières radicalement divergentes d’être dans le monde, de se rapporter à la nature, aux animaux, aux objets, au commerce, au savoir, et où les Sages d’Athènes sont spontanément représentés comme des meurtriers – ils trucident quiconque entre ou sort de leur académie ésotérique, et punissent aussi en les tuant les gardes qui les auraient laissés entrer.
Par toute une série de ruses dignes d’Ulysse, Rabbi Yehoushouah parvient à y pénétrer:
« Que fais-tu là ? lui demandèrent-ils.
– Je suis un sage juif et je suis venu pour apprendre votre sagesse.
– Dans ce cas nous allons te poser des questions.
- D’accord. Si vous triomphez de moi par vos arguments, faites ce que vous voulez de moi. Si c’est l’inverse, je vous invite à partager mon pain sur mon bateau. »12
Il s’agit d’une ruse pour les ramener à Hadrien qui a demandé à RYBH’ de les faire venir à Rome.
Après un long dialogue typique du pilpoul (où des questions répondent à des questions), la virtuosité questionnante du Juif finit par triompher des Grecs.
En une ultime ruse, il les kidnappent et les ramènent en bateau à l’Empereur, sans oublier d’emporter avec lui un peu de leur terre natale. À Rome, ils sont méconnaissables, abattus, et ne reprennent leur arrogance face à l’empereur que lorsque RYBH’ leur jette de leur terre natale sur le corps. Leur arrogance, qui est liée à leur pensée, ne supporte pas l’exil. Cette arrogance a évidemment son origine dans leur propre imperium, rival un temps de celui de Rome, car Yavan, la Grèce, est avec Edom, Rome, et Paras la Perse, un des empires traditionnels qui régentent le monde et s’entre-dévorent, Edom finissant par triompher de tous les autres.
À la fin, en une sorte de labeur à la Danaïde, les Philosophes meurent auto-annihilés par leur propre bêtise, s’exténuant pour remplir un fossé qui absorbe toute l’eau qu’ils y jettent :
« Ils continuaient leurs efforts, tant et si bien que leurs épaules se disloquèrent. Ils finirent par mourir d’épuisement. »
Telle est la version juive de l’auto-annihilation de la Philosophie grecque, ainsi que la rapporte le Talmud de Babylone.
Ce sera pour une autre fois…
Pour sa part Heidegger ne fait, concernant les Juifs, que s’embarquer dans le tramway antijudaïque qui remonte au moins à saint Jean, aux versets 43 et 44 du chapitre VIII, où leur satanisme est explicitement lié à un défaut idiomatique les vouant rédhibitoirement à la tromperie, ψεῦδος :
« Pourquoi ne comprenez-vous pas mon langage (λαλιὰ, en grec, qui désigne le dialecte, distinct de la « parole », rendue par λόγον au verset suivant) ? Parce que vous ne pouvez écouter ma parole (λόγον). Vous avez pour père le diable, et vous voulez accomplir les désirs de votre père. Il a été meurtrier dès le commencement (ἀρχῆς), et il ne se tient pas dans la vérité (ἀληθείᾳ), parce qu’il n’y a pas de vérité en lui. Lorsqu’il profère le mensonge (ὅταν λαλῇ τὸ ψεῦδος), il parle de son propre fonds; car il est menteur et le père du mensonge. »
« Ils ne reçoivent pas sa parole », commente saint Jérôme, parce qu’ils ne le peuvent pas. Ils ont fermé leurs oreilles à la Parole de Dieu. Celle-ci en retour les identifie comme le diable… »13 Il s’agit ainsi pour le saint traducteur de nouer la bonne entente d’un langage à celle de l’alèthéia, au double sens métaphysique d’adéquation et d’exactitude. Les propres déficiences linguistiques de Jérôme, qui s’initia longuement et péniblement à l’hébreu auprès de rabbins qu’il abhorrait, n’entrent à ses propres yeux nullement en considération.
« Il voit que l’hébreu qu’il veut saisir lui échappe à chaque instant », explique Fabre d’Olivet14; « que les Juifs qu’il consulte flottent dans la plus grande incertitude ; qu’ils ne s’accordent point sur le sens des mots, qu’ils n’ont aucun principe fixe, aucune grammaire ; que le seul lexique enfin dont il puisse se servir est cette même version hellénistique, qu’il a prétendu corriger. »
La provenance théologique de Heidegger est aussi celle de ce tramway-là, et lorsqu’il médite sur le pseudos, le Falsch et l’imperium dans le Parménide… – le Dieu juif « trahi » en Luther ne peut que spontanément s’y rapporter.
Le Dieu et le monde juifs sont pour lui, comme pour tout l’Occident, ce qu’il qualifie dans Introduction à la métaphysique de « petits sachets » dans lesquels « les choses seraient simplement enveloppées pour le trafic des paroles et des écrits » :
« Les mots et la langue ne sont pas de petits sachets dans lesquels les choses seraient simplement enveloppées pour le trafic des paroles et des écrits. C'est seulement dans le mot, dans la langue, que les choses deviennent et sont. C'est pourquoi aussi le mauvais usage de la langue dans le simple bavardage, dans les slogans de la phraséologie <je souligne>, nous fait perdre la relation authentique aux choses. »15
Heidegger en l’occurrence ne risquait nullement de perdre une « relation authentique » qu’il n’avait jamais eue avec les « paroles-choses » de l’olam juif.
Voilà pourquoi, spontanément, naturellement, sans être lui-même personnellement antisémite ni nazi, il a pu aussi aisément s’engouffrer dans le tramay antijudaïque et se mettre à employer, certes sporadiquement, à toutes les sauces le signifiant « juif ».
(À suivre)
Martin Heidegger La vérité sur ses Carnets noirs, p.345
P. 445
Réflexions VIII, p. 108
P. 62
P. 67
P. 290
Réflexions VIII, §39
P. 61-62
Introduction à la Métaphysique, p. 70
P. 142
La Volonté de puissance : « Platon, le grand pont qui mène à la corruption, le premier qui ait refusé d'intégrer la nature dans la morale, après avoir dévalorisé les dieux grecs grâce à sa notion du bien, après avoir été déjà contaminé de bigoterie juive (en Égypte?) »
Aggadoth du Talmud de Babylone, p.1296
Commentaire de saint Jérôme sur Jean 8, 44
Antoine Fabre d’Olivet, Dissertation introductive de la Langue hébraïque restituée.
Op. cit. p. 26