Jean Beaufret, lorsqu’il exprime la distance qui sépare Heidegger du judaïsme, permet au fond de comprendre (sans doute à son propre insu), la distance qui sépare en vérité Heidegger d’une connaissance de la Bible :
« Das Heilige tel que Heidegger l’entend (traduisons provisoirement par ‘‘le sacré’’) est aux antipodes de ce qu'Auguste Comte appelait ‘‘la jactance monothéique’’. Pour Heidegger, Dieu n'est pas du tout la ‘‘jactance monothéique’’. Il n'y a pas de place dans la pensée de Heidegger pour un Divin absolu et pour soi, un étant tout-puissant se constituant l'amont de tout, pas de place pour le monothéisme qui est une réduction numérique du divin. Du divin il n'y a que dans la relation avec Terre, Ciel et Mortels. On peut dire que la première phrase de la Genèse: ‘‘Au commencement Dieu créa le ciel et la terre’’, serait pour Heidegger le comble de l'impiété, une défiguration du divin... »1
J’ai déjà rapidement indiqué comme le berechit n’a rien d’une creatio, ni les devarim de « commandements », et on pourrait aussi bien s’attarder sur ce que Heidegger croit être la « prophétie » et montrer en quoi le prophète juif n’a rien de l’aruspice latin (pour cette raison, assez simple à comprendre, que la temporalité biblique n’est pas le Temps métaphysique occidental), ce que Heidegger ne semble même pas envisager :
« Les poètes, quand ils sont dans leur être, sont prophétiques. Mais ce ne sont pas des ‘‘prophètes’’ au sens judéo-chrétien de ce mot. Les ‘‘prophètes’’ de ces religions ne s'en tiennent pas à cette unique prédiction de la parole primordiale du Sacré. Ils annoncent aussitôt le dieu sur lequel on comptera ensuite comme sur la sûre garantie du salut dans la béatitude supra-terrestre. Qu'on ne défigure pas la poésie de Hölderlin avec le ‘‘religieux’’ de la ‘‘religion’’ qui demeure l'affaire de la façon romaine d'interpréter les rapports entre les hommes et les dieux. Qu'on n'accable pas cet univers poétique d'une charge qui touche à son être en faisant du poète un ‘‘voyant’’ au sens de ‘‘devin’’. »2
Il faut pour être juste dire que Beaufret, à d’autres occasions, à su voir ce qui saute aux yeux de qui a des oreilles. C’est dans une conférence de 1964 intitulée « La philosophie chrétienne » :
« Nous pourrions nous interroger sur la doctrine de la causalité qui a permis à la scolastique de dépayser philosophiquement le Dieu de la Bible. Les jeux sont déjà presque faits dès la traduction des Septante. On peut en effet presque dire que la philosophie chrétienne, c’est, à son origine, la traduction de la Bible dans la langue de la philosophie, si tant est qu’une traduction comme nous le rappelions antérieurement, n’est pas cet événement inoffensif que l’on croit, à savoir le passage d’un mot à un autre, mais celui d’un monde à un autre. Quand, dans le premier verset de la Genèse, bârâ’ fut remplacé par époïèsen, l’irréparable s’était accompli. »
Et, étrangement, Beaufret reviendra sur ses pas dans un texte en hommage à Étienne Gilson paru en 1980, où il emploie la notion falsifiée de « concept judéo-chrétien de création », et où il affirme à propos du « concept de création, dont l’origine biblique, malgré les réticences de M. Bréhier en 1931, ne peut guère être contestée. »[3
Continuons notre lecture du paragraphe 4 des Réflexions VIII, qui précède la paragraphe sur l’absence de monde du judaïsme.
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