Il faut maintenant tenter de comprendre la deuxième énigme : par quel truchement Heidegger associe aussi catégoriquement la Weltjudentum avec la Machenschaft et la Domination sans partage de l’étant.
Il n’y a chez Heidegger rien de péjoratif associé à l’étant, qui est à la lettre tout ce qui est :
« Un quelconque éléphant, dans une quelconque forêt vierge aux Indes, est aussi bien étant qu'un quelconque processus chimique de combustion sur la planète Mars, ou tout ce qu'on voudra. »1
La question que pose Heidegger depuis Être et Temps, que nul n’avait plus posée à partir de Platon, est somme toute simple :
« L'étant nous rencontre en tous lieux, il nous entoure, nous porte et nous contraint, nous charme et nous comble, nous exalte et nous déçoit ; mais, dans tout cela, où est et en quoi consiste l'être de l'étant ? »2
C’est ce qu’il appelle « la différence ontologique », à savoir, explique Heidegger dans Sein und Zeit, que « l’Être ‘‘est’’, et il doit pourtant être distingué ici de tout étant »3
Beaufret explique dans ses Conversations avec Frédéric de Towarnicki4 :
« La plus belle phrase sur la différence <entre l'Être et l'étant>, c'est celle que j'ai notée au vol dans un cours de Heidegger qui n'a pas encore été publié : Je la traduis : ‘‘A est différent de B. D'accord, mais... A ne peut être différent de B que si « être » est à la fois différent et de A et de B.’’»
Le rapport de l’Être et de l’étant est chez Heidegger comme celui de Dieu et du Monde dans la mystique juive, qui énonce « Dieu est le lieu du monde mais le monde n’est pas son lieu » : « L’Être est le lieu de l’étant, mais l’étant n’est pas son lieu ».
Or l’oubli de cette question a eu pour conséquence, à partir de Descartes principalement, de prendre en considération l’étant comme « objet », objectivement disponible pour un « sujet » placé en face, dont la subjectivité va se répandre sur le monde devenu simple stock de matière première à disposition pour l’homme, assujettissant tout objet, et tout comme objet (lui-même y compris), maître et possesseur de l’étant, conduisant inéluctablement au ravage et à la destruction de la Terre.
Or, cette subjectivité triomphante et ravageante dont la provenance est doublement non-juive – oubli de l’Être chez Platon, cogito chez Descartes – elle se fonde sur sa propre certitude inquestionnante de l’Être en son retrait.
C’est en son retrait et par son retrait essentiel qui accorde l’Être au non-Être que l’Être est lui-même inatteignable et indestructible, telle la source dissimulée dans le fleuve qui se jette dans la mer, telle en réalité pour Heidegger la phusis5 (laquelle n’est pas la « nature ») qui selon la formule du fragment 123 d’Héraclite, « aime à se dissimuler » (phusis kruptesthai philei)>, que commente ainsi Heidegger en 1967 dans La provenance de l’art et la destination de la pensée :
«À ce qui de soi-même paraît, il appartient en propre de se mettre à couvert ».
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