Il est d’ailleurs assez simple de trouver une illustration historique flagrante – patente pour tout un chacun – de ce qu’énonce ici Heidegger à propos de la volonté de puissance, de l’annihilation à l’œuvre en elle à travers le gigantesque comme le microscopique, et dont les destructions réelles sont la conséquence direct et visible : Hiroshima et Nagasaki, où des milliers de vie furent techniquement évaporés à distance en une fraction de seconde, sur un mode réunissant à la fois le colossal et le microscopique, la science et le ravage, la haine du racisme exacerbé et la plus glaciale froideur du calcul géopolitique et de la computation mathématico-physico-chimique !
En 1945, à la date de la note sur « le principe de Destruction », Heidegger développe la caractéristique de la Dévastation, comparée à la Destruction dont la Seconde guerre mondiale vient de dévoiler le caractère colossal (le Gigantesque) et planétaire à l’œil nu.
Cette caractéristique est l’invisibilité !
« La dévastation invisible <die unsichtbare Verwüstung> sera lors de cette Seconde Guerre mondiale plus grande (plus intrusive) que les destructions visibles <die sichtbaren Zerstörung>. » écrit-il dans les Réflexions XIII1.
Et un peu plus loin, et donc un peu plus tard dans les ravages de la guerre :
« L’invisible dévastation de la pleine essence de l’être <Die unsichtbare Verwüstung des Wesen des Seyns> a déjà dépassé toute destruction fracassante de l’étant. »2
Heidegger distingue donc clairement les deux notions, dans le Nietzsche par exemple:
« La dévastation, laquelle, au lieu de détruire, étouffe l'initialité par le fait d'installer <Einrichten> et d'organiser <Ordnen>. »3
Et de même il distingue la dévastation de l’extermination (die Vernichtung) dans L’Histoire de l’Être (Die Geschichte des Seyns):
« L'extermination dans son plein accomplissement est la dévastation au sens de l'installation organisée du désert. »
Ou dans La dévastation et l’attente :
« La dévastation, telle que nous l'entendons, ne date franchement pas d'hier. Elle ne s'épuise pas non plus dans ce que nous pouvons en voir et en saisir. De même, jamais on ne peut en rendre compte en additionnant le détail des destructions au dénombrement des vies humaines exterminées, comme si elle n'en était que le résultat. »
La dévastation n’est pas le résultat de la Destruction, elle en est le principe, lequel vise à détruire l’indestructible en obstruant tout accès à l’initial.
« Car l’Indestructible n’est pas quelque chose qui se trouverait là-devant, persévérant ici ou là dans son être, mais bien l’Initial <das Anfängliche>. »
Aussitôt après le préambule sur l’indestuctible, Heidegger passe au « Principe de destruction ». Il a devant les yeux (Towarnicki lui en a montré des photos) un événement à quoi rien ne l’avait préparé dans sa pensée. Le paragraphe sur l’Indestructible n’est en réalité qu’un préliminaire à celui qui achèvera le passage :
« Le monde grec est resté en dehors du caractère juif <Judentum>, c.-à.-d. aussi du caractère chrétien <Christentum>. L’assombrissement d’un monde n’atteint jamais la paisible lumière de l’être. »
Autrement dit, l’initial en retrait du premier commencement grec, que vise en pensée le « souvenir » au sens hölderlinien4, est demeuré, par son extranéité absolue, invulnérable à l’auto-annihilation de « ce qui est juif » par « l’élément juif ».
Au fond, cet événement qu’on appelle aujourd’hui la Shoah ne concerne pas l’Être ; il correspond pour Heidegger aux prémisses de ce que, vers 1941, dans un accès de colère (la colère est mauvaise conseillère), il nomme une « purification de l’Être » :
Traduction et notes d’Alexandre Schild que je remercie infiniment !
« La ‘‘technique’’ est le nom de la vérité de l'étant dans la mesure où il est la ‘‘volonté de puissance’’ inconditionnellement retournée [umgestülpt (comme quand on retrousse ses manches!) – NB: c'est le mot de Marx pour caractériser le retournement qu'il a lui-même opéré de la dialectique de Hegel, pour dégager son «noyau rationnel» de sa «gangue mystique»] dans un monstrueux non aître [Unwesen signifie aussi «monstre» – sinon: «dans le non aître»], c.-à-d. ce qui est à penser depuis l'histoire-destinée [Geschichte] de la métaphysique comme la Fabrique. De là provient que tout impérialisme, et ceci dans l'alternance de l'accroissement et de l'épuisement [Aufreibung: «anéantissement», «extermination», aussi, mais ces mots-là traduisent déjà d'autres termes], est tendu [getrieben – au sens du Trieb freudien, de la pulsion, à mon avis] vers un aboutissement extrême de la technique. Dont l'acte ultime sera que la Terre elle-même sautera en l'air et que l'humanité actuelle disparaîtra. Ce qui n'est pas un malheur, mais le premier nettoyage [le premier décrassage, la première épuration, purification… à toi de voir!] de l'être de sa plus profonde défiguration par la prépondérante puissance [Vormacht: prépondérance, hégémonie, mais il y a Macht: puissance] de l'étant. »
Par le biais d’un suprême accomplissement de la technique : ‘‘Technique’’ est le nom de la vérité de l’étant… il prévoit le « dernier acte » des événements, qui verra « la terre se plastiquer elle-même et l’humanité actuelle disparaître ». Cela ne serait pourtant « pas un malheur, mais la première purification de l’être de sa plus profonde défiguration par la prédominance de l’étant. »
Mais lorsqu’il a devant les yeux l’extermination des Juifs, il leur applique une conception qui ne fonctionne plus du tout. Pourquoi ? Parce que la seule référence qui vient à Heidegger pour expliquer ce que rien dans sa pensée ne permet de comprendre – à savoir l’extermination du peuple de l’attente et de l’écoute qui a sa demeure à part par le peuple des poètes et des penseurs dans la « langue de l’Être » ! – est une référence chrétienne, laquelle assimile le nazisme à l’anti-christ !
Spontanément, et parce qu’il est dépourvu de toute référence à la pensée du Dieu, Nom et Lieu invisible, dont le monde a émané par l’énigmatique grâce de son retrait (cela s’appelle le Tsimtsoum et les Sefiroth), Heidegger associe ceux qui ont déshonoré non pas tant l’antisémitisme, comme disait Bernanos, que la philosophie et la langue allemande (qui n’est pas pour rien la langue du Begriff et du Gestell5) à l’adversaire le plus intime du Christ, c’est-à-dire aussi, selon la théologie chrétienne la plus traditionnelle, les Juifs !
À partir de là, la dialectique en cercle vicié de l’antagonisme peut se dérouler sur un mode mécanique, aucune contradiction, aucun grain de sable hébraïque ne risquant de venir entraver la bonne rotation des rouages du phrasé empreint de rhétorique chrétienne de Heidegger.
Continuez votre lecture avec un essai gratuit de 7 jours
Abonnez-vous à Stéphane Zagdanski pour continuer à lire ce post et obtenir 7 jours d'accès gratuit aux archives complètes des posts.