Lorsque Heidegger reproche aux Juifs d’avoir envahi la culture et l’université allemandes (dans une lettre à sa femme en 19161), ou dans les Carnets noirs de disposer d’une « habileté bien endurcie à calculer, à jouer des coudes et à faire des entourloupes »2, il ne se contente pas seulement de reprendre des clichés qui courent depuis au moins un siècle dans toute l’Europe, au point qu’on en trouve des traces jusque chez Nietzsche, concernant « ceux qui se faufilent partout et qui joignent au geste timide et gauche un fol amour-propre »3.
Cette répugnance antisémite était d’une parfaite banalité. Comme l’exprima Franz Overbeck dans ses Souvenirs sur Nietzsche :
« Tout homme, ou du moins tout homme cultivé, ressent une certaine aversion pour les Juifs, à tel point que même les Juifs de chez nous partagent cette aversion. ».
Ces clichés sur les Juifs envahissants et insidieux, sur leur malpropreté – Nietzsche affirmait des « Juifs polonais » qu’ils « ne sentaient pas bon » – et tant d’autres que les nazis martèlent alors massivement dans toutes les cervelles germaniques, n’ont évidemment pas épargné Heidegger.
Une lecture consciencieuse des fragments de Nietzsche consacrés sous une forme ou une autre aux Juifs, sujet qui l’intéressait bien davantage que Heidegger, permet de distinguer les effets d’influence sur Heidegger, et au contraire les considérations nietzschéennes dont Heidegger s’écarte, parce qu’elles s’opposent trop frontalement à ses propres certitudes.
Dans le premier cas, par exemple, l’identification des Juifs à la Volonté de puissance : en effet, les Juifs, pour Nietzsche, incarnent « l’exemple classique » d’une « forme masquée » de la volonté de puissance :
« Le sentiment du devoir, la conscience, la consolation imaginaire d’être d’un rang supérieur à ceux qui détiennent la puissance ; l’adhésion à une hiérarchie qui permet de juger même ceux qui sont plus puissants que nous ; la condamnation de soi ; l’invention de tables de valeur nouvelles. (Les Juifs, exemple classique.) »
Dans le second cas, l’assimilation des Juifs à l’Être, selon Nietzsche dans L’Antéchrist :
« Les Juifs sont le peuple le plus étonnant de l’Histoire universelle, parce que, placés devant la question de l’être et du non-être, ils ont, en pleine conscience et avec une résolution qui fait peur, préféré l’être à tout prix ; ce prix, ce fut la falsification radicale de toute nature, de tout naturel, de toute réalité, tant dans le monde intérieur que dans le monde extérieur. »
Il y a donc deux sources d’influences qui mettent à la disposition de Heidegger une rhétorique antijuive clé en mains : D’une part le discours antisémite classique, mécanique, automatique, machenschaftique pourrait-on dire (que Henry Ford fût un antisémite forcené n’est pas un hasard), répandu chez à peu près tout Européen de l’époque, et chez bien des antisémites et des antisionistes aujourd’hui.
De ce type d’influences, Heidegger a traité à propos de Nietzsche et de la « théorie de la connaissance »4:
« On pourrait parfaitement passer sous silence cette monstruosité qu'est la savante ‘‘théorie de la connaissance’’, si Nietzsche lui-même ne s'était pas risqué, moitié avec répugnance, moitié avec curiosité, dans cette irrespirable atmosphère et n'avait fini par en dépendre. Comme aussi les plus grands penseurs, soit les plus solitaires, n'habitent point quelque région supraterrestre en quelque lieu ‘‘supramondial’’ et intemporel, ils ne restent pas imperméables à l'ambiance contemporaine et traditionnelle qui les influence, comme on dit. La question décisive ici serait de savoir si c'est à partir des influences de leur ambiance, comme à partir de ce qui découle de leur situation de ‘‘vie’’, que l'on expliquera leur pensée proprement dite, si seulement on l'éclairera de la sorte dans toute son importance, ou bien si, au contraire, c'est à partir de toutes autres sources que l'on arrivera à comprendre leur pensée unique, soit précisément à partir de ce qui ouvre cette pensée, et la fonde. »
L’autre type d’influence est précisément issue de sa lecture partisane de Nietzsche – car Heidegger aurait aussi bien pu reprendre les jugements singulièrement élogieux de Nietzsche sur les Juifs, et leur contrepartie, la répulsion qu’il éprouvait pour les antisémites ; toute la candeur de Heidegger vis-à-vis de Hitler en aurait probablement été modifiée ; s’il ne l’a pas fait, c’est qu’il ne partageait pas du tout la lecture admirative que Nietzsche fait de l’Ancien Testament, intoxiqué par Luther, ce que Nietzsche ne fut jamais5.
Ainsi, par exemple, dans Le cas Wagner, et d’ailleurs noté en bonne part puisque Nietzsche rêve d’anéantir le christianisme :
« La seule puissance internationale qui ait d’instinct intérêt à l’anéantissement du christianisme – ce sont les Juifs. »
Pour autant, ces remarques antisémites, assez exceptionnelles dans l’œuvre de Heidegger (le thème des Juifs et du judaïsme est très mineur chez lui, bien loin de l’importance qu’il acquiert chez Nietzsche), répondaient à une indéniable réalité sociologique en Allemagne et en Autriche après la Haskalah : la surreprésentation des Juifs d’Europe de l’Ouest dans tous les domaines de la culture, du savoir, des sciences, de l’université et des professions artistiques et intellectuelles. Or, de toutes les communautés juives d’Europe, ce sont les Juifs allemands qui ont le plus profité de la Haskalah (« Éducation » en hébreu) en s’assimilant massivement aux mœurs et coutumes germaniques – au point d’être narquoisement surnommés Yeke (« vestons ») par les bien plus traditionalistes Juifs de l’Est.
Tout cela est bien connu. Ce qui demeure énigmatique, c’est la raison pour laquelle les Juifs se sont révélé si rapidement exceller dans les professions intellectuelles, scientifiques et artistiques.
S’émanciper en masse, abandonner les pesantes coutumes religieuses ancestrales, se laisser attirer par les divers domaines de la recherche scientifique, du savoir et de la création – ou, en Europe de l’Est, par les théories révolutionnaires et les utopies émancipatrices (parmi lesquelles le sionisme) est une chose.
Faire exploser en un siècle tous les quotas des prix Nobels en est une autre6, que personne n’a jusqu’ici vraiment su expliquer.
Continuez votre lecture avec un essai gratuit de 7 jours
Abonnez-vous à Stéphane Zagdanski pour continuer à lire ce post et obtenir 7 jours d'accès gratuit aux archives complètes des posts.