« La shoah qui s’avance de loin » (Isaïe 10, 3), Heidegger et l’Extermination (Première partie)
Isaïe chapitre 10 1-4: « Malheur à vous qui rendez des ordonnances iniques, et à vous scribes, qui transcrivez des sentences perverses, refusant justice aux indigents, frustrant de leur droit les pauvres de mon peuple, considérant les veuves comme leur proie et dépouillant les orphelins! Et que ferez-vous au jour de la revendication, du désastre (shoah) qui s'avance de loin וּלְשׁוֹאָה מִמֶּרְחָק תָּבוֹא?
Chez qui chercherez-vous un refuge, un secours, et où mettrez-vous en sûreté vos splendeurs ? Vous ne réussirez qu'à vous accroupir parmi les captifs, qu'à tomber parmi les morts. Malgré tout cela Sa colère ne s'apaise point, et Sa main reste étendue. »
Après une longue digression à partir du Parménide de Heidegger, il est temps d’y revenir pour tenter de comprendre ce que Heidegger – et toute l’Europe avec lui – n’a pas compris concernant les Juifs.
J’ai été amené au cours des séances précédentes à considérer l’essence de la Domination (en partant du cas particulier et originel en Occident de l’imperium romain), puis à réfléchir sur la colère de Heidegger vis-à-vis de ses contemporains, sur sa virulente critique du catholicisme et des chrétiens allemands de son temps, sur son rapport à la Littérature (qu’il distingue de la Poésie et de la Pensée), enfin sur sa lecture de Pascal. Tous ces thèmes sont, d’une manière ou d’une autre, en rapport avec la question juive. Ne serait-ce que parce que Heidegger ne fait aucune différence entre judaïsme et christianisme. Ou parce que la Domination romaine est un des thèmes du Talmud, qui l’évoque souvent et en analyse les tenants et les aboutissants. Mais même la thématique de la Littérature est en rapport avec le judaïsme, au sens où elle propose une pensée qui n’est pas philosophique ni scientifique, une pensée qui ne se soumet pas intégralement à la Raison, une pensée qui admet la fantaisie, l’invention, le rire, une pensée qui traverse la Domination, enfin une pensée masquée (à la fois défigurée et protégée) par sa réception culturelle même. Toutes ces caractéristiques correspondent point par point à la pensée juive.
Dans un second temps, il faudra tâcher d’examiner quel rapport il peut y avoir entre l’Incompréhension et le projet de l’Extermination ; plus précisément, il faudra interroger la nature de l’incompréhensibilité du peuple juif, autrement dit de ce qui, en Occident (et l’Occident ne se réduit pas ici à sa géographie ; le monde musulman en fait intellectuellement partie) constitue l’appréhension du judaïsme par les non-juifs.
La question de savoir si le « peuple » juif est dissociable du Judaïsme (sachant que celui-là est indubitablement issu de celui-ci) est subsidiaire. Voltaire, par exemple, dont le Dictionnaire philosophique est obnubilé par les Juifs, ne se la pose même pas1.
En comparaison de la plurimillénaire histoire juive, cette question ne se pose que depuis peu de temps (la Haskalah, soit le milieu du 18ème siècle), et n’a de sens qu’à propos de Juifs « émancipés » du judaïsme, et assimilés aux peuples non-juifs parmi lesquels ils vivent, ce qui était précisément le cas de la majorité des Juifs allemands contemporains de Heidegger, qu’il prenait à tort comme représentants d’un « judaïsme mondial » qui n’existe pas.
Or, s’il faut envisager de revenir sur toutes ces questions, c’est bien parce que nul ne se les pose au fond jamais (sans y avoir répondu d’avance) : Qu’est-ce que le judaïsme, et que sont – et qui sont – les Juifs ?
Se demander cela, c’est être amené nécessairement à se poser aussitôt une autre question cruciale : Comment se fait-il que les Juifs aient été depuis si longtemps expropriés de leur caractérisation ?
Je veux dire par là que je ne sais pas s’il existe quelque part un autre peuple dont tout le monde sauf lui s’accorde à dire en quoi il consiste. C’est tout de même invraisemblable ! Si vous croisez un Dogon ou un Kwakiutl, il ne vous viendra pas à l’esprit de lui expliquer ce qu’il est ni qui il est ! Au pire, si vous manquez absolument de curiosité, vous poserez la crétine question : « Comment peut-on être Persan ? » Mais un cerveau un tant soit peu subtil ne songera pas à y répondre sans demander son avis à l’intéressé ! Eh bien c’est pourtant très exactement ce qui arrive aux Juifs depuis toujours et de tous les côtés. C’est ce que fait Tacite dans les Historiae (« Moïse, pour s'assurer à l'avenir l'autorité sur sa nation, institua des rites jamais connus encore et contraires à ceux des autres mortels. Là-bas est profane tout ce qui, chez nous, est sacré, et, inversement, est permis, chez eux, tout ce qui est pour nous abominable <incesta>. »)2
Et c’est ce que reproduit deux mille ans plus tard Heidegger dans les Carnets noirs (« L’une des figures les plus occultes <verstecksteten, de versteckt : « caché », « dissimulé », « sournois »>, du gigantesque, peut-être aussi la plus ancienne, est l’habileté bien endurcie à calculer <rechnen : « compter », « calculer », « procéder à une opération arithmétique », soit le terme qu’emploie Hölderlin à propos des Allemands, ces « barbares qui tout calculent » « allberechnende Barbaren » !> à jouer des coudes <schieben : « pousser », « couler », « faire glisser », die Schiebung c’est « le coup monté »> et à faire des entourloupes <durcheinandermischen, de mischen « mélanger » et durcheinander « confusément », « pêle-mêle », « sens dessus dessous » ; c’est précisément ce qui qualifie le « chaos » mal compris, selon Heidegger (c’est-à-dire non envisagé comme le « Χάος sacré » de Hölderlin, la béance originelle), dans Réflexions XI §76 : « das Durcheinander und der Mischmasch aller Ansprüche… » : «pêle-mêle et conglomérat de tous les buts et de toutes les mesures »3 >, sur quoi se fonde l’absence de monde <die Weltlosigkeit> du judaïsme. »).
Et de Tacite à Heidegger ce sont vingt siècles de ragots, de calomnies, d’absurdités, d’invraisemblances, d’invectives et de blâmes de toutes les sortes et dans toutes les langues !
Ça laisse songeur…
(À suivre)
L’article « Juifs » est le plus long du Dictionnaire (30 pages) : « Vous ne trouverez en eux qu’un peuple ignorant et barbare, qui joint depuis longtemps la plus sordide avarice à la plus détestable superstition et à la plus invincible haine pour tous les peuples qui les tolèrent et qui les enrichissent… »
« Par ‘‘chaos’’ nous entendons la plupart du temps le désordre qui fait suite à un ordre perdu ; ainsi compris , comme pêle-mêle et conglomérat de toutes les revendications, de tous les critères, de tous les buts et de toutes les mesures, le chaos est entièrement tributaire de l’‘‘ordre’’ <Ordnung> qui l’a précédé et qui agit toujours en lui comme son inessence. Alors que le chaos au sens originel n’est rien d’inessentiel ni de ‘‘négatif’’ – mais la béance de l’abîme qui s’ouvre aux essentielles possibilités de fonder. » Réflexions XI, p.429 Cela rappelle tout de même très fortement ce que ce que l’hébreu biblique qualifie de « tohou vavohou », qui est à l’origine la Création.