Les deux frères (qui ne sont que Heidegger dialoguant avec lui-même, se questionnant lui-même et s’enseignant lui-même, en une sorte d’auto-résurrection, ou d’auto-médication spirituelle, faisant pendant à l’auto-annihilation) commentent alors ce resourcement de leur pensée à travers leur dialogue :
« C’est aujourd’hui seulement », dit le plus âgé au plus jeune, « depuis l’aube ce matin, qu’est advenu pour toi ce qui sauve, et cela commence à avoir sur toi et, comme j’en fais à présent l’épreuve, sur moi aussi, l’effet de sa guérison salutaire, en nous laissant être ceux qui attendent <die Wartenden>. »
« Ceux pour qui », répond en écho le plus jeune au plus ancien, « tout lointain est proche dans la proximité de ce qui se tient en réserve, et pour qui toute proximité est lointaine dans le lointain de ce qui se dispense en faveur. »
Et encore :
« C’est pourquoi ceux qui attendent se garderont aussi de demander sur-le-champ ce que peut bien être en lui-même ce qui sauve. Tout au long de la journée, j’étais tiraillé par cette question. Mais maintenant je vois qu’une telle question n’est pas à la mesure de ce que nous attendons. »
Si vous avez à l’oreille les quelques extraits du Talmud sur la venue du Messie que je viens de vous lire rapidement, vous concevrez comme ces lignes résonnent de manière intimement juive, comme souvent chez Heidegger.
J’insiste sur ces pages car elles sont invisiblement au cœur de ce qui se joue chez Heidegger concernant l’extermination des Juifs, qu’il transpose aux Allemands (et d’ailleurs au reste de la planète) tout en renouvelant à la fois son style et sa pensée d’une manière qui n’a pas manqué d’être qualifiée comme faisant étonnamment écho à des thématiques profondément juives par Derrida, Ricœur, ou Marlène Zarader, laquelle écrit dans La dette impensée :
« Des traits tels que l'attention au langage, le souci d'un appel, la fidélité à une trace, la mémoire d'un retrait fondateur, etc., sont reconnus comme essentiels lorsqu'ils sont énoncés par Heidegger, et tous simplement ignorés en tant que traits bibliques, ce qu'ils sont pourtant incontestablement. Ignorance rendue possible par le fait que l'univers biblique tout entier, dans la multiplicité de ses aspects, a d'emblée été réduit aux deux dimensions qui, au sens strict, l'interdisent de pensée (au sens où l'on parle d'une interdiction de séjour) : la dimension de la foi (étrangère à la pensée) et de l'onto-théologie (réductible à la pensée grecque). »1
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