La dévastation se caractérise aussi par son inapparence. Le monde contemporain en est la plus patente illustration. Aujourd’hui, en 2020, où en sommes-nous ? Il suffit pour donner un peu de consistance pratique à ce que veut dire Heidegger, d’égrener les gros titres non plus des journaux mais des sites d’informations, repris et colportés par tous les réseaux sociaux sur un mode viral qui n’a aucun égal dans l’histoire de la communication moderne :
« La mer Rouge en danger de mort. Un tanker empli de plus d’un million de barils de pétrole a été pratiquement laissé à l’abandon depuis le début de la guerre au Yémen, il y a cinq ans. Il pourrait sombrer à tout moment »
« Le Pérou a perdu 51 % de sa surface glaciaire en 50 ans. »
« Covid. La Californie referme restaurants, cinémas, lieux de culte. »
« Crise du coronavirus. Ces milliards que les grandes banques ont mis de côté. »
« Le New York Times déménage son bureau de Hong Kong à Séoul »
« Le chômage pourrait dépasser fin 2020 tous les pics enregistrés depuis la Grande Dépression. »
« USA. La presse régionale sous le contrôle des financiers. »
« Grande-Bretagne. Mille ‘‘esclaves’’ payés 2,20 euros de l’heure dans des ateliers textiles. »
« Des milliers d’Irakiens n’arrivent plus à manger. »
« Liban. Les produits devenus si chers que même les magasins ne peuvent plus les acheter. »
« Niger. Le pire massacre de gazelles dorcas, une espèce rare. »
« Tchad. Des prisonniers violés par leurs gardiens »
« Les navires-usines chinois épuisent les eaux africaines. »
« Coronavirus au Kenya. Recrudescence des enfants mendiants avec la fermeture des écoles. »
« Terrorisme. Des enfants soldats attaquent les militaires français au Sahel. »
« Entre Covid, conflits et catastrophes naturelles : des millions de réfugiés africains menacés de famine. »
« Guerre en Libye. Le fléau des mines antipersonnelles. »
« Kenya. Des ballons géants apportent internet dans les régions isolées. »
La dernière information relate comment la société mère de Google, Alphabet, à travers sa filiale Loon (« imbécile » en américain), déploie un réseau internet de 50 000 km2 dans des régions rurales et montagneuses inaccessibles :
« Près de 35 ballons vont apporter Internet à ces régions afin de permettre aux habitants de communiquer par téléphone et d’utiliser des applications comme YouTube – possédé par Google. Les ballons, en suspension dans le ciel, fournissent une connexion 4G aux appareils équipés de cette technologie. »
Voilà une illustration de la dévastation contemporaine, qui va de pair avec toutes les autres « nouvelles » que je viens de vous égrener.
Que le plus puissant conglomérat cybernétique de la planète1 se soit baptisé « Alphabet » n’est évidemment en rien un hasard. Il avait déjà préempté l’appellation « Androïd » pour désigner le « système d’exploitation » installé de par le monde sur des milliards de ces machines à décerveler qu’on nomme, sans ironie, smartphones (« téléphones intelligents »). Puis Google a décidé en 2015 de rebaptiser la totalité de ses lucratives activités Alphabet Inc.
« Nous avons aimé le nom Alphabet car il désigne une collection de lettres qui représente le langage, l’une des plus importantes innovations de l’humanité, laquelle est au cœur de l’outil de recherche Google. Nous aimons aussi que cela signifie alpha-bet (‘‘pari alpha’’), ‘‘alpha’’ désignant (dans l’univers de la Finance) un retour sur investissement supérieur à l’indice de référence, ce pour quoi nous nous battons ! »2
Ce n’est donc pas un hasard non plus si l’un des plus riches entrepreneurs technologiques au monde, Elon Musk, né et élevé en Afrique du Sud en 1971, sous l’un des régimes les plus iniquement racistes de la planète, décide de déclarer récemment le langage humain obsolète. Sa société Neuralink travaille en effet à la mise au point prochaine d’un implant neurologique possédant sa propre batterie qui sera implanté dans le crâne et dont les électrodes seront très délicatement insérés dans le cerveau. Il pourra interagir avec n’importe quelle partie du cerveau et ainsi, par exemple guérir la cécité. “In principle it can fix almost anything that’s wrong with the brain.”
Pour cet Obersturmführer de notre temps, parmi ce qui ne vas pas, dans le cevreau, il y a bien entendu ce que lui appelle et conçoit comme la « parole »: “You wouldn’t need to talk, we could still do it for sentimental reasons.”
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