Remercier Barbara Ulrich, Danielle Moyse, Sarah et Franck Huet, Judith Barda, Bernard Zagdanski, Daniel Pendanx
Préambule
Danielle Moyse m’a aussi écrit un email récemment, dans lequel elle cite un article du journaliste résistant Pierre Scize, daté de mars 1936, lequel décrit l’ambiance qui régnait en Allemagne après l’avènement de Hitler :
« Plus d’art. En peinture, nous voyons renaître le tableau de genre, le chromo patriotique. Les sciences découronnées de leurs meilleurs techniciens ne nous offrent plus rien. Les grands chimistes allemands, les grands médecins, surtout les psychiatres étaient israélites. On a brûlé sur les bûchers d’Hitler des ouvrages de haute érudition qui représentaient des années de travail, quelquefois toute une vie de labeur.
Certains de ces ouvrages, qui valent des millions de francs, comme celui du professeur Jedassohn, ne seront plus réédités. C’est une perte pour toute l’humanité. On a détruit l’Institut d’Hirschfeld et ses collections. On a saccagé les maisons d’édition qui imprimaient les ouvrages des auteurs juifs.
‘‘J’avais chez moi’’, m’a dit un de mes amis berlinois, ‘‘quelques livres qui m’eussent fait passer pour suspect à la moindre perquisition. Des Einstein, une traduction de Barbusse, le Michel-Ange de Romain Rolland, trois Stefan Zweig, un Freud, j’en oublie… Il fallait m’en défaire. J’en fis de petits paquets que j’allais abandonner la nuit, loin de chez moi. Je mis un mois à disperser ma pauvre bibliothèque. Je n’étais pas le seul. On trouvait souvent, dans les taillis des jardins publics, des livres «maudits », dont leur possesseur se défaisait comme d’une peste’’.
Tous les concierges sont de la police, tous les garçons de café, de restaurant, d’hôtel aussi. Et la bonne moitié des chauffeurs de taxi.
Pour remplacer les ouvrages détruits ou poursuivis par la censure, les polygraphes se sont mis au travail. On sort des romans à l’eau de rose où les bons nazis se conduisent en héros, des aventures policières où le traître est toujours un Juif quand il n’est pas un Français ou un communiste.
Un Français, fixé à Berlin, voulut me faire comprendre par analogie la situation :
- Imagine qu’en France, on n’autorise comme peintres et sculpteurs que les sociétaires des Artistes Français, comme littérateurs les Veillées des Chaumières, comme théâtre que les répertoires des patronages et comme film la Margoton du bataillon. Tu vois un peu les dégâts.
- Et avec ça, demandais-je- les Allemands sont heureux ?
- Les Allemands, d’abord, ne sont jamais heureux. Mais il peuvent être plus ou moins satisfaits. Or, c’est un fait qu'on trouve une foule de mécontents. Soixante à soixante dix pour cent de la population, peut-être… Seulement…
Mon interlocuteur suspendit un instant son effet :
- Seulement, ajouta-t-il, le plus mécontent des Allemands, le plus tiède, le moins enthousiaste, considère encore le Führer Hitler comme un fétiche, comme une mascotte, comme le porte-bonheur de son pays. »
Répondre à Christine Eglem, email du 8 juin 2020 :
« Je ne comprends pas pourquoi vous associez souvent l'innocence au peuple juif. Je peux comprendre l'innocence d' un chasseur du Kalahari qui s'excuse en tuant un animal mais pas plus l'innocence du peuple juif que l'innocence de n'importe quel autre qui pratique la propriété privée ou celle de l'état. »
Il ne s’agit pas d’associer spécifiquement le peuple juif à l’Innocence. Tout peuple au monde est mêlé de quelques justes, de beaucoup plus de méchants, et d’une majorité d’entre les deux, ce qu’on appelle dans la Guémara les Beinoni : « ceux qui sont entre ».
L’Innocence n’est donc pas relative à tel ou tel peuple, mais à l’Extermination. Tout persécuté, tout génocidé, est par principe innocent de ce dont on l’accuse. Les Juifs autant que les Autochtones d’Amérique, les peuples d’Amazonie, les Arméniens, les Tutsis, les Kurdes, les Yazidis et tous les autres. Me dirigeant lentement mais sûrement dans ma recherche vers la notion de l’Animosité pure – que je nommerai d’ailleurs peut-être autrement le moment venu –, je tiens à la distinguer de l’agressivité usuelle, celle qui peut se manifester entre deux adversaires qui s’affrontent, entre des peuples en guerre par exemple, ou entre deux guerriers qui s’affrontent, comme lorsque Achille outrage le cadavre d’Hector pour venger la mort de Patrocle à la fin de l’Iliade. Achille est injuste dans son colérique outrage, mais Hector n’est pas pour autant un pur innocent. Cela n’a rien à voir avec ce qui a lieu entre un persécuteur et un persécuté, entre un exterminateur et un génocidé.
Pourquoi ?
Parce que la haine usuelle est une passion, complexe, et qu’il n’est pas inintéressant d’analyser, elle intervient dans tous les massacres. Mais le Génocide n’est pas qu’un massacre, c’est une idée, à la fomentation de laquelle ne participent en rien les génocidés malgré toute la propagande antérieure et ultérieure des génocideurs.
On a pu constater, avec le génocide des Juifs – qui est probablement aujourd’hui l’un des plus documentés de l’Histoire –, comme les génocideurs étaient prêts à nier toute effectivité de leur action (c’est cela, le négationnisme), et à la justifier d’une manière ou d’une autre a posteriori, en impliquant la responsabilité des Juifs dans leur propre extermination. Car on verra que ce que Heidegger a tenté d’exprimer avec ses concepts à lui était et demeure une idée courante.
Or je postule au contraire que l’Extermination, paroxysme de la Persécution, ne saurait viser que l’Innocence. L’Innocence attise le Mal. Je ne veux pas trop m’attarder sur cette grave question aujourd’hui, mais songez simplement au magnifique Billy Bud de Melville, à ce qu’il nomme « l’innocence essentielle du jeune marin », ou encore, à propos de Claggart, son persécuteur dont la perversité est « congénitale et innée », la citation que Melville fait de la seconde Épître aux Thessaloniciens concernant « le mystère de l’iniquité »1…
Quant à ce parangon d’innocence que sont les animaux, songez au poème L’Albatros de Baudelaire, ou mieux encore à La Légende de Saint-Julien l’Hospitalier de Flaubert :
« Il était en chasse dans un pays quelconque, depuis un temps indéterminé, par le fait seul de sa propre existence (je souligne), tout s'accomplissant avec la facilité que l'on éprouve dans les rêves. Un spectacle extraordinaire l'arrêta. Des cerfs emplissaient un vallon ayant la forme d'un cirque ; et tassés, les uns près des autres, ils se réchauffaient avec leurs haleines que l'on voyait fumer dans le brouillard.
L'espoir d'un pareil carnage, pendant quelques minutes, le suffoqua de plaisir. Puis il descendit de cheval, retroussa ses manches, et se mit à tirer. »
Comme d’habitude, la Littérature voit tout avant tous.
Quant à l’Histoire, on dispose, pour se convaincre de mon postulat, d’un avant-signe des Temps modernes dans l’extermination du Dronte de l’île Maurice, couramment nommé le dodo, ce gros oiseau aptère complaisamment massacré par les Européens au XVIème siècle.
Il faut savoir que les surnoms donnés au Dronte de Maurice par les premiers Hollandais qui le découvrirent sont tous comme des invocations à l’extermination : walgvogel « oiseau répugnant » par exemple ; le surnom dodo lui-même viendrait de dodoors, « paresseux » en néerlandais, ou de dodaars, « fesses nouées ». Il pourrait aussi s’apparenter au portugais doudo : « fou stupide » – les Portugais ayant visité l’île en 1507.
Or, qu’est-ce qui caractérise très objectivement cet oiseau de la famille du pigeon (sa supposée « laideur » étant une appréciation subjective) ?
Sa confiance dans les humains, qu’il ne fuyait pas ! Cela aussi est un triste archétype de l’Innocence.
Revenons maintenant à nos moutons, c’est-à-dire à notre Martin :
« Le grand enseignement, qui a de quoi réjouir pleinement : le Führer a éveillé une nouvelle réalité, laquelle donne à notre pensée la droite voie et le pouvoir d’impact. Sinon elle serait restée (toute profonde et solide qu’elle puisse être par ailleurs) perdue en elle-même et n’aurait trouvé que difficilement une manière de réalisation.
L’existence littéraire est terminée <Die literarische Existenz ist zu Ende>.»
Tel est ce qu’il écrit peu après le début du Rectorat, en 1933 dans ses Cahiers noirs2, et telle est la raison du titre de cette séance.
Revenons sur son idée selon laquelle la langue allemande « bien conservée » disposerait quant à la pensée, avec la grecque et le sanskrit, d’une « précellence sur toutes les autres langues » .
Quelle corde avons-nous à notre clavecin pour tenir tête à Heidegger sur cette question ?
En ce qui me concerne – mais là le combat est trop inégal, en ma faveur –, je dispose de la corde de l’hébreu biblique.
Mais encore ?
Eh bien c’est simple, il y a un domaine où l’on peut rivaliser pied à pied avec Heidegger, sans passer par les dictionnaires ni les traductions : c’est le français. Non pas tant la « langue » française (parce qu’une rivalité entre langues est absurde, y compris lorsqu’il s’agit de penser l’Être), que la « littérature » française (mot aussi galvaudé que celui de « génie » mais non moins vivifiant pour autant), en dehors de laquelle la langue française n’existe pas.
Cf. Lettre de Proust à Mme Strauss en 19083.
Précisément parce qu’il n’y a pas de Sprachgeist, on trouve une idée aussi radicale que celle de Proust chez Hofmannsthal, dans une conférence écrite en 1906 intitulée « Le poète et l’époque présente », où il parle de ce la « magie muette » du poète, qui « gouverne le monde en cachette » :
« Tout ce qui s'écrit dans une langue et, risquons le mot, tout ce qui s'y pense descend des productions des quelques-uns qui, une fois, ont disposé de cette langue en créateurs. Et tout ce qu'on appelle littérature au sens le plus large et le moins sélectif, jusqu'au livret d'opéra des années quarante, jusqu'au roman populaire au bas de l'échelle, tout descend des quelques grands livres de la littérature universelle. C'est une descendance avilie, défigurée jusqu'au grotesque par des croisements indisciplinés mais c'est une descendance en ligne directe. Ainsi ce sont quand même réellement les poètes, uniquement les poètes, les mots que leur cerveau a mariés pour toujours, a séparés pour toujours en antithèses, les figures, les situations où ils ont symbolisé le cours éternel des événements, ce sont uniquement les poètes avec lesquels l'imagination des centaines de milliers a affaire. »
L’idée que Heidegger se fait de la langue française, du moins à l’époque du Parménide, langue qu’il avait apprise au lycée et était capable de lire, mais qu’il se refusait à pratiquer parce que, semble-t-il, il dédaignait de s’exprimer sans maîtriser toutes les nuances de son discours, se résume à deux lieux communs : « académisme » et « rationalité ».
« Pourquoi les Français ont-ils une langue académiquement réglée ? » demande-t-il abruptement dans les Cahiers noirs4, en conclusion d’une réflexion sur le calcul et « l’univocité dans l’usage de la langue ».
Il faut ajouter, pour être parfaitement juste, et malgré sa remarque narquoise au Spiegel en 19665 – que cela variera par la suite.
Sans doute modifié par sa fréquentation de Beaufret – qui lui-même affirmait : « C'est la langue française qui m'a protégé de Heidegger ! », voulant dire par là que le français lui a offert, en dépit de l’influence considérable que Heidegger exerçait sur lui, de pouvoir penser librement –, Heidegger en viendra à expliquer à Fédier « ce que la langue française réserve à une pensée non encore déployée, et qui échappe aux possibilités de la philosophie allemande ».6
Il y aura la rencontre avec Char, la lecture de Rimbaud, et çà et là des remarques intéressantes, comme à propos de ce que le mot Lichtung doit au mot « clairière »7, ou lorsqu’il admettra concernant l’expression « l’homme est le berger de l’être » de la Lettre sur l’humanisme, que « pour une fois, le français parle plus ouvertement que l'allemand : berger est celui qui héberge ».8
Mais à l’époque dont nous nous occupons, le français, pour Heidegger, c’est essentiellement la langue « académiquement réglée » de Descartes, lui-même parangon et héraut de la rationalité occidentale.
Heidegger n’ignore pourtant pas que la pensée de Descartes est tributaire de la scolastique médiévale (laquelle ne doit rien à la langue française), que ses principaux concepts, à commencer par le cogito et la mathesis universalis, lui viennent du latin dans lequel il a conçu et pensé ses ouvrages majeurs (au point de confier la traduction des Principiae philosophiae à son ami Picot)…
Il n’en demeure pas moins qu’il existe chez Heidegger un préjugé – par ailleurs banal, touristique si j’ose dire – qui lui fait associer l’expression idéale du rationalisme à la langue française, précisément parce qu’il la conçoit, à tort, comme « académiquement réglée ».
Il ne s’agit pas pour autant de croire que l’ « essence », ou l’ « esprit », ou le « génie » de la langue française serait consubstantiellement plus rationnel que d’autres langues issues du latin. Mais, pour Heidegger, en tant qu’il est une langue romane à la fois tributaire du latin et « académiquement réglée », le français est particulièrement disposé à exprimer cette sorte de fausse route quant à l’Être qu’est le rationalisme occidental :
« Le rationalisme de Descartes n’est ni ‘‘français’’ ni de l’Ouest – il est occidental, et ce qu’il y a en lui de français, que l’on sache (je souligne), consiste en ceci qu’il a mis en jeu l’aptitude à rendre pour la première fois accessible à un savoir cette interprétation de l’être. » 9
Ce que Heidegger ne conçoit pas, c’est que le français n’est pas qu’une langue académique.
En France, pour peu qu’on y ait réfléchi, on sait pertinemment que la Littérature ne doit précisément rien à la rationalité cartésienne ni à l’Académisme : « Avec votre cravate, vous êtes mûr pour l’Agagadémie », écrivait Céline à Paulhan. Du Roman de Renart (XIIème siècle) à Louis-Ferdinand Céline en passant par Villon, Rabelais, Malherbe, Molière, Racine, Corneille, La Rochefoucauld, La Bruyère, Saint-Simon, Chateaubriand, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Proust, Balzac, Artaud, Céline, Debord et tant d’autres génies français, tous les grands créateurs littéraires (j’y inclus volontairement Debord) ont toujours été des parias de la Sorbonne et de l’Académie, laquelle s’est précisément instituée pour faire rempart à leur subversion.
Et ne parlons pas de la « philosophie » française : sans vouloir faire de hiérarchie, Bergson (que j’apprécie beaucoup par ailleurs) n’est pas Proust, c’est comme ça. Proust, à qui selon une anecdote Heidegger aurait comparé Balzac, le déclarant « plus grec », ce qui ne veut pas dire grand-chose hormis le fait, sans doute, que Balzac était moins juif que Proust…
Cette boutade de Heidegger est rapportée par Vezin dans une note marginale de sa traduction d’Être et Temps. Or j’ai de bonnes raisons de me méfier des anecdotes de Vezin depuis qu’il envoya en 2014 une lettre collective à tous les Heideggériens pour déplorer ma participation au Dictionnaire Heidegger avec l’article « Pensée juive », qu’il qualifia du terme péjoratif de « rabbinage ».
Entre les considérables conneries de Badiou sur la « portée du nom juif » et les brocards envers les rabbins du traducteur historique d’Être et Temps, on peut constater à quel sous-niveau se situe la philosophie française contemporaine !
(À suivre)
« Car le mystère de l’iniquité agit déjà ; il faut seulement que celui qui le retient encore ait disparu. » II Thessaloniciens 2, 7
Réflexions III, §10, p. 111 de l’édition allemande.
« Cette idée qu'il y a une langue française, existant en dehors des écrivains, et qu'on protège, est inouïe. Chaque écrivain est obligé de se faire sa langue, comme chaque violoniste est obligé de se faire son ‘‘son’’. /…/ La seule manière de défendre la langue, c'est de l'attaquer, mais oui Madame Straus ! Parce que son unité n'est faite que de contraires neutralisés, d'une immobilité apparente qui cache une vie vertigineuse et perpétuelle. »
Réflexions VIII, P.34 : « Comme nous nous mouvons excessivement dans la dimension du calcul, nous exigeons aussi l’univocité dans l’usage de la langue au sens de ce qui est ‘‘normé’’; on croit savoir la pureté et la ‘‘qualité’’ de la langue (par exemple du ‘‘bon’’ allemand) et l’on méconnaît que son foyer se situe à des profondeurs insoupçonnées et requiert que nous entretenions avec lui un rapport très libre et mûrement réfléchi.
Pourquoi les Français ont-ils une langue académiquement réglée ? »
« Je pense à la parenté particulière qui est à l'intérieur de la langue allemande avec la langue des Grecs et leur pensée. C'est une chose que les Français aujourd'hui me confirment sans cesse. Quand ils commencent à penser, ils parlent allemand : ils assurent qu'ils n'y arriveraient pas dans leur langue. »
François Fédier dans Anatomie d’un scandale, p.49
« Le mot allemand Lichtung est linguistiquement un mot formé pour traduire le français clairière. » « La fin de la philosopphie et la tâche de la pensée », in Questions IV, p.29
Séminaire du Thor, Questions IV, P. 458
Réflexions VIII, p.182