Pour revenir à notre mouton Martin, je dirai qu’on peut penser de la Littérature (française ou pas d’ailleurs) ce que lui-même dit des « maisons » éloignées que sont le Japon et l’Europe1. Comme la pensée géniale, la Littérature n’habite pas une langue, elle bondit à travers elle (ou elles : il y a beaucoup de français dans Shakespeare). Pour le formuler encore autrement : la Littérature ne parle pas la même langue que la langue qu’elle parle. Ce qu’a merveilleusement démontré Joyce avec Finnegans Wake, où il demande, intraduisiblement : « Sonnons-nous l’anglas du langage ou parlons-nous le Djoytsch ? »2
Il y a une exception étonnante, chez Heidegger, datant de 1939, où il perçoit qu’un chef-d’œuvre littéraire, écrit en anglais de surcroît, peut laisser « entrevoir d’autres possibilités de l’Être ». Ce texte, c’est Les Sept piliers de la Sagesse de Lawrence. Dans les Cahiers noirs, il lui consacre un paragraphe dithyrambique3, le qualifiant de « premier livre le plus hardi de la grande réticence <Verschweigung, « silence gardé sur quelque chose », « omision »: de verschweigen « taire », verschwiegen « discret, secret, taciturne » >. La Verschweigung, la « réticence » est un thème important chez Heidegger4, lié à celui du lanthanei et des lanthanontès, du retrait, du silence gardé, du « renoncement porté par un savoir » :
« Toutefois – quand et où peuvent bien se trouver ceux qui, assez au clair avec leur propre essence et assez forts en leur volonté préalable pour accomplir, ne serait-ce que pour un certain temps, le renoncement porté par un savoir – aussi longtemps qu’il le faudra pour que soit fondée la possibilité d’une tradition de cet accomplissement et d’une génération de secrètes sentinelles du calme des profondeurs ? (je souligne)»
Heidegger ne sait-il donc pas que cette tradition de secrètes sentinelles du calme des profondeur, destinée à apporter de « grandes mutations en profondeur de l’histoire » existe depuis toujours, et n’est autre précisément que ce qu’on peut désigner, mais en un sens ésotérique qui n’a rien à voir avec « l’existence littéraire », la Littérature, ce que Proust qualifie, à la toute fin de la Recherche, de « vraie vie » « enfin découverte et éclaircie » :
« La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c'est la littérature. »
C’est aussi, au fond, ce qui peut s’entendre dans le dialogue entre Zarathoustra et l’Autre, dans la partie intitulée « Die stillste Stunde », « l’heure la plus silencieuse » :
« Alors l’Autre me dit encore comme en un murmure : ‘‘Ce sont les paroles les plus silencieuses qui apportent la tempête. Ce sont les pensées qui viennent comme portées sur des pattes de colombes qui dirigent le monde.’’ »5
Ou dans cette notation de Kafka, qui parle tant à tous les écrivains qui n’en sont qu’un selon l’idée de Proust6:
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