Très vite, donc, dès le rectorat, une forme d’amertume apparaît dans les notations des Cahiers noirs :
« ‘‘Les masses’’ – en aucune manière la communauté du peuple. Elles détruisent – sont ineffectives – titubent au sein d’un présent vide – sans histoire – constamment ‘‘hors de soi’’ – ouvertes à toute ‘‘sentimentalité’’. »1
Colère et ironie, à la même époque, même dès avant le rectorat, à l’égard de ce qu’est en train de devenir officiellement la philosophie (soit ce qu’indiscutablement l’Allemagne a de plus précieux, depuis Leibniz et Kant jusqu’à Nietzsche, Marx, et lui-même), philosophie qui, au grand dam de Heidegger, se mâtine de politique, de science, de christianisme ou de nazisme.
C’est ce qu’il fustige sous le terme de « bavardage tapageur », Gerede und Getöse (on note l’allitération des deux G, ce qui rend en contraste d’autant plus significative la note sur son propre nom que je vais citer tout à l’heure) :
« Toute la dégradation du siècle qui se déroule s’affiche en ceci qu’il est en état de susciter à n’importe quel mouvement rien d’autre qu’un simple contre-mouvement – sous forme de ce bavardage tapageur qu’est la ‘‘science politique’’. »2
Là encore, il est question de l’antagonisme (mouvement / contre-mouvement), qui est comme le négatif du thème essentiel du Parménide, le contrepoint rythmique de l’alèthéia et de la lèthé, ce que Heidegger qualifie dans les Beiträge de « contrebattement » <Gegenschwung>, conçu d’après la palintonos harmoniè d’Héraclite, « l’harmonie contre-tendue » dont l’image la plus parlante est celle de l’arc tendu (et plus la corde est tendue et l’arc courbé en arrière, plus la flèche volera loin vers sa cible), comme entre l’Être et le Dasein lorsque ce dernier ne s’envisage pas en tant que sujet disposé face à l’étant « là-devant » .
Même chose concernant les philosophes nazis. Ici il s’agit de son pire ennemi, Ernst Krieck, recteur de l’Université de Heidelberg qui révoqua Jaspers et aboyait en 1934 en qualifiant la pensée de Heidegger de « ferment de décomposition et de dissolution du peuple allemand », et de manifestation de « la pensée étrangère du Juif » :
« La hâblerie des laissés-pour-compte, leur dissimulation et leur soif de revanche, leurs façons tapageuses, avec des accents d'emprunt. Il suffit de jeter le regard sur Ernst Krieck et son visage de garçon de quinze ans – qu'il est d'ailleurs resté. Et de surcroît, cet air de martyr que prennent nos infatués, eux qui ne montrent d'esprit d'invention que là où il s'agit de se mettre en valeur par des provocations tapageuses. – Science des folklores : nouvelle façon à la fois de s'abasourdir soi-même et de se rendre complètement obtus. »3
Concernant Krieck, qui ne cessait de l’insulter sur un mode profondément antisémite, Heidegger démontre sa grande maîtrise encore dans ses Carnets noirs :
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