À partir de sa démission du rectorat – le 28 avril 1934 –, Heidegger entreprend donc d’observer, en retrait, non sans colère ni dédain (« Rester en silence et dur… », écrit-t-il juste après la démission1), l’avancée des prodigieux dégâts spirituels qui s’opèrent dans l’Allemagne nazifiée qu’il a sous les yeux, mais également en Amérique et en Russie, pôles adverses en apparence d’un empire bifide dont il suit, comme tous les Européens de son temps, l’accroissement de la domination.
C’est apparemment une phrase de Nietzsche sur les Allemands qui dessille les paupières de Heidegger, une phrase « à faire peur » (furchtbare) avoue-t-il en la citant dans ses Carnets noirs aux alentours de 1934.
Qu’est-ce que cette phrase de Nietzsche peut bien avoir d’effrayant pour Heidegger ? C’est que les Allemands, pour Heidegger, c’est le peuple qui manque d’audace, c’est-à-dire qui n’ose pas se hisser à la mesure de son destin spirituel.
Dans une note des Cahiers noirs d’environ 19322, il désigne « l’homme allemand » d’un terme qui vient du Prométhée enchaîné d’Eschyle : ἄτολμος, « celui qui manque d’audace (τόλμα)», « qui n’a pas le cœur a » traduit Jean Grosjean : « Moi », dit Héphaïstos au vers 14 du Prométhée, « je n’ai pas le cœur à lier de force un dieu, mon frère… »[3 Or Nietzsche ne conçoit pas les Allemands comme indignes d’assumer leur destin, il pense au contraire qu’ils n’ont pas le courage de se regarder en face, et de comprendre que ce qu’ils sont (et pour Nietzsche, inutile de préciser que ce n’est pas glorieux…), c’est typiquement cela leur destin !
« Nietzsche donne une fois des Allemands – à la fin de son cheminement – dans Ecce homo – une "définition" à faire peur. Que veut dire "allemand" : "on ne veut pas être clair à propos de soi."»
Et quelques lignes plus bas :
« Or qu’avons-nous devant les yeux ? Un chaudron de sorcières (Hexenkessel) en pleine ébullition – si tant est que ce n’en est encore qu’à bouillir – christianisme, christianisme "positif", chrétiens allemands, "front" de l’Église confessante, vision du monde politisée, paganisme revivifié, désorientation, idolâtrie de la technique, culte sacrilège de la race, adulation de Wagner, etc. » 4
Revenons à notre question initiale concernant la supposée « rage » Ingrimm des frères Grimm ? Pourquoi Heidegger éprouve-t-il le besoin de projeter sa propre colère, dont je viens de sélectionner quelques incontestables éclairs ?
Parce que lui-même, Heidegger, n’est pas essentiellement un être de colère. D’ailleurs il le sait. Il rédige à ce propos, toujours dans les Cahiers noirs des années d’après le rectorat, une étonnante note concernant l’orthographe de son nom. On sent qu’il se donne comme une leçon à lui-même, en vue précisément de s’apaiser :
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