Séance vidéo et audio complète (avec commentaires et éclaircissements):
La question que je me pose, pour essayer de repenser autrement que mes prédécesseurs l’animosité parfois délirante de Spinoza à l’égard du judaïsme, est la suivante :
Quel sens cela avait-il pour lui de composer un Abrégé de grammaire hébraïque ?
Extrait de la préface de Ferdinand Alquié à la première édition française du Compendium en 1968 (en 4ème de couverture):
« L'Abrégé de Grammaire hébraïque paraît dans son ensemble, étranger aux problèmes dont l'étude a fait de Spinoza un grand philosophe. Mais Spinoza y a travaillé, l'a rédigé, et, à sa mort, l'a laissé avec d'autres manuscrits à Louis Meyer. Et les éditeurs de 1677, qui connaissaient bien Spinoza puisqu'ils étaient ses amis, n'ont pas hésité à le publier en même temps que l'Éthique et le Traité de la Réforme de l'entendement. Il n'est donc pas permis à un historien des idées s'efforçant de comprendre la philosophie de Spinoza de négliger un tel ouvrage. À une époque où, pour éclairer la pensée d'un auteur, on va parfois chercher ses moindres brouillons, comment un Traité, non achevé sans doute, mais mis en forme jusqu'au trente-troisième chapitre pourrait-il demeurer inconnu de presque tous ? À vrai dire, cela serait d'autant plus regrettable que l'on attache aujourd'hui, avec raison, la plus grande importance au rapport de la philosophie de Spinoza et de la tradition juive. Comment alors ne pas s'interroger sur ce que Spinoza a pensé de la langue dans laquelle cette tradition lui a été transmise ? D'autre part, les philosophes contemporains accordent de plus en plus d'intérêt au problème du langage. Est-il possible de négliger les pages que Spinoza a consacrées à un tel sujet ? »
Article du Monde du 22 avril 1969, signé J. L. à propos de la parution en français du Compendium :
« Dans ce livre, Spinoza traite l'hébreu comme une réalité objective, on dirait aujourd'hui une " structure ". Il s'élève contre la notion d'exception et montre ainsi que les lois du langage sont aussi universelles que celles de la nature. Il voulait même donner à cet Abrégé la forme géométrique de l'Éthique. Dans le chapitre VII du traité Théologico-politique, consacré à l'interprétation de l'Écriture, il parle d'une "connaissance universelle" de la langue hébraïque, qui suppose la possession de "données et principes certains". Il part des réalités les plus universelles et communes aboutissant à partir de ces fondements aux règles particulières. Appliquant la "lumière naturelle" à l'étude de l'hébreu, il déduit en quelque sorte tous les caractères de cette langue de ce que tous ses mots, sauf les interjections, les conjonctions et quelques particules, ont la valeur et la propriété du nom. Si défiant soit-il à l'égard du langage, Spinoza a cependant su appliquer à une langue, pour lui privilégiée, une méthode que sa philosophie éclaire et qui éclaire sa philosophie. »
Même si on s’en tient à l’hypothèse la plus anodine, celle que Wolfson et à peu près tout le monde a toujours tenue pour évidente, à savoir que Spinoza a désiré faciliter l’accès de ses amis et disciples à l’hébreu de la Bible – justification qui me semble très insuffisante, et presque de l’ordre de la blague juive tant le Compendium est illisible et impraticable si l’on ne possède déjà de solides notions d’hébreu biblique –, la question demeure de comprendre pourquoi Spinoza aurait tenu à ce que ses disciples s’initiassent à l’hébreu biblique – alors qu’il se plaint tant des manquements de cette langue dans le TTP, allant jusqu’à prétendre, on l’a vu, que la Bible aurait aussi bien pu – et même avantageusement – être rédigée dans une autre langue sans perdre sa sainteté pour autant.
Mon intuition, je l’ai assez formulée, et je vais continuer de la développer aujourd’hui, c’est que Spinoza éprouve vis-à-vis du Texte biblique une vigoureuse « hainamoration », pour des raisons profondes, non pas tant psychologiques (même si son incompréhension de l’enfance ne manque de laisser perplexe) que philosophiques.
Email de Philippe Réfabert sur l’enfance :
« Tout ce que vous relevez de la psychologie sommaire et Spinoza, de l’amputation de son enfance, du caractère si sec, si squelettique de son discours étique, m’a donné à penser à Freud et au Président Schreber. Nous ne saurons jamais ce qui est arrivé à Spinoza, dites-vous. Sans doute, mais nous pouvons imaginer qu’il a subi quelque « meurtre d’âme », une figure qu’à la suite de Ferenczi j’ai un peu travaillée dans mon De Freud à Kafka et dans Comme si de rien. Sous le coup d’un choc, d’une « vis » l’enfant est partagé, coupé en deux, entre d’un côté un enfant endormi et de l’autre un enfant ou plutôt un petit adulte doué d’une intelligence prodigieuse et qui n’a rien senti. Une mutation. »
Ce Texte, qui fut le terreau de sa génialité durant sa jeunesse, était devenu pour son euclidisme un véritable casse-tête. Il le dit d’ailleurs expressément dans une lettre à Blyenbergh1 :
« Je l’avouerai sans détours, je ne comprends pas l’Écriture, bien que j’aie consacré un certain nombre d’années à l’étudier; et je sais que je ne puis, quand je dispose d’une démonstration solide, arriver jamais à des pensées qui la remettent en doute. Je me repose sur ce que l’entendement me fait percevoir, sans craindre qu’il puisse me tromper, ni que l’Écriture puisse lui opposer une contradiction; car la vérité ne peut contredire la vérité <je souligne : les mathématiques contemporaines ont réduit en poudre cette certitude de Spinoza> , ainsi que je l’ai clairement montré dans mon Appendice (je ne puis vous indiquer le chapitre exact, n’ayant pas le livre en cet endroit où je suis); et l’exercice de mon pouvoir naturel de comprendre, que je n’ai jamais trouvé une seule fois en défaut <je souligne : cela ne prouve rien, et est contredit par Spinoza lui-même : « Je suis conscient de n’être qu’un homme et j’ai pu me tromper. »2…>, a fait de moi un homme heureux. J’en jouis, en effet, et m’applique à travers la vie, non dans la tristesse et les lamentations, mais dans la tranquillité joyeuse et la gaieté, ainsi qu’il convient à qui réalise en comprenant quelque progrès intérieur. »
Le problème, donc, qu’énonce ici Spinoza à Blyenbergh, c’est que la Bible, n’est pas, à l’instar de la Nature (croit-il), un livre qu’il suffit d’observer pour le comprendre. Or si l’on ne comprend pas la Bible, explique Spinoza, la faute ne saurait en être à la faculté de compréhension fidèle à la vis argumenti, laquelle n’a pas d’avantage à être remise en question que la géométrie euclidienne.
J’en profite pour signaler ce que m’a signalé Philippe Réfabert par email, que le mot vis en latin est carrément associé au viol, selon le Dictionnaire étymologique de la langue latine de Ernout et Meillet :
Voilà une première lézarde vis-à-vis de la pensée juive : La vis argumenti fait jouir Spinoza, tandis que c’est le questionnement, la Schwingung et l’énigme du Texte qui traditionnellement fait jouir les Juifs.
Inutile de préciser que les dizaines d’arguments historicistes de Spinoza, « lecteur philosophe » (philosophe lector)3, contre le Texte biblique n’ont jamais convaincu qui que ce fût goûtant les commentaires traditionnels, ésotériques, et mystique du judaïsme. Autant vouloir révoquer toute la peinture occidentale sous le prétexte qu’historiquement, rationnellement, il n’est pas concevable que le Christ ait eu autant de physionomies différentes que lui en ont attribuées tous les plus grands peintres de tous les siècles ! L’argumentation exaspérée parfois de Spinoza contre les rabbins pharisiens donne cette impression d’un maniaque de l’exactitude frustré à l’idée que lui manquent les passages du Nouveau Testament où était précisément décrit le Christ, la couleur de ses yeux, de ses cheveux, sa stature, la forme de son visage, etc.
Mais plus encore, c’est l’échec de la rationalité en soi, qui condamne toute la prétention de Spinoza à réfuter irréfutablement les préjugés humains et la superstition à l’origine, selon lui, de la croyance dans le Dieu de la Bible.
Strauss l’explique très clairement dans un texte plus tardif, son Avant-propos à la traduction anglaise de La critique de la religion de Spinoza :
« Le retour au judaïsme exige aussi aujourd’hui qu’on triomphe de ce qu’on peut appeler l’obstacle éternel à la foi juive : la philosophie traditionnelle d’origine grecque, c’est-à-dire païenne <très discutable>. Car les alternatives, respectables, impressionnantes ou spécieuses, à l’acceptation de la révélation, à l’abandon de soi à la volonté divine, se sont toujours présentées et se présentent encore comme fondées sur ce que l’homme connaît par lui-même, par sa raison. La raison a atteint sa perfection dans le système hégélien; les limites essentielles du système hégélien découvrent les limites essentielles de la raison et, par là, l’inadéquation radicale de toutes les objections élevées par la raison contre la révélation. Avec l’effondrement final du rationalisme, l’éternel conflit entre la raison et la révélation, entre la croyance et la foi a été résolu en principe, même au plan de la pensée humaine, en faveur de la révélation. La raison ne connaît que des sujets ou des objets, mais le Dieu vivant et aimant est sans aucun doute infiniment plus qu’un sujet et ne peut jamais être un objet, quelque chose qu’on regarde avec détachement ou indifférence. »4
Et ailleurs, il explique encore l’échec de la philosophie des Lumières à contrecarrer l’orthodoxie religieuse au point d’avoir dû recourir à la raillerie, et citant Lessing, « de ‘‘débusquer par le rire’’ l’orthodoxie de la position dont ne l’avait délogée aucune preuve par le moyen de l’Écriture ou par la Raison. »5
Et enfin :
« La véritable réfutation de l’orthodoxie exigerait qu’on produise la preuve que le monde et la vie humaine sont parfaitement intelligibles sans la supposition d’un Dieu mystérieux; elle exigerait au moins le succès du système philosophique: l’homme doit se montrer théoriquement et pratiquement maître du monde et de sa propre vie; le monde simplement donné doit être remplacé par le monde créé théoriquement et pratiquement par l’homme. L’Éthique de Spinoza essaye d’être le système mais n’y parvient pas; son exposition claire et distincte de toutes choses reste fondamentalement hypothétique. En conséquence son statut, du point de vue de la connaissance, n’est pas différent de celui de l’orthodoxie. »6
Venons-en maintenant à une autre épine de taille dans le buisson de Spinoza : tous les commentateurs sérieux ont remarqué les nombreuses et profondes contradictions qui émaillent l’argumentation centrale même du TTP.
« La partie théologique du Traité » écrit Strauss dans « Comment lire le Traité Théologico-Politique », « s’ouvre et se clôt sur l’affirmation implicite que la révélation ou la prophétie, entendue comme une certaine connaissance de vérités qui dépassent la raison humaine, est possible. L’affirmation est répétée, explicitement ou implicitement, dans un grand nombre d’autres passages de l’ouvrage. Mais il y a aussi des passages dans lesquels la possibilité d’une connaissance suprarationnelle est simplement niée. Spinoza se contredit donc lui-même dans ce qu’on peut appeler le thème central de l’ouvrage. Suspendre son jugement à propos de ce qu’il pensait de cette question équivaudrait à rejeter le Traité comme un livre complètement inintelligible. »7
Leo Strauss trace ainsi et détaille la liste de toutes les autres contradictions philosophiques de Spinoza. Or Strauss reste persuadé, conformément à son idée majeure de La persécution et l’art d’écrire (où d’ailleurs il a inséré son étude sur le TTP) selon laquelle « il n'existe probablement pas de meilleure manière de cacher la vérité que de la contredire »8, que Spinoza, n’écrivant sciemment que pour la postérité, comme tous les grands penseurs, rusait en permanence avec son temps, et que toutes les fois où il énonce deux avis contradictoires à deux endroits différents du TTP, l’un des deux est un leurre tandis que l’autre décèle sa vraie pensée.
Cette théorie d’une cautèle stylistique et structurelle de Spinoza est intéressante et probablement vraie en partie, mais il est difficile de le suivre jusqu’au bout…
D’ailleurs Strauss lui-même doit bien reconnaître que certains arguments de Spinoza frisent l’infantilisme :
« Le Traité » écrit-il dans Comment lire le TTP, « est dirigé contre quatre positions très différentes: le scepticisme chrétien, le dogmatisme chrétien, le scepticisme juif et le dogmatisme juif <à remarquer qu’il n’y a pas à proprement parler au sein même du judaïsme de « scepticisme » ni de « dogmatisme » juifs ; ce sont des notions non juives qu’on ne peut qu’appliquer très artificiellement au judaïsme et à la seule condition – absurde, et non juive par définition – de dissocier le judaïsme de la pensée juive; c’est là où le bât blesse ; Strauss s’exprime toujours d’abord en philosophe et il ne semble ni familier ni intéressé par pensée juive>. Or les arguments qui seraient décisifs contre l’une ou l’autre de ces positions pourrait être sans aucune force contre les autres. Par exemple, les arguments fondés sur l’autorité du Nouveau Testament pourraient être décisifs contre telle ou telle forme de théologie chrétienne, voire contre toutes les formes de théologie chrétienne, mais ils sont de toute évidence sans force utilisés contre quelque position juive que ce soit. C’est pourquoi on s’attendrait à ce que Spinoza fasse la critique de chacune de ces quatre positions pour elle-même. Mais, à très peu d’exceptions près, c’est une seule et même critique qu’il dirige contre ce qui peut apparaître comme un être imaginaire formé ad hoc d’éléments hétérogènes puisés dans le judaïsme, le christianisme, le dogmatisme et le scepticisme. Le fait qu’il n’ait jamais pris la peine de faire la distinction entre les différentes positions qu’il attaque et d’être bien attentif à la nature particulière de chacune semble ôter toute crédibilité à sa critique. Par exemple, il fait précéder sa critique de la possibilité des miracles par un exposé de la conception vulgaire de cette question qui dépasse probablement en simplisme tout ce qui a jamais été dit ou insinué par les plus stupides ou les plus obscurantistes de ceux qui ont quelques teinture en théologie juive ou chrétienne. Ici, la critique de Spinoza semble avoir choisi pour cible une position peut-être bien dépourvue de toute réalité effective mais particulièrement facile à réfuter. »9
L’argument de Strauss est assez évident concernant le christianisme, beaucoup moins concernant la logique interne du rapport de Spinoza à la Bible qu’il envisage selon tous les préjugés antijuifs du christianisme (les Hébreux peuple-enfant, etc.) :
« C'est la puissance politique et sociale du christianisme qui explique également pourquoi la matière du Traité est plus juive que chrétienne. Il était infiniment moins dangereux d'attaquer le judaïsme que d'attaquer le christianisme, et il était d'une manière différente moins dangereux d'attaquer l'Ancien Testament que le Nouveau. »
Là encore, il faut détailler et nuancer. Spinoza est sincèrement paulinien sur le fond, à la mesure de sa conception de l’universalité, même s’il le cite contradictoirement ici et là comme le remarque Madeleine Francès :
« Cette thèse est ici prétexte à une interprétation de Paul, prétexte à des citations contradictoires de Paul (les juifs sont élus, les juifs ne sont pas élus), prétexte enfin pour montrer aux calvinistes que dans les Évangiles mêmes les juifs sont élus, et que, par suite, les mêmes problèmes se posent dans les deux Testaments. »10
Voici un exemple précis pour comprendre la différence entre deux manières d’envisager le Texte. Saint Paul, dans l’Épître aux Hébreux fait une erreur en citant la Genèse 47, 31 <« Jacob dit : Jure-le-moi. Et Joseph le lui jura. Puis Israël se prosterna sur le chevet de son lit. »>
Et Paul : « C’est par la foi que Jacob mourant bénit chacun des fils de Joseph, et qu’il adora, appuyé sur l’extrémité de son bâton.>
Spinoza s’énerve et défend saint Paul (qui a confondu le « lit » et le « bâton » de Jacob) contre le Texte même de la Bible, qui selon lui n’a pu qu’être odieusement trafiqué ou bâclé par les Massorètes !
« Comme si l’Apôtre avait dû apprendre le sens de l’Écriture de ceux qui l’ont ponctuée! Pour moi ce sont bien plutôt ces derniers qu’il faut accuser… »11
Et Spinoza se lance dans une comparaison des deux versions, celle de Paul et celle du Texte, pour démontrer more geometrico qu’il s’agit bien du « bâton »
de Jacob et non de son « lit »,
les deux mots ne se distinguant pas hormis par leur voyelles.
Tout l’argument rationnel de Spinoza consiste à dire que Jacob n’est pas encore malade (il est en effet déclaré « malade » et « alité » qu’au chapitre suivant) mais seulement très vieux (le texte dit néanmoins : « Lorsqu’Israël approcha du moment de sa mort… »).
L’argumentation de Spinoza repose sur l’idée que le rédacteur de la Bible est un « historien », un rationaliste, et que c’est au nom de la même universelle raison que Spinoza, des millénaires plus tard, comprend ce que l’historien qui a rédigé la Genèse a à l’esprit : mentem historici fuisse.
Tout cela, ce petit bout de la lorgnette rationaliste et universelle pour en arriver à ce poncif qu’un vieillard s’appuie sur un bâton.
Comparons maintenant avec ce que la pensée juive fait du même fragment de verset.
Avant cela, il faut savoir qu’à l’acception de « bâton » correspondent plusieurs termes en hébreu, qu’ils aient des sens différents ou qu’ils soient synonymes : le sceptre, la branche, la houlette etc.
Ainsi le bâton, au sens de la canne qui aide à marcher (le « bâton de voyage ») se dit maqel aussi bien que mateh.
Or il est plus que vraisemblable que si la Bible avait voulu évoquer le « bâton » de Jacob plutôt que son « lit », elle aurait préférablement employé le mot maqèl
qui revient plusieurs fois dans l’histoire de Jacob (alors que le mot mateh jamais, mais seulement dans la Genèse lors de l’histoire de Juda et Tamar), et en particulier désigne son « bâton » au chapitre 32, 11 : « J’ai passé ce Jourdain avec mon bâton maqèl… »
Le mot mateh en effet désigne à la fois une « tige », une « branche » issue d’un tronc, et est associé au « sceptre », à la royauté donc, et surtout à la « tribu » dont elle est l’homonyme (au sens où la tribu est issue d’un tronc commun comme la branche l’est de l’arbre). Le mot mateh s’appliquerait dès lors particulièrement mal à Jacob, qui figure non une branche tribale mais bien le tronc d’où sont issues les 12 tribus d’Israël, soit ses douze fils.
D’autre part, le mot maqèl, lui, vient d’une racine, maqal, qui signifierait to germinate et to sprout selon Gesenius, soit « germer » mais aussi « faire germer » (comme une graine fait germer une plante), puisque les deux verbes s’emploient aussi bien à la forme intransitive que transitive en anglais.
Autant de raisons rationnelles (c’est-à-dire conformes à la logique « historique » du Texte) d’associer à Jacob le mot maqèl plutôt que matèh s’il s’agit d’évoquer son « bâton ».
Par ailleurs ce maqèl, explique le Midrash Rabbah, est celui avec lequel Jacob a miraculeusement divisé le Jourdain pour pouvoir le traverser, tel Moïse la Mer rouge, d’où l’allusion aux « deux camps » à la fin du même verset.
Il s’agit par conséquent, évidemment, d’un « bâton » associé au statut spirituel de Jacob, et nullement, d’après le trivial petit bout de la lorgnette rationaliste, à son âge ni à sa démarche, ce qu’exprime d’ailleurs assez clairement le verset 32 où apparaît Jacob, s’adressant à Dieu évoque son maqèl : « Je suis trop petit pour toutes les grâces et pour toute la fidélité dont tu as fait preuve envers moi, ton serviteur. En effet, j’ai passé ce Jourdain avec mon bâton maqèl et maintenant je peux former deux camps. » (Chouraqui : « Je suis petit pour tous les chérissements et toute la vérité que tu as faits à ton serviteur : oui, avec ma canne, j’avais passé ce Iardèn : et maintenant je suis en deux camps. »)
Toujours en demeurant rationnel, mais en respectant l’esprit non plus de l’historien mais du judaïsme, voyons maintenant le commentaire de Rachi sur le mot « lit » (mitah) que saint Paul et Spinoza s’imaginent, à l’encontre du Texte, être un bâton (matèh)…
« Israël se prosterna à la tête du lit. Il s’est tourné vers la chekhina <Au moment de sa mort Jacob s’incline vers Dieu, évidemment, et non vers son bâton. >. D’où l’on apprend que la chekhina se trouve au-dessus de la tête d’un malade (Nedarim 40b). Autre explication de « à la tête du lit » : Sa « couche » était parfaite, en ce qu’il ne s’y trouvait pas d’impie. Car Joseph, qui était devenu roi après avoir été emmené en captivité parmi les païens, s’était néanmoins maintenu dans sa piété (Sifri Waeth‘hanan 31). »
Le lit désigne l’endroit où Dieu vient visiter le malade et le mourant (et non pas le clopinant sur sa canne), et d’autre part le lit fait allusion à la couche conjugale que n’a pas souillée Joseph en refusant de coucher avec la femme de Potiphar… Le mot « tête » désigne ainsi la royauté spirituelle de Joseph, et le mot « lit », sa pureté respectée, et ainsi la pureté de son serment envers son père sur son lit de mort (et non sur sa canne de malade !).
Voilà les raisons (il en est probablement des dizaines d’autres dans les commentaires rabbiniques) pour lesquelles le lit de Jacob n’est pas une canne ni le mitah un matèh !
Ce que Strauss ne semble donc jamais prendre en considération, c’est la manière dont Spinoza attaque l’Ancien Testament – et ce qu’elle révèle, cette manière, concernant à la fois sa conception du langage et la « langue » de sa pensée. Car les attaques de Spinoza n’ont rien en commun avec celle d’un Voltaire, par exemple, ni même avec celle d’Uriel Da Costa qui précède Spinoza de quelques années dans sa rupture compliquée avec le judaïsme.
Leo Strauss n’a donc pas tort, mais il ne voit (ou en tout cas ne dit) pas tout.
Il est donc évident que les passages concernant le Christ n’ont pas la portée des passages concernant les rapports ambigus de Spinoza vis-à-vis de l’hébreu, (ce dont ne parle pas Strauss), pour la raisons très simple que d’une part Spinoza tenait à sa vie (critiquer le Christ, et même saint Paul, aurait été suicidaire), et d’autre part qu’il avait besoin de se conserver ses lecteurs, disciples et amis, tous calvinistes, et ne pouvait se permettre de choquer démesurément ces charmants Gentils qui n’étaient que peu fins philosophes.
(À suivre)
Pléiade, p.1145-1146
Fin de la préface du TTP, Pléiade p.616
Pléiade p.615
Le testament de Spinoza, p.272-273
Ibid. p.352 (note 166)
Ibid. p.307
Op. cit. p.222
La persécution et l’art d’écrire, p.112
Le Testament de Spinoza, p.253
Pléiade p.1460
Ibid. p.724