Spinoza, on le sait, était un fervent partisan des frères De Witt qui s’opposaient à Guillaume d’Orange. Il sera bouleversé par leur lynchage :
« 20 août 1672. Les frères de Witt sont massacrés dans la rue par une foule furieuse. Les autorités laissent faire. (Le crime ne sera pas puni, aucune enquête ne sera faite.) Spinoza rédige un placard: Ultimi Barbarorum <les derniers barbares!!!>, qu'il veut aller coller sur un mur en pleine ville. Van Spick le retient.»1
Spinoza n’était pas un pur esprit imperméable aux conflits politiques de son temps. Leo Strauss d’ailleurs considère que le TTP est davantage encore qu’une critique de la position de Maïmonide, une véritable « attaque » contre le protestantisme :
« Ce n’est pas contre Maïmonide qu’est dirigée la véritable attaque de Spinoza mais contre le protestantisme, plus exactement contre le calvinisme contre-remontrant. »
Ces questions de l’organisation politique étaient donc loin d’être indifférentes à Spinoza – alors quelles n’ont aucune influence sur la pensée juive, qui est pensée de l’exil et de la soumission malheureuse aux aléas de la domination impériale (c’est donc aussi une pensée du politique, mais sans ambition politique pour elle-même).
C’est sans doute une origine plausible, quoique superficielle (en comparaison de la torture de la Schwingung juive pour Spinoza), de sa rupture avec le Judaïsme qui n’est hanté par aucune ambition politique, à la différence du catholicisme, du protestantisme luthérien ou calviniste (toutes tendances confondues) et bien entendu de l’Islam, ce dont on a un bref signe lorsque, comparant l’importance de la circoncision pour les Juifs à la natte traditionnelle des Chinois, il imagine en précurseur du sionisme une résurrection de l’antique « empire » des Hébreux (de l’organisation politique duquel il dit par ailleurs tant de bien) :
« J’attribue aussi une telle valeur en cette affaire au signe de la circoncision qu’à lui seul je le juge capable d’assurer à cette nation juive une existence éternelle; si les principes mêmes de leur religion n’amollissaient pas leurs cœurs <je souligne>, je croirais sans réserve, connaissant la mutabilité des choses humaines, qu’à la moindre occasion les Juifs rétabliraient leur empire et que Dieu les élirait de nouveau. De l’importance que peut avoir une particularité telle que la circoncision, nous trouvons un exemple remarquable chez les Chinois: eux aussi conservent très religieusement cette mèche en forme de queue qu’ils ont sur la tête comme pour se distinguer de tous les autres hommes, et par là ils se sont conservés pendant des milliers d’années, dépassant de beaucoup en Antiquité toutes les nations; ils n’ont pas maintenu leur empire sans interruption, mais l’ont toujours relevé quand il s’est trouvé ruiné et le relèveront encore sans aucun doute sitôt que le courage des Tartares commencera d’être affaibli par une vie molle et luxueuse. »2
Son propos, donc, dès le début du TTP, consiste à tirer de l’examen de la seule Écriture ce qu’elle est, et ce qu’elle n’est pas. Ce qu’est l’Écriture, d’après la tradition « judéo-chrétienne » (mais pas d’après le judaïsme, selon lequel l’Écriture n’est pas qu’une « parole » ni un « testament »), c’est la Parole de Dieu.
Et ce que la Bible n’est pas, c’est ce qu’en ont fait tous les exégètes historiques depuis l’Antiquité jusqu’au XVIIème siècle hollandais (où l’interprétation de la Bible relève d’une « autorité théologico-politique ») : catholiques et protestants, à quoi Spinoza mêle les Pharisiens (c’est-à-dire les Juifs), les seuls qu’il désigne ad hominem et auxquels il réserve ses attaques les plus virulentes, rejoignant souvent l’antijudaïsme et même l’antisémitisme le plus classique.
Ainsi par exemple lorsqu’il accuse les Juifs de n’être aussi universellement haïs que parce qu’ils pratiquaient eux-mêmes la haine de toutes les nations. C’est un passage fameux (et un peu délirant) du TTP qui fait la joie de tous les publicistes antisémites depuis des siècles, vraisemblablement une interpolation de son ancienne Apologie contre la Synagogue qu’aucune cautèle politique ne justifie, hormis le souci de flatter par lâcheté ses contemporains qui partageaient de toute façon déjà ce type de préjugés antisémites, et qui est parfois repris sans aucune distance (ni aucune connaissance de la Bible) par nos propres contemporains qui ne voient pas de solution de continuité, par exemple, entre ce que dénonce ici Spinoza et l’« apartheid » mené par les Israéliens contre les Palestiniens…
« N’oublions pas ce qu’avaient été les circonstances à l’origine: après que les Hébreux eurent transféré leur droit à Dieu et que le royaume ainsi fondé fut devenu le Royaume de Dieu, les autres populations – par rapport à eux, seuls Fils de Dieu – ne pouvaient plus être qu’ennemies de Dieu. Les Hébreux se mirent donc à les détester d’une haine intense (car cette haine leur semblait exigée par la ferveur de leur croyance)… »
« L’amour des Hébreux pour leur patrie était donc plus qu’un amour, c’était une ferveur religieuse, provoquée et entretenue - en même temps que la haine envers les autres peuples - par le culte quotidien. Et ce patriotisme devenait une véritable seconde nature. Les cérémonies de la religion hébraïque, en effet, non seulement différaient de celle de toutes les autres religions (de sorte que les fidèles se sentaient distingués et séparés), mais elles offraient avec elles un absolu contraste. De la réprobation quotidiennement exprimée devait naître une haine permanente de l’étranger, ancrée plus profond dans les cœurs que tout autre sentiment. Est-il rien de plus violent, plus tenace, qu’une haine inspirée par une fervente dévotion et considérée elle-même comme fervente? La cause ordinaire dont s’accroît indéfiniment la haine ne manquait point, d’autre part, d’agir ici: à savoir la haine, pareille et implacable, dont les autres peuples payaient les Hébreux de retour. Songeons à l’accumulation de tous les facteurs convergents. Les citoyens étaient délivrés du joug de toute autorité humaine. Ils aimaient d’une ferveur religieuse leur patrie. Quant à l’étranger, ils avaient non seulement la permission de s’opposer à lui de toute la force de l’ordre national et de leur haine, mais le devoir sacré de le détester férocement. Enfin, leurs mœurs et leurs cérémonies leur étaient personnelles. Combien, soulignons-le, toutes ces circonstances contribuèrent à affermir les cœurs, préparant les citoyens à supporter avec patience et courage, pour la patrie, n’importe quelle épreuve! Aussi bien que le raisonnement, l’expérience apporte ici une évidente confirmation. »3
Spinoza, qui feint de ne pas savoir que ce qui est « haï » dans la Bible c’est l’idolâtrie, à savoir les « autres dieux », s’appuie sur tel psaume dans lequel David proclame détester ceux qui détestent son Dieu, et néglige pour servir son argumentation tous les passages de la Bible en faveur de l’Étranger.
Mais surtout, il contredit dans ce passage vraisemblablement de jeunesse où la haine d’autrui est la conséquence automatique de l’amour de soi – contrevenant à la maxime juive la plus célèbre sans doute : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » –, la définition de la haine qu’il donne dans l’Éthique (qu’il est sensé avoir en tête lorsqu’il rédige le TTP) :
« Cet effort pour faire que chacun approuve ce que l’on aime ou ce que l’on hait est en réalité de l’ambition. Et nous voyons par conséquent que chacun a naturellement le désir que les autres vivent selon son naturel (ingenio) à soi, et comme tous ont un pareil désir, ils se font pareillement obstacle; et comme tous veulent être loués ou aimés par tous, ils se haïssent réciproquement. »4
Enfin ces passages anthropologiques chez Spinoza nuancent la thèse d’une « attitude purement théorétique » comme l’exprime Leo Strauss dans son étude Introduction à la science de la Bible de Spinoza et de ses précurseurs5 :
« Radicalement compris, l’intérêt pour la théoria exige que tout ce qui est devienne objet de la théoria, qu’on se tienne en face de tout ce qui est dans une attitude théorétique. Spinoza ne peut qu’être choqué par la position particulière que l’Écriture occupe chez Maïmonide : l’Écriture aussi est pour Spinoza objet de l’intérêt théorétique, tout autre intérêt pour l’Écriture étant par principe dévalué <là est le point : quel est le « principe » de Spinoza, qui vaille mieux que la pensée juive ?>. C’est ce qui a des conséquences décisives pour l’interprétation de l’Écriture. Il n’est pas permis de présupposer l’Écriture comme vraie. C’est seulement en se fondant sur un examen impartial de l’Écriture qu’on a le droit de porter un jugement sur la vérité de l’Écriture. »
Une fois que Spinoza a décidé de ce que n’était pas l’Écriture – et en particulier, ce qu’il ne dit pas de manière claire et nette mais révoque en les qualifiant de superstitions de vieilles femmes, qu’elle n’est surtout pas un Texte mystique, « hiéroglyphique » dit Strauss, dont l’énigme dissimulée dans chaque mot et chaque lettre est source de questionnement, de jouissance et de pensée (position purement juive) – il n’est pas si aisé de déterminer ce qu’elle est exactement, pour la bonne raison que Spinoza s’est en quelque sorte amputé – comme de son enfance ! –, de la seule branche sur laquelle il pouvait compter, à savoir le Texte lui-même.
La méthode d’interprétation pure de toute influence extrinsèque dont se réclame Spinoza, cette théorétique il la tire de la méthode scientifique, rationnelle, objective (croit-il) de l’examen de la Nature.
« De même en effet que la méthode dans l’interprétation de la nature consiste essentiellement à considérer d’abord la nature en observateur et, après avoir ainsi réuni des données certaines, en conclure les définitions des choses naturelles, de même, pour interpréter l’Écriture, il est nécessaire d’en acquérir une exacte connaissance historique et, une fois en possession de cette connaissance, c’est-à-dire de données et de principes certains, on peut en conclure par voie de légitime conséquence la pensée des auteurs de l’Écriture. »
Autrement dit, le premier mur de l’impasse dans laquelle va s’engager Spinoza, muraille qu’il bâtit et dans laquelle il s’enferme lui-même, consiste à confondre la Nature et l’Histoire, puis à rabattre cette Histoire fantasmatiquement naturelle sur le Texte, dont il croit pouvoir déterminer avec une objectivité absolue les étapes de sa rédaction par des mains humaines.
Il suffit de citer deux passages du TTP à quelques lignes de distance pour comprendre les données de la contradiction avec se débat Spinoza (lui parle de « difficulté de la méthode »)…
« La règle universelle à poser dans l’interprétation de l’Écriture est de ne lui attribuer aucun enseignement qui ne découlerait pas avec la plus grande clarté de l’enquête historique elle-même. »6
Ce que Spinoza qualifie d’enquête historique revient ni plus ni moins qu’à faire outrancièrement du Sainte-Beuve :
« Cette enquête historique doit rapporter au sujet des Livres des prophètes toutes les circonstances particulières dont le souvenir nous a été transmis: j’entends la vie, les mœurs de l’auteur de chaque livre; le but qu’il se proposait, quel il a été, à quelle occasion, en quel temps, pour qui, en quelle langue enfin il a écrit. Elle doit rapporter aussi les fortunes propres à chaque livre: comment il a été recueilli à l’origine, en quelles mains il est tombé, combien de leçons différentes sont connues de son texte, quels hommes ont décidé de l’admettre dans le canon, et enfin comment tous les livres reconnus comme canoniques par tous ont été réunis en un corps. Tout cela, dis-je, l’enquête historique sur l’Écriture doit le comprendre. »7
Et tout cela à concilier avec cette règle d’airain herméneutique que Spinoza ne cesse de transgresser :
« Nous ne devons pas adapter de force aux injonctions de notre raison et à nos opinions préconçues la pensée de l’Écriture <Spinoza ne fait que cela!>; toute connaissance des Livres bibliques doit être tirée de ces Livres seuls. »8
À partir de son présupposé historiciste, improbable car indémontrable – puisqu’il n’existe plus de peuple hébreu contemporain de la rédaction de la Bible et qu’il n’en a jamais « existé » non plus qui lui soit antérieur, aucune trace hébraïque ne précédant l’hypothétique rédaction de la Bible –, Spinoza, refusant de considérer l’Écriture comme un pur Texte (c’est-à-dire un Texte-Langue, un texte qui soit à lui-même sa propre langue) est obligé de contrevenir à sa propre méthode de départ (là est l’aporie) en inventant une connaissance « historique », donc extérieure au Texte, qu’il cherche néanmoins à extirper du Texte où lui-même vient de l’enfoncer et de la visser (vis argumenti !) de toutes ses forces.
Ce qui donne des phrases consternantes de candeur comme :
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