Le cas singulier d’un exalté de l’Universel (Alain Badiou 1/2)
QUINZIÈME SÉANCE, 6 DÉCEMBRE 2020
Je voudrais préciser plusieurs choses concernant la dernière séance :
Revenir sur ma formule : « L’ordo-libéralisme imbibé d’idéologie nazie ». Alexandre Schild m’a fait remarquer que ce raccourci était inexact, ce qu’explicite d’ailleurs très bien Johann Chapoutot dans sa démonstration, et Alexandre Schild a eu raison de m’écrire :
« Chapoutot dit qu'après-guerre, sous l'impulsion d'Adenauer, il y a une alliance paradoxale entre, au niveau macro-économique, un ordo-libéralisme constitutivement anti-nazi (de droite catho) parce qu'anti-socialiste et pro-État (justement), et, au niveau micro-économique, une conception du management héritière de la Menschenführung nazie (mais elle-même d'origine américaine) – une alliance, donc, entre deux choses différentes, et précisément sur leur compatibilité ou non avec le nazisme (pour l'ordo-libéralisme, c'est non, pour le management c'est oui). »
Les chose sont donc toujours plus nuancées et complexes qu’on ne le dit et le croit, et il faut essayer de ne jamais tomber dans les travers qu’on reproche à autrui – et que je vais reprocher aujourd’hui à Aloysius Baudruche, notre cas d’école…
J’avais prévu de citer la dernière fois un autre passage de l’étude d’André Vauchez et de Bénédicte Sère intitulée Les chrétiens d’Occident face aux juifs et aux musulmans au Moyen-Âge1 sur ce qu’on nomme la translatio studiorum, le transfert de savoir, d’étude et de pensée entre la culture classique grecque, l’Islam, et la Chrétienté, pour appuyer mon affirmation d’un domaine d’essence métaphysique partagé entre l’Islam et la Chrétienté – alors que la pensée juive s’en est majoritairement détournée – à l’exception notable de rares rabbins tels Maïmonide :
« C’est par la terre d’Islam qu’est revenue au monde latin une grande partie des patrimoines philosophiques et scientifiques non seulement de la Grèce classique mais aussi de l’Iran et de l’Inde grâce au travail de traduction et d’agencement réalisé dans l’Irak et la Syrie abbassides entre le VIIIème et le Xème siècle. Ce retour a une géographie : on repère des voies de transmission et des centres de diffusion. En somme, trois : Tolède, Naples, Paris.
À Tolède, les communautés linguistiques et religieuses s’interpénètrent et autorisent ainsi la production de traducteurs <dont un grand nombre étaient juifs, comme on l’a vu la dernière fois> et l’échange des textes pour un unique projet : faire passer en terre latine le vaste corpus philosophique gréco-arabe. De Cordoue à Tolède, c’est-à-dire de l’Occident musulman à l’Occident chrétien, le transfert des études, en cette fin de XIIème siècle, reproduit le scénario antérieur au tournant du Xème et XIème siècle qui a vu la science passer de Bagdad à Cordoue. Bagdad-Cordoue-Tolède : la translatio est d’abord interne au monde musulman, liée à son histoire et à ses conquêtes <l’impérialisme guerrier accompagne aussi un déploiement de la pensée universaliste qui le légitime et le justifie> avant de circuler au sein de la péninsule ibérique, d’une culture religieuse à l’autre. C’est ce cheminement qui a rendu possible le retour de la science grecque au monde latin, par l’ouverture et le rayonnement de Tolède vers la Provence et le royaume de France. »
Mon autre oubli concerne l’idée, que j’ai trop peu explicitée la dernière fois, selon laquelle l’identité du peuple juif est paradoxale – et non « intrinsèquement problématique » comme la qualifiait Frédéric Lordon en commentant la décision de Shlomo Sand de demeurer israélien mais de cesser d’être juif.
DISTINGOS D’ALEXANDRE SCHILD SUR LE PAYS ET LA NATION :
« Je crains que tu ne te sois laissé embarqué par Shlomo Sand dans la confusion entre Nation et pays qui se trouve dans les lignes de lui que tu as citées. Ainsi, quand tu dis que dans un pays, il y a des langues, des mœurs, des coutumes etc., différentes – là c'est clairement la Nation que tu as à l'esprit. Et ajoutes: «pays, ça ne veux pas dire grand'chose»! Mais enfin… le pays breton, le pays normand, le pays basque de Chillida, le pays catalan de Miró, le «pays savoyard» de mon cher et considérable poète C. F. Ramuz, qui lui-même parle du pays (aixois) de Cézanne (où, après s'être retrouvé tout «dépaysé» à Marseille, il s'est d'un coup senti «repaysé»), et qui a pu déclarer dans les années trente «Patriote, peut-être [sous-entendu: tout dépend du sens où on l'entend], nationaliste jamais.», c'est tout autre chose, et une chose qui, à mon sens, reste à penser (en relation avec l'habitation humaine du monde sur la Terre et sous le Ciel). »
En quoi le peuple juif est-il un peuple paradoxal ? J’ai invoqué l’impossible réduction des Juifs à une communauté ethnique, génétique ou biologique, puis je suis passé ensuite à autre chose. Or qu’il n’y ait pas de similitude génétique parmi les Juifs ne suffit bien sûr pas à expliquer le paradoxe.
Je vais donc tenter maintenant d’expliquer en quoi consiste ce paradoxe. À ma connaissance, aucune des spécificités qui caractérisent le peuple juif ne s’appliquent intégralement à d’autres peuples, communautés, ou nations :
Il n’est pas parmi les Juifs de similitude linguistique (tous les Juifs ne parlent pas la même langue, et certains, et même beaucoup d’entre eux, ne pratiquent même pas la langue sacrée de leur religion) ; pas de proximité géographique, au sens paysan d’un « pays » (c’est une évidence) ; pas de similitude historique (l’histoire des Juifs du Yemen et l’histoire des Juifs d’Allemagne ne se recoupent en rien, et pourtant ils se reconnaissent une minimale identité commune, celle d’appartenir au peuple juif) ; pas de conformité idéologique (il y a des Juifs capitalistes et des Juifs marxistes) ; pas d’affinité intellectuelle : ils ne s’intéressent pas à un seul et même domaine de connaissance qui les réunirait, comme la communauté des mathématiciens, celle des géographes, celle des ethnologues, etc… – certes, les Juifs religieux forment une communauté noyautée par une passion intellectuelle, l’étude de la Torah (et même chez les plus terre-à-terre d’entre eux existe un immense respect dû à ceux qui se consacrent à l’étude) mais cela ne concerne pas les Juifs non religieux qui se désintéressent de la Torah ; pas de coterie économique (contrairement à ce qu’imaginent les antisémites, l’immense majorité des Juifs fut toujours très pauvre) ; et pas même de communauté religieuse, puisque un Juif parfaitement athée et incroyant peut très bien revendiquer son appartenance au peuple juif, et même être invité, s’il le désire (et théoriquement s’il est circoncis et a fait sa bar-mitsvah, mais nul ne le vérifie), à la plus haute distinction juive qui consiste à être appelé à lire à la Torah. Freud par exemple, était un juif athée, or aucun rabbin au monde ne s’autoriserait à contester sa judéité ; pour autant, le point de vue porté par Freud sur Moïse n’est pas juif. En ce sens, un peu comme Shlomo Sand, Freud est un Juif non-juif. Mais il redevient un Juif juif lorsqu’il invente la Psychanalyse et, par exemple, théorise le rêve ! Marx, lui, est un juif non-juif, et même un Juif antisémite. Mais à son insu, par sa déconstruction critique rigoureuse et géniale du capitalisme, il est fortement juif et rejoint l’immense méditation sur la gloire du non-argent qui se dissimule dans la pensée juive !
Il y a en effet dans le judaïsme une véritable pensée du don (au sens du potlatch : Cf Job 22 : 24-25 « Jette l’or dans la poussière, l’or d’Ophir parmi les cailloux des torrents; et le Tout Puissant sera ton or, ton argent, ta richesse. »), à commencer par le don de la Torah sur le mont Sinaï (et la rupture des premières tables de la Loi, dont il est dit dans un midrash que Moïse s’enrichit de leurs éclats !), qui est prodigieusement subversive par rapport à « l’esprit du capitalisme ».
La seule donnée objective, qui n’est d’ailleurs nullement imposée par le Texte biblique mais provient d’une décision halakhique postérieure, consiste en la transmission de la judéité par la seule mère.
La matrilinéarité propre au judaïsme orthodoxe est un point polémique, d’abord parce que bien des gens qui se sentent culturellement juifs mais n’ont pas de mère juive ne sont pas considérés halakhiquement comme juifs. Par manque de temps, je laisse de côté les détails et explications concernant cette passionnante loi juive, qui est comme le point de capiton de la judéité, du point de vue du judaïsme (mais ce n’est pas le seul point de vue juif sur la judéité ; c’est en revanche le seul qui demeure fidèle aux Textes de la tradition juive), relevant certes en partie de la physiologie (mais pas seulement, voir toutes les lois qui s’appliquent aux mamzerim), mais absolument pas de la génétique (contrairement à ce que vocifère Shlomo Sand). La question du métissage racial, par exemple, qui obnubile toutes les idéologies biologiques, ne concerne en rien ce point halakhique, puisque le père peut être de n’importe quelle origine ethnique par rapport à la mère, cela ne change rien à la judéité de l’enfant né de mère juive. Si la mère de la mère de la mère de la mère d’un Pygmée Aka était juive, il est intégralement Juif, qu’il le sache ou pas, et en tant que tel, il a le droit d’aller lire la paracha à la synagogue le shabbath !
C’est en réalité une question complexe : le statut de ce qu’on appelle en hébreu le mamzer, traduit par « bâtard » mais qui correspond à un statut beaucoup plus vaste que la seule mixité biologique, celui de l’« illégitimité ». Je vous renvoie à l’article « Illégitimité » du Dictionnaire Encyclopédique du Judaïsme, que j’ai mis en ligne.
Maïmonide, par exemple, dans le Sefer Hamitzvoth, s’appuyant sur le chapitre 23 du Deutéronome, précise que le mamzer (enfant né d’une union illégitime, sans rapport nécessairement avec la judéité, frappé de certains interdits concernant son mariage), est néanmoins « membre de la nation juive ».
Ainsi est mamzer, par exemple, l’enfant né de l’union d’un homme avec une femme déjà mariée à un autre homme ; l’enfant né de l’union d’un frère avec sa sœur ; l’enfant né de l’union d’un homme avec la sœur de sa femme ; l’enfant issu de l’union d’un non-juif et d’une femme juive mariée, n’est pas mamzer.
Le statut de mamzer est un statut purement légal et complexe, et d’ailleurs « réparable » (aujourd’hui par une conversion facilitée, autrefois par un rituel lié à l’émancipation de l’esclave…), sur le cas duquel les avis rabbiniques divergent : est-ce que l’enfant né d’un viol est mamzer ? Est-ce que l’enfant né d’une union avec une femme durant sa période de nidda est mamzer ? Etc…
Le statut de mamzer n’est pas dégradant objectivement. Un midrash célèbre explique que le mamzer érudit en Torah a la prééminence sur un grand prêtre ignare.
Pour en finir avec ces questions – qui ne semblent tracasser les antisémites qu’à propos des Juifs (personne ne se demande si les Inuits acceptent le premier-venu comme membre de leur communauté!) –, je vais citer le début de ce chapitre 23 du Deutéronome 23 invoqué par Maïmonide, car il pulvérise l’idée colportée de Tacite à Spinoza et jusqu’à aujourd’hui, selon laquelle les Juifs éprouveraient une indéfectible «haine des autres nations » :
« Celui dont les testicules ont été écrasés ou l’urètre coupé n’entrera point dans l’assemblée de l’Éternel.
Celui qui est issu d’une union illicite
n’entrera point dans l’assemblée de l’Éternel ; même sa dixième génération n’entrera point dans l’assemblée de l’Éternel.
L’Ammonite et le Moabite n’entreront point dans l’assemblée de l’Éternel, même à la dixième génération et à perpétuité, parce qu’ils ne sont pas venus au-devant de vous avec du pain et de l’eau, sur le chemin, lors de votre sortie d’Égypte, et parce qu’ils ont fait venir contre toi à prix d’argent Balaam, fils de Beor, de Pethor en Mésopotamie, pour qu’il te maudisse.
Mais l’Éternel, ton Dieu, n’a point voulu écouter Balaam ; et l’Éternel, ton Dieu, a changé pour toi la malédiction en bénédiction, parce que tu es aimé de l’Éternel, ton Dieu.
Tu n’auras souci ni de leur prospérité ni de leur bien-être, tant que tu vivras, à perpétuité.
Tu n’auras point en abomination l’Édomite, car il est ton frère ; tu n’auras point en abomination l’Égyptien, car tu as été étranger dans son pays : les fils qui leur naîtront à la troisième génération entreront dans l’assemblée de l’Éternel.
Lorsque tu camperas contre tes ennemis, garde-toi de toute chose mauvaise. »
Dans le Talmud, en Yebamot 76b, on trouve, à propos de ce passage, une discussion sur la signification du mot mamzer, entendu comme mum zar, soit « un défaut bizarre ».
Cette page du Talmud discute aussi en amont du cas du Roi Salomon qui a épousé, selon la Torah, la fille de Pharaon, donc une union a priori prohibée !
Je vous fais écouter quelques minutes de la leçon du Rav Mamouch Fenech, pour que vous ayez un très fugace aperçu de ce qu’est l’étude talmudique traditionnelle. Vous remarquerez que le Rav ne s’offusque en rien d’être interrompu au milieu d’une explication ou d’un raisonnement et rebondit au contraire avec agilité sur chaque question. Vous remarquerez aussi le caractère mélodieux de l’étude, très traditionnel, et en l’occurrence, avec le bel accent arabe du Rav Fenech, typiquement séfarade.
Extrait vidéo de Rav Mamouch Fenech sur Yebamoth 76
Les textes du peuple juif par conséquent enseignent qu’il doit « se penser » dans la séparation des autres nations, c’est-à-dire aussi qu’il doit penser la séparation, et d’autre part que sa pensée le distingue (au sens où l’on dit d’un gentleman qu’il est distingué). Pour le dire autrement, le judaïsme fait de la pensée une occupation sacrée. Ce n’est pas pour autant un peuple qui éprouverait, comme l’imagine névrotiquement Shlomo Sand et tant d’exaltés de l’Universel, un complexe de supériorité, ne serait-ce que pour la raison que d’infériorité ou de supériorité, tous les « complexes » participent toujours de la sous-pensée.
J’en terminerai sur cette question du « peuple juif » par une citation du Zohar2, qui demande : « Quel est le peuple du Saint, béni soit-Il ? » Et qui répond : « Les justes, qui sont le seul peuple qu'on Lui connaisse. »
Nous allons maintenant étudier d’un peu près le cas contemporain d’un exalté de l’Universel, qui a cet avantage qu’il illustre, à la française, la revendication hitlérienne d’un Antisemitismus der Vernunft, un « antisémitisme de la Raison » (génitif subjectif, c’est la Raison qui est porteuse d’antisémitisme), et surtout de prolonger mon propos des séances précédentes sur l’hyperprosélytisme intrinsèque de l’idée d’Universel.
« Je suis sans aucun doute le philosophe français vivant le plus traduit, lu et commenté dans le monde », affirma un jour de lui-même sans craindre le ridicule cet Ubulosophe qu’on aura reconnu comme étant Alain Badiou.
Passons sur le pathétique d’une telle vantardise, quand on sait ce qu’est le lectorat contemporain et l’industrie du livre – ce que Lacan ne nommait pas pour rien la « poubellication » (« Il y a une trop grande confusion en effet, de nos jours, entre ce qui fait public et ce qui fait poubelle ! » disait-il déjà en 1972 !)…
On comprend pourquoi je le surnommai en 2006 « Aloysius Baudruche », dans la postface à la seconde édition de De l’antisémitisme.
Le prétexte de ces pages était la parution en 2005 d’un recueil, intitulé Portées du mot ‘‘juif’’, dans lequel Badiou, d’une ignorance crasse concernant l’histoire, la culture, la religion, la spiritualité et la pensée juives – comme l’immense majorité de ses pairs intellectuels français – n’hésite pas à délivrer ses outrecuidantes élucubrations concernant la « question juive », à l’abri de sa grande muraille de réponses. Il commence d’ailleurs par y réfuter « l’expression question juive » sous prétexte que la « solution » finale était censée y répondre.
Dès 1993, dans son essai L’Éthique, Essai sur la conscience du mal, Badiou postulait que : « Le ‘‘nom’’ de juif est une création politique nazie. »3
Tel est son style, qu’on pourrait qualifier d’ « axiomatique », il assène, il assomme, et il noie le poison.
Le même homme n’avait pas hésiter à affirmer dans son grand œuvre contre-heideggérien L’être et l’événement (sans majuscules), paru en 1988, que si « ce sont les philosophes qui ont formulé la question de l’être, ce ne sont pas eux, mais les mathématiciens, qui ont effectué la réponse à cette question. »
Derrière la généralité de l’expression « les philosophes », il faut entendre le seul et unique « Heidegger », qui de son propre aveu, dans la présentation de son Séminaire4 obnubile Ubu Badiou.
« Je ne suis pas véritablement d’accord », exprimait-il récemment (en 2016) dans une conférence présentant son Séminaire sur Heidegger, « avec la conception que Heidegger se fait de l’être comme question… », finissant par établir que « Heidegger s’installe dans une sorte de pathétique de la question sans réponse ».
VIDEO D’ALAIN BADIOU SUR HEIDEGGER
« Parce que l’Être comme question, ça consiste à remettre cette donnée de la pensée de l’être à une sorte de suspens interminable, indéfini, où d’une certaine façon la question n’est pas une question au sens où cette question aurait une réponse. Elle est une question au sens où le questionnement est l’essence de la question de l’Être, finalement. C’est-à-dire, questionner est la nature même de la philosophie. Donc je suis en désaccord sur la définition de la philosophie. Je ne pense pas du tout que la philosophie soit, comme on l’enseigne très communément dans les écoles, de l’ordre de la question. Je pense que la philosophie n'a d'intérêt que si elle est de l'ordre de la réponse, voilà ! C’est-à-dire qu’il faut répondre ! Il faut répondre, c’est comme ça, et l’histoire positive de la philosophie, c’est pas l’histoire de l’élaboration indéfinie des différentes manières de douter. Ça c’est pas vrai <je souligne, il parle de son propre énoncé vis-à-vis de Heidegger>. Peut-être qu’un certain scepticisme, qui est une branche de la philosophie, peut se présenter comme ça, mais les grands philosophes de type Platon, Descartes ou Hegel, seraient totalement scandalisés par cette vision de la philosophie <je souligne, il parle de lui> comme ayant pour essence la question et le doute. Le doute chez Descartes n’a pas d’autre fonction que de se sortir justement de la question. Et de manière générale, toute intervention de la négativité est dialectique, c’est-à-dire qu’elle est dans le processus par lequel quelque chose va enfin être affirmé. Et le motif principal de la philosophie dans toute cette histoire, c’est l’affirmation. Ce n’est pas la critique, le doute et la négation <je souligne, aucun rapport avec la « question » !> . Et donc je pense que Heidegger s’inscrit tout de même dans une tradition qui installe la philosophie dans une sorte de pathétique de la question sans réponse, voilà. »
Inutile de dire que Badiou résume très mal (sciemment ou non, là est la question…), ce qu’il qualifie de « cette donnée de la pensée de l’Être », croyant par cette expression incongrue renvoyer à ce que Heidegger, en introduction des Beiträge, nomme « cette quête qu'est, dans la pluralité de visages qui lui est propre, la question de l'Être ».
Et dans les « Carnets noirs » :
« Il en va autrement en philosophie /qu’en science/; ce à quoi le penseur est lié, c’est au préalable ce qu’il s’agit d’amener à faire question – c’est lui – l’Estre – et rien d’autre – en ce qui le rend digne de question, ce à quoi il fait allégeance, ou pour mieux dire : ce qui suscite l’ef-froi <das Ent-setzende> – ce qui est digne de question n’est jamais ici l’’’objet’’ d’un ‘‘questionnement’’ sans fin, et pour cette raison voyant s’élargir indéfiniment ses perspectives – amener à faire question est bien plutôt en soi-même le saut se risquant à faire incursion dans le hors-fond, chaque instant fulgurant d’une pensée vraiment à l’œuvre et un ébranlement de l’être le là ; ce qui n’a assurément rien à voir avec une ‘‘psychologie’’ du philosophe – vu que, saisi par l’effroi provenant de l’Estre, il est constamment arraché à la réduction de l’homme à lui-même, à laquelle il n’échappe pas pour autant dans les préoccupations prosaïques du quotidien. »5
Où l’on constate que Badiou n’est pas particulièrement raffiné dans sa lecture de Heidegger. On verra comme cela joue aussi dans sa compréhension du « mot ‘‘juif’’ ».
Il y a une propension chez Badiou à la souillure, qui lui fait par exemple parler de « coquetteries » chez Parménide lorsqu’il est question des cavales et de la déesse (à comparer avec les merveilleuses méditations de Heidegger sur Parménide, que Badiou balaye d’un revers de sa mauvaise langue), qui l’amène à proférer que Socrate au fond est un « sophiste » – on va bientôt voir dans quelle débauche de vulgarité – , ou que le mot « juif » serait devenu intouchable…
Ce à quoi je vais me livrer aujourd’hui, c’est à une sorte de psychanalyse sauvage (au sens de la belle pensée sauvage) de Badiou, en commençant par décrire son symptôme. Et son symptôme, c’est dans son essai sur les Juifs qu’il s’est le plus clairement exhibé.
(À suivre)
Parue en 2012 dans la revue Recherches de Science religieuse : https://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2012-2-page-187.htm
Éditions Verdier, Tome 1, p.580
France Culture, entretien du 16 janvier 2009 : https://www.ina.fr/audio/P11355130/alain-badiou-explicite-le-mot-juif-audio.html
« L’année de ce Séminaire (1986), j’étais en train d’achever L’être et l’événement, qui constitue le socle de l’ensemble de mon œuvre philosophique. Il propose en effet une métaphysique contemporaine, où sont redéfinis et réordonnés tous les concepts classiques. Centralement, le triptyque fondamental : être, vérité, sujet. Finalement, dans la mesure où c’est Heidegger qui a rendu à la philosophie contemporaine le couple originaire, parménidien, de l’être et de la pensée, mon entreprise ne peut se présenter que comme un dépassement dialectique de Heidegger. En un sens, avec et contre Heidegger, ce Séminaire raconte comment s’invente une ontologie dans le discord philosophique, l’amitié pour le poème, et l’instruction du mathème. »
Réflexions VII-XI Carnets noirs, (1938-1939), p.404