Le cas singulier d’un exalté de l’Universel (Alain Badiou 1/2) (3)
QUINZIÈME SÉANCE, 6 DÉCEMBRE 2020
On peut résumer rapidement la carrière philosophique d’Alain Badiou en deux parties. Il se revendique, outre philosophe, dramaturge et romancier. Mais comme il est dans ces deux domaines notablement nul et non avenu, on se concentrera sur son seul parcours philosophico-politique.
La première partie va du début des années 60 aux années 80, où ses modestes talents philosophiques ne le firent remarquer d’à peu près personne. La scène philosophique française étant alors occupée par quelques grands noms (Deleuze, Foucault, Lévi-Strauss, Derrida, Lacan, Sartre, Lévinas, Merleau-Ponty…) qui lui en barraient inexorablement la route.
Badiou profita de cette longue période d’anonymat forcé pour pratiquer le plus ordurier des militantismes de gauche, prenant systématiquement le parti des pires criminels planétaires de l’époque – Staline, Mao et Pol Pot –, sous le fallacieux prétexte qu’ils étaient anti-américains.
En 1982, Badiou n’est toujours qu’un plouc de la pensée lorsqu’il a l’outrecuidance de se prononcer publiquement sur In girum imus nocte et consumimur igni, le chef-d’œuvre de Debord.
L’ami de Debord, Jean-François Martos, l’évoque dans une lettre datée du 19 avril 19821 :
« Ce Badiou est en réalité un maoïste (il était encore récemment le leader du ‘‘groupe pour la reconstruction du p.c.m.l. <parti communiste marxiste léniniste> de France’’) échappé du zoo intellectuel de Vincennes. Il continuera ainsi à ‘‘manquer’’ tous les ‘‘rendez-vous’’ de l’Histoire tout en se demandant avec une fausse ingénuité ce qu’il a pu ‘‘trop aimer pour aimer in girum’’. Et quand, dans son auto-présentation de la Théorie du sujet il montre le bout de l’oreille, c’est donc pour nous apprendre que Staline, ‘‘le cinquième grand marxiste’’, est ‘‘à l’index’’, car les quatre premiers, y compris Mao, sont d’un ‘‘usage si permanent que leur numérotation serait incongrue’’ ! Affirmation délibérément équivoque ; ainsi quand je dis : ‘‘Alain Badiou arrive à pied par la Chine’’, je dis en même temps autre chose. Et cet autre chose est tout autant sa vérité. »
À quoi Debord rétorque, le 16 mai 1982 :
« Sans toi, je n’aurais sûrement pas connu les ultimes audaces du maoïste Badiou. Et quel dommage s’il n’avait pas été ramassé avec les autres déchets critiques, que je me propose de concasser ! C’est, me semble-t-il, le pire de tous. Il voudrait peut-être faire croire que ‘‘nous’’ avons fait la Longue Marche ensemble ? »
Badiou, donc, est coutumier d’une sorte d’ubuesque outrance historico-politique farouchement revendiquée. En 2009 encore, il indique à la radio2 :
« Je me permettrai de citer celui qui est après tout un de mes maîtres, Mao Tsé Toung : Comment est-il possible que l’ordre procède du désordre ? Voilà. Mao Tsé Toung disait : ‘‘Les troubles sont une excellente chose.’’».
Ses grotesques élucubrations sur la question juive n’étaient, en 2005, que les dernières en date d’une longue carrière de provocateur spectaculaire…
Pour pouvoir déployer son vaniteux vol, donc, Badiou dut attendre la fin des années 80 et la disparition de la majorité des penseurs français dont on peut parler sans rire – ceux qu’il qualifie en 20053, avec une réjouissance mal dissimulée « les signataires morts du grand moment des années 1960 ».
Sous cette formule retorse de « signataires morts », il faut entendre « les noms propres dont je suis enfin débarrassé », lesquels noms propres auraient inévitablement ricané de son L’être et l’événement (1988) comme de sa Théorie du sujet (1982).
Il l’avoue carrément dans une interview à la radio du 5 août 1986, où il évoque la disparition des grands philosophes des années 60, et leur remplacement par des ersatz indignes dans les années 80:
https://www.ina.fr/audio/PHD98037866/alain-badiou-audio.html?i=720&o=751
L’être et l’événement (sans majuscules, puisqu’il s’agit pour Badiou d’en finir avec ce qu’un nom a de propre !) paraît en 1988.
Dès la quatrième de couverture et dès les premières lignes de l’introduction, ce texte s’affirme comme sa grande attaque contre le nom propre de la philosophie au XXème siècle. Badiou en effet n’y dissimule en rien son objectif, qui consiste à dégommer Heidegger de son piédestal, en substituant le mathème anonyme aux noms propres associés au génie souabe (Holderlin, Celan, Trakl, etc.).
Ayant commencé par pomper à Heidegger (et accessoirement à Deleuze) deux de ses notions majeures : Sein et Ereignis, frelatées en L’être et l’événement, l’exalté du mathème décida qu’il était de taille à révoquer la Poésie et, bardé d’équations, à lutter pied à pied avec Heidegger.
Qu’on en juge avec la présentation par lui-même, Badiou, de son chef-d’œuvre :
« Articuler pour notre temps une philosophie qui, quant à la pensée de l’être, ouvre une autre voie que celle de Heidegger (soit celle de mathème plutôt que celle du poème) et, quant à la doctrine du sujet, se tienne au-delà de Lacan : tel est l'enjeu.»
Pour parvenir à tromper son monde, Badiou doit s’inventer un ersatz de Heidegger, un Heidegger synthétique dont il résume la pensée ainsi :
Très vite, on comprend qu’il s’agit pour Badiou de lutter contre Heidegger sur le terrain du nom propre.
« Nous savons quel rôle jouent les poètes <je souligne> de Parménide à René Char, passant par Hölderlin et Trakl, dans l’exégèse heideggérienne. C’est à suivre ses pas qu’avec un tout autre enjeu je m’attachais dans Théorie du sujet quand je convoquais, aux nœuds de l’analyse, Eschyle et Sophocle, Mallarmé, Hölderlin ou Rimbaud. »
Théorie du sujet, paru en 1982, se présente assez risiblement ainsi en 4ème de couverture :
« Qu’on ne s’attende pas à ne trouver ici qu’une discussion de théories. Mallarmé y voisine abondamment avec Mao Tsé-toung, Hölderlin avec Hegel, et le théorème de Gödel avec la situation des ouvriers immigrés. »
Suivi de l’inénarablement ubuesque signature :
« Alain Badiou, philosophe, dramaturge et romancier, préside, à l'École normale supérieure, le Centre international d'étude de la philosophie française contemporaine (CIEPFC). »
On remarquera, dans l’évocation de Heidegger, la projective métaphore théâtrale. Si Badiou-philosophe-dramaturge-romancier joue bien un « rôle » (celui du matheux ultime, du S. S. S. dirait Lacan), les poètes ne jouent aucun « rôle » dans la pensée de Heidegger : ils sont les purs penseurs de ce qu’il nommera d’une expression qui n’apparaît qu’à de rares occurrences dans son œuvre publiée : « der Dichtungscharakter des Denkes », «le caractère poétique de la pensée».
Alors que pour Badiou-philosophe-dramaturge-romancier, le théâtre est en effet le référent majeur de celui qui se décrit aussi comme « écrivain-mathématicien » :
« Comme un auteur de théâtre qui, sachant que seules les répliques constituent pour le metteur en scène le référent stable de la représentation, essaie désespérément <je souligne> d’en anticiper le détail par ces didascalies qui décrivent le décor, les costumes, les âges et les gestes, l’écrivain-mathématicien met d’avance en scène le texte pur, où l’être est prononcé en tant qu’être, par des indications de préséance et d’origine, où est évoqué en quelque sorte du dehors la situation ontologique. Ces noms propres <je souligne>, ces dates, ces appellations sont les didascalies événementielles d’un texte qui forclôt l’événement. »
Il faut bien comprendre ce qui se passe ici dans la caboche du philodramacier à l’égard du Nom propre, qu’éclaire son attitude rationnellement délirante à l’égard de la question juive.
Il y a chez Badiou une fondamentale duplicité d’attitude à l’égard du Nom propre, dont la structuration psychanalytique se résume à trois traumatismes : par ordre chronologique inversé : les Juifs ; Heidegger (et avec lui les grands philosophes français du XXème siècle qui ont fait de l’ombre à Badiou, et qui sont tous de leur aveu redevables à Heidegger : Sartre, Lacan, Derrida, Foucault, Lévinas, Deleuze…) ; et son père Raymond Badiou.
Duplicité d’attitude à l’égard du Nom juif, faite à fois de fascination et même d’amour d’une part, et d’effroi et de haine mal dissimulée d’autre part.
Il fera ainsi dans ses Portées du mot « juif » un éloge – ambivalent – de ses bons Juifs, caractérisés par leur « universalisme créateur » fondé sur la rupture avec le judaïsme. Ce sont toujours les mêmes : saint Paul (« le plus grand juif antique » s’exclame-t-il, décidant ainsi qui est petit et qui est grand dans l’ordre de la judéité), Spinoza, Marx, Freud, Trotski… Ces grands Juifs sont ainsi réduits par Badiou à « un nom glorieux de notre histoire philosophique, scientifique, artistique, et de notre histoire révolutionnaire » ; et d’autre part, il ne cache pas son ulcération par le Nom « Juif » en soi, ce qu’il qualifiera de « ce signifiant de Juif – avec une majuscule », en 2014, dans Libération4, lors d’une violente réponse à Gérard Bensussan qu’il menace carrément de gifler.
« Nul ne ment autant qu’un homme indigné », disait Nietzsche5, et si Badiou fulmine et s’indigne (au point de vouloir en venir aux poings) c’est particulièrement d’avoir pu être considéré par Bensussan comme un antisémite. D’ailleurs, Bensussan ayant rétorqué qu’il ne l’avait jamais formellement taxé d’antisémite, le soupe au lait Badiou s’est apaisé aussitôt !
« J’ai dit que ce signifiant de Juif – avec une majuscule –, mis en avant comme devant être l’alpha et l’oméga de l’explication des événements de la dernière guerre mondiale, associé à l’invention de la notion de crime contre l’humanité, avait servi d’écran et d’intimidation empêchant l’examen historique détaillé de ce qui s’était réellement passé alors. Et que l’examen détaillé des faits conduisant forcément à envisager l’attitude des gouvernements et armées alliées – qu’ont fait tous ceux à qui les juifs ont lancé des appels désespérés à l’aide? –, lesdits gouvernements et armées ont préféré en faire un impensable relégué dans le ciel de Grandes Majuscules. »
Là encore, sous le sous-jargon agacé, le lieu-commun antisémite sur la censure et l’interdiction de critiquer les Juifs (« écran et intimidation ») se dissimule à peine.
Qu’on ne se laisse pas abuser par le sous-jargon linguistoïde de Badiou : un « signifiant » avec « Grandes Majuscules », ça porte un nom, ça s’appelle « un nom propre ». Et l’obsession du nigaud Badiou, ce qu’il vise à abattre dans son texte de 2005, c’est bien l’irréductibilité du « nom » juif, son indissolubilité dans la grande soupe paulinienne universaliste. Ce qui est d’ailleurs le propre de tout « nom propre », à savoir d’être un mot particulier, séparé en soi des autres mots, irréductible à sa seule fonctionnalité linguistique dans la langue.
Je ne sais pas si Badiou sait que le Dieu juif se surnomme « le Nom », ni à quel point la nomination est au cœur non seulement du Texte biblique mais de la mystique et de la pensée juive. En tout cas, rien ne semble davantage l’enrager que la « propriété » du nom « propre ».
La première question à se poser est donc : d’où provient l’ulcération de Badiou vis-à-vis du Nom propre. Mon hypothèse psychanalytique sauvage, c’est la volonté d’en finir avec la brûlure de s’appeler « Badiou », nom répandu en Auvergne et dans le Midi, dérivé de l’occitan badiu qui signifie… « sot », « niais », « qui reste bouche bée », « nigaud » ! On comprend la fêlure narcissique – si puérilement compensée par la vanité de s’autoproclamer « le philosophe le plus lu et traduit dans le monde ».
On remarquera par ailleurs qu’un nom propre, pour chacun, n’est jamais proprement le sien seul mais celui de son père. C’est la raison pour laquelle, dans les textes juifs, les grands sages sont le plus souvent qualifiés d’Untel fils d’Untel. Le père de Badiou, agrégé de mathématiques comme le sera le fiston, fut une figure de la résistance toulousaine, célèbre maire de Toulouse et l’un des fondateurs du PSU.
Interview France-Culture où Badiou évoque son père : https://www.ina.fr/audio/P11355121/alain-badiou-evoque-son-pere-audio.html?i=40&o=81
Or il y a aussi, je l’ai dit, une duplicité destinale de Badiou à l’égard de ce père, qui se comprend aisément : Avoir un père symboliquement insurpassable, en bien comme en mal, c’est ce qui taraude tant de fils détruits – comme tous ceux, dans l’autre camp, dont les pères furent collabos.
Et quand on a eu un père mathématicien, résistant au nazisme, farouchement opposé aux exactions coloniales françaises en Algérie, et qu’on est soi-même humilié par l’ombre nigaude du Nom du Père, n’étant ni combattant de quoi que ce soit, ni un génie créateur en mathématiques à la Pascal, Évariste Gallois, Leibniz, Grigori Perelman ou Alexandre Grothendieck… (si Badiou l’était, ça se saurait, comme pour le roman et le drame)... quel autre choix reste-t-il à ce fils détruit que de souiller la gloriole paternelle en se faisant le thuriféraire des pires criminels de masse du XXème siècle ayant succédé à Hitler : Staline, Mao et Pol-Pot !
Je fais remarquer au passage que si Badiou s’est pris d’une passion pasticheuse pour Sartre au sortir de la Terminale – où il avait encore son insurpassable père comme professeur de mathématiques – , ce n’est probablement pas sans lien avec une assertion célèbre de Sartre au début des Mots :
« Il n'y a pas de bons pères, c'est la règle. Qu'on n'en tienne pas rigueur aux hommes, mais au lien de paternité qui est pourri. »
On a vu que dans L’e&e, Badiou décide de s’en prendre à l’ultime nom propre barrant encore à son imposture la route vers la gloire, un nom propre qui se dresse sur la route de tout le XXème siècle philosophant (Badiou l’admet aussi), à savoir Heidegger. Il l’écrit d’emblée et sans vergogne, dès son introduction :
Cette cavalcade de synthèse, cet erzats de pensée est une grossière falsification de ce qu’est Heidegger, soit le « nom » qui dominerait l’ontologie contemporaine. Il n’y a pas d’ontologie ni de phénoménologie heideggérienne (Heidegger l’a dit en 1955 aux « Entretiens de Cerisy » : « Il n'y a pas de philosophie de Heidegger, et même s'il devait y avoir quelque chose de tel, je ne m'intéresserais pas à cette philosophie. »), pour la raison que si Heidegger s’attache à ce qu’il appelle « la pensée de l’Être », c’est aussi parce qu’il sait (et il l’a dit) que c’est aussi bien l’Être qui pense à travers ceux qui le pensent.
Dès les premières lignes de son introduction, Badiou a posé son obnubilation :
« Admettons qu’aujourd’hui, à échelle mondiale, on puisse commencer l’analyse de l’état de la philosophie par la supposition des trois énoncés que voici : 1. Heidegger est le dernier philosophe universellement reconnaissable. »
Dans Logiques des mondes6, traitant de Leibniz, il se livre sans même s’en rendre compte :
Or, parallèlement, à tout nom propre subsumé sous la formule générique « les philosophes », Badiou oppose les mathématiciens, seuls dont le domaine coïncide avec la pensée de l’être.
« Le dépit philosophique » écrit-il dans L’e&e, provient uniquement de ce que, s’il est exact que ce sont les philosophes qui ont formulé la question de l’être <c’est faux, bien sûr, la question de l’être est formulée à sa source par Parménide, qui n’était pas « philosophe » au sens où Platon et Aristote l’étaient. Badiou ne peut l’affirmer qu’en s’appuyant sur un sophisme gros comme lui, selon quoi Parménide aurait été le premier à user du raisonnement par l’absurde « apagogique », introduisant ainsi la rationalité mathématique dans le discours sur l’Être !>, ce ne sont pas eux, mais les mathématiciens, qui ont effectué la réponse à cette question. »
Il faut savoir que Badiou lance ici son bulldozer autoritariste contre toute une tradition de pensée des mathématiques. Copernic : « Les mathématiques ne sont écrites que pour les mathématiciens. » Montesquieu : « Les propositions mathématiques sont reçues comme vraies parce que personne n'a intérêt qu'elles soient fausses. », etc.
D’autre part c’est encore un lieu commun très discutable, selon lequel la « vérité », en mathématiques, se serait émancipée du mot-à-mot et, en somme, de la langue. Tel est ce que prétend Gerald Jay Susmann, l’un des principaux promoteurs de l’Intelligence Artificielle (ce qui n’est pas rassurant, cet « oxymore aberrant » – pour citer ironiquement Badiou à propos de l’expression « antisémitisme d’extrême-gauche »7 – étant l’un des facteurs principaux aujourd’hui de la destruction du monde) :
« En mathématiques, les noms sont arbitraires. Libre à chacun d'appeler un opérateur auto-adjoint un "éléphant" et une décomposition spectrale une "trompe". On peut alors démontrer un théorème suivant lequel "tout éléphant a une trompe". Mais on n'a pas le droit de laisser croire que ce résultat a quelque chose à voir avec de gros animaux gris. »
Que cet expert en IA n’ait rien d’autre à formuler concernant les éléphants que de les définir comme « de gros animaux gris » en dit beaucoup sur l’indigence du matheux à envisager les nuances pensives monde. Où s’illustre l’ironique propos de Bertrand Russell – qui va ulcérer Badiou – selon qui « Mathematics may be defined as the subject in which we never know what we are talking about, not whether what we are saying is true. »
On verra bientôt le sort que la mauvaise foi de Badiou a réservé à cette citation.
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