Il faut se représenter, à la source de la civilisation occidentale, un conflit désormais millénaire et pourtant toujours prodigieusement vivace entre, d’une part, la conviction que tout a toujours une autre signification – ou pour le dire comme Wittgenstein, que « le sens du monde est hors du monde »1 – et d’autre part l’idée qu’aucune extranéité n’échappe à la globalité d’un sens unique – ou pour le dire comme Hegel, que « ce qui n’est pas rationnel n’a aucune vérité »2.
Que veut dire Shakespeare – à l'issue de la scène 5 de l'acte I de Hamlet, lorsque Hamlet rétorque à Horatio – qui vient de s'exclamer : "O day and night, but this is wondrous strange ! <Ô jour et nuit, comme cela est merveilleusement étrange>":
"And therefore as a stranger give it welcome. <Et par conséquent à l'étranger (ou: en tant qu'étranger) fait bon accueil.>
There are more things in heaven and earth, Horatio,
Than are dreamt of in your philosophy. <Il y a plus de choses dans le ciel et sur terre, Horatio, que n'en sont rêvées dans ta philosophie…>"
À quoi Nietzsche fait-il allusion lorsqu'il écrit en ouverture de Par-delà bien et mal:
"À supposer que la vérité soit femme, n'a-t-on pas lieu de soupçonner que tous les philosophes, pour autant qu'ils furent dogmatiques, n'entendaient pas grand-chose aux femmes <sich schlecht auf Weiber verstanden> et que l'effroyable sérieux <der schauerliche Ernst>, la gauche insistance <die linkische Zudringlichkeit «importunité», «indiscrétion», «obsessions»> avec lesquels ils se sont jusqu'ici approchés de la vérité, ne furent que des efforts maladroits et mal appropriés pour conquérir justement les faveurs d'une femme ? Certes elle ne s'est pas laissée séduire, – et toute dogmatique de quelque sorte soit-elle, se tient aujourd'hui dans une attitude chagrine et déconfite…"
À quoi Proust songe-t-il lorsqu'il explique dans Albertine disparue que "l'intelligence n'est pas l'instrument le plus subtil, le plus puissant, le plus approprié pour saisir le vrai", et que "ce qui est le plus important pour notre cœur, ou pour notre esprit, ne nous est pas appris par le raisonnement, mais par des puissances autres".3
Qu'entend exactement Heidegger lorsqu'il écrit, dans Introduction à la Métaphysique4 :
« L'irrationalisme est une issue hors du rationalisme, mais qui, loin de conduire sur une route libre, ne fait que nous empêtrer encore davantage dans le rationalisme, parce qu'ainsi prend naissance l'idée que celui-ci peut être surmonté par une simple négation, tandis qu'il n'en est alors que plus dangereux, parce que masqué, et pouvant agir d'autant plus à l'aise. »
Il est malaisé de rendre compte de ce conflit autrement que par des citations, des métaphores, des périphrases – or employer des citations, des métaphores et des périphrases revient d’emblée à y prendre part.
Pourtant ce conflit – entre une modalité de penser (appelons-la le "principe de raison") et tout ce qui n'est pas elle – possède une tranchée historiale, à la fois cohérente et délirante (la raison s'y révèle précisément borderline), une ligne de démarcation symboliquement occupée par un petit peuple « qui demeurera solitaire et ne se pensera pas parmi les nations»5, autour et aux dépens duquel, depuis si longtemps l’affrontement de la Parole et de la Logique se spirale et s’enrage.
Depuis quand exactement ? Depuis que le ouk éni oudè paulinien6 (le "ni-ni" de l'universalité apostolique et romaine) sonna le glas de toute distinction :
« Il n’y a plus (ouk éni) ni Juif ni (oudè) Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme ; car tous vous êtes un en Jésus-Christ.».
Pas davantage que le mot « sorcellerie » chez Artaud, par conséquent, il ne faut prendre ici celui de « conflit » à la légère. Longtemps impalpable et invisible (sauf pour les Juifs qui en faisaient toujours partout les frais), le conflit s’est répandu à la surface du monde à partir de 1492 – année fatidique qui signe à la fois l’expulsion des Juifs d’Espagne et le premier voyage de Christophe Colomb –, jusqu’à prendre en quelques siècles les proportions d’une colossale campagne d’extermination.
Je vous cite René Guénon, dans La crise du monde moderne, qui a l'avantage de résumer assez clairement les choses (mais bien sûr on pourrait passer par Lévi-Strauss, par Bataille, par Artaud et quelques autres):
"Ce qui est incontestable, c'est que l'Occident envahit tout; son action s'est d'abord exercée dans le domaine matériel, celui qui était immédiatement à sa portée, soit par la conquête violente, soit par le commerce et l'accaparement des ressources de tous les peuples, mais maintenant les choses vont encore plus loin. Les Occidentaux, toujours animés par ce besoin de prosélytisme qui leur est si particulier <je souligne>, sont arrivés à faire pénétrer chez les autres, dans une certaine mesure, leur esprit anti-traditionnel et matérialiste; et, tandis que la première forme d'invasion n'atteignait en somme que les corps, celle-ci empoisonne les intelligences et tue la spiritualité; l'une a d'ailleurs préparé l'autre et l'a rendue possible, de sorte que ce n'est en définitive que par la force brutale que l'Occident est parvenu à s'imposer partout, il ne pouvait en être autrement, car c'est en cela que réside l'unique supériorité réelle de sa civilisation, si inférieure à tout autre point de vue."7
Dans ses merveilleux Essais sur le mythe8 Walter F. Otto (philologue allemand né à 1874 et mort en 1958 à Tübingen, auteur du classique Les Dieux de la Grèce en 1929) ne craint pas d’évoquer une « guerre totale » entre la civilisation technique et la « dimension inouïe et foncièrement originelle » de tous ceux qu’il qualifie de « peuples du mythe ».
Si Otto ne songe pas aux Juifs, ceux-ci sont néanmoins par excellence un « peuple du mythe » et de la Parole, vivant « entièrement dans et à partir de cette dimension inouïe et foncièrement originelle » :
« La civilisation entière forme un réduit défensif face à la nature originelle (et face à l’éternel) – et c’est là ce que montre, à n’en pas douter, l’extrémité de la civilisation que nous avons atteinte – la civilisation tout entière consiste en un combat devenu une guerre totale à l’époque de la technique <je souligne>, et donne l’impression d’une lutte désespérée. Dans tout ce qu’il apprend et entreprend (y compris la science), l’homme ne cherche plus qu’à se rencontrer lui-même, c’est-à-dire sa propre rationalité et son ingéniosité. Technique, science, économie, politique, tout témoigne d’une angoisse et d’un souci terrifiant (dont les philosophes veulent nous faire croire qu’ils appartiennent à l’existence de l’homme) lorsqu’il s’agit de se confronter et de s’exposer à l’originel, à l’essentiel, à l’être. Afin de s’en prémunir, l’homme s’est équipé des méthodes et des dispositifs les plus perspicaces, il s’est aménagé en quelque sorte une réserve artificielle où il s’assure de ne rencontrer partout que lui-même et les formes, les œuvres qui ne dépassent pas son entendement. Et ce temps n’a pas peur du ridicule lorsqu’il reproche au mythe antique des dieux son anthropomorphisme, alors que l’anthropomorphisme le plus radical est précisément la conception du monde de cette science et de cette technique de ceux-là mêmes qui adressent leurs critiques au monde antique.
Précisément l’inverse se produisait chez les peuples du mythe, car ils vivaient entièrement dans et à partir de cette dimension inouïe et foncièrement originelle. »
(À suivre)
Tractatus theologico-philosophicus
Phénoménologie de l’Esprit
Pléiade IV, p.7
P.183 de l'édition française
Nombres 23, 9 : « C’est un peuple qui a sa demeure à part, et qui ne fait point partie des nations. »
L’hébreu dit, littéralement : « Voici un peuple qui demeurera solitaire et qui ne se pensera pas (lo ith’achav, Chouraqui traduit par « qui ne sera pas compté ») parmi les nations », הֶן־עָם֙ לְבָדָ֣ד יִשְׁכֹּ֔ן וּבַגֹּויִ֖ם לֹ֥א יִתְחַשָּֽׁב.
Épître aux Galates, 3, 28
P. 173
Parus chez Alia dans une traduction de Pascal David