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Cette inextinguible contestation (diaphora) entre la Poésie (la Parole, le Mythe, la Mystique, la Littérature, l’Art, l’esprit de Finesse, la Pensée…) et la Philosophie (la Dialectique, la Logique, la Raison, l’esprit de Géométrie, la Science, la Technique, l’Historiographie, le Calcul, la Cybernétique…) a pris en Occident au cours des siècles de nombreuses formes, y compris celles de la fusion, de la combinaison, de la confusion ou de la récupération, sans que jamais ne fût abandonné le fantasme, inauguré ici par Platon, de la supplantation, ni du coup la menace programmatique de l’expulsion de l’une – l’initiale poétique – par l’autre – la tardive philosophique.
Pour bien saisir le rapport intime entre le « parricide » de Parménide par Platon (sournoisement formulé sous l’aspect d’une dénégation : « Je sollicite que tu admettes que je ne suis pas devenu une sorte de parricide », demande l’Étranger d’Élée à Théétète, avant d’entamer sa fatale critique de « Parménide notre père ») et l’ostracisme du Poète, il faut avoir à l’esprit la distinction que fait Walter F. Otto des trois désignations de la parole en grec, qui sont aussi comme trois strates de sa présence au monde : Epos, la voix, « la parole en tant qu’ébruitement vocal » – et il cite aussitôt la plus douce, la plus délicate, la plus raffinée des métaphores homériques, lorsque les epea, les paroles d’Ulysse sont comparées aux « flocons de neige en hiver » ; logos, la parole sensée et pesée, soit le domaine propre de Platon ; et muthos, « plus ancien, d’une plus haute antiquité » précise Otto, « la "parole" en tant que témoignage immédiat de ce qui fut, de ce qui est et de ce qui sera, la révélation de l’être au sens vénérable qui ne distingue pas parole et être. »
Et en effet, dans la formule si neutre en apparence de La République où s’installe ce « désaccord » qui aboutira à la « guerre totale », un mot ment. Ce mot, c’est le terme παλαιός, « ancien », qui en le niant dissimule le vrai cœur du conflit. Car de quelle ancienneté pourrait bien hériter ce désaccord entre la philosophie naissante et la poésie millénaire !
Ce n'est pas une nouveauté pour Platon d'employer, outre l'ironie, la fausseté pour récuser politiquement les poètes. L'expulsion du poète de la Cité est ainsi préalablement invoquée en deux autres endroits de La République, avant le Livre X:
En III 398ab :
"Dès lors, à ce qu'il semble, un homme ayant le pouvoir, conditionné par un talent, de se diversifier et d'imiter toutes choses, un tel homme, s'il parvenait à entrer dans notre Cité avec l'intention d'y présenter au public et sa personne et ses poèmes, nous lui ferions profonde révérence comme à un personnage sacré, hors pair, délicieux, et, d'autre part, nous lui dirions qu'il n'y a pas chez nous d'homme comme lui dans la Cité, et qu'il n'est point permis qu'il en vienne à s'y produire; nous l'éloignerions en direction d'une autre Cité, après avoir sur son chef répandu du parfum et l'avoir couronné de laine!"1
Et en VIII, 568b2, où il est faussement question d'Euripide auquel il est fait reproche – à tort par conséquent – d'encenser les tyrans :
"Ce n'est pas pour rien que la tragédie en général passe pour être profonde sagesse, et, dans la tragédie, Euripide, pour être un sage exceptionnel! – Et en quoi ? – En cela même qu'il a proféré cette parole, émanant d'une pensée drue et forte <πυκιναὶ φρένες Iliade xiv. 294. pukinos, de puka, "en masse compacte", signifie "dru, serré", et est employé chez Homère dans l'Iliade par exemple pour désigner des lignes de combattant serrés, des pierres bien jointes, et également par métaphore "en parlant de l'intelligence", dit le Bailly, "consistant, d'où sage" pukinaï phrenes: "esprit sage, prudent, avisé"> que, décidément, «sages sont les tyrans par la compagnie d'hommes sages»."
Et un peu plus bas (après une seconde citation d'Euripide tirée des Troyennes: "la tyrannie qui nous égale aux dieux ":
"C'est pourquoi, en tant justement qu'ils sont des sages, les poètes tragiques nous pardonneront de ne pas leur faire place dans notre régime politique, précisément en tant qu'ils sont les panégyristes de la tyrannie!"
Or il se trouve que la première des citations d'Euripide que fait Platon – Euripide affublé d'une ironique épithète homérique –, lui est faussement attribué : Léon Robin écrit en note3:
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