Énumérer le sommaire de la revue des Spinozistes d’aujourd’hui :
Pierre Macherey, Spinoza : une philosophie à plusieurs voix : Aucune allusion à la voix hébraïque. J’y reviendrai…
Chantal Jacquet, De la morale commune à l’éthique : Idem.
Christian Lazzeri, Peut-on se former des notions communes de l’esprit ? Ibidem.
Jean Préposiet, L’élément irrationnel dans le spinozisme : Ibidem.
Louis Ucciani, Schopenhauer critique de Spinoza : Enfin ! une petite allusion à l’univers juif de Spinoza, mais c’est seulement pour citer une phrase antisémite de Schopenhauer (sans parler de l’assimilation par Schopenhauer de sa propre pensée au Christ et de celle de Spinoza à un certain « Jéhova », lequel est autant juif que le Christ était un grand blond au yeux bleus…)!
« Schopenhauer rappelle ici combien il est <lui, Schopenhauer> chrétien dans le sens vu plus haut, (‘‘aussi ma morale s’accorde t-elle toujours avec la morale chrétienne, et cela jusque dans les tendances les plus hautes de celle-ci, aussi bien qu’avec celle du brahmanisme et du bouddhisme’’) et combien Spinoza est juif : ‘‘Spinoza ne pourrait s’affranchir du juif’’. Et c’est par delà la citation d’Horace accompagnant le constat de la judaïté de Spinoza (« l’argile conservera longtemps le parfum dont elle s’est une fois imprégnée »), la conception de la nature liée à l’Ancien Testament et présente chez Spinoza qui ferait le partage. Saint François et l’Inde d’un côté, le judaïsme et l’Islam de l’autre : « ce qui est tout à fait juif en lui, et qui, joint au panthéisme, est de plus absurde et à la fois horrible, c’est son mépris des animaux dans lesquels il voit de pures choses destinées à notre usage et auxquels il refuse tout droit…».
Et Louis Ucciani commente :
« On sait comment, aujourd’hui, certains ont cru montrer la connivence qu’il pouvait y avoir entre, d’un côté, la protection du monde animal et de l’autre la vaste entreprise génocide antisémite du nazisme mais il ne semble pas que cela soit dans le sens d’un tel antisémitisme qu’il faille lire les lignes de Schopenhauer. Le propos va dans le sens de la participation de toute forme de vie à l’essence et à la volonté. »
Nicolas Israel , La présence d’esprit (Éthique V, 10, sc) : Avec un nom pareil, il va enfin être peut-être un peu question d’Israël ?
Pas un mot !
L’espoir renaît avec Ghislain Waterlot, Science de la Bible chez Spinoza Les chapitres VIII à X du Traité théologico-politique…
En voici le résumé officiel :
« Cet article montre – à partir de l’analyse des chapitres VIII, IX et X du Traité théologico-politique, – que la critique de la Bible entreprise par Spinoza ruine dans ses fondements toute forme d’intégrisme religieux et constitue un plaidoyer pour la liberté de pensée philosophique, ouvrant ainsi un espace pour la tolérance. »
Et cette douceâtre propagande humaniste est toute orientée sur l’opposition de Spinoza aux « théologiens, en particulier les calvinistes contre-remontrants » et leur « impitoyable police de la pensée qui interdit toute activité philosophique libre ».
Aucune prise de distance historique (exactement comme, dans le même camp si peu spinoziste sur le fond du Bien contre le Mal, concernant les concessions de Heidegger au discours nazi), aucune critique interne du texte de Spinoza envisagé – toute l’ironie est là – comme irrévocable parole d’évangile rationnel et scientifique de cette tolérance que Spinoza lui-même, indéniable initiateur de l’antisémitisme moderne, négligea de pratiquer vis-à-vis des Juifs…
Juste en passant, je rappelle ce que Léon Poliakov écrit de Spinoza dans son tome III de son Histoire de l’antisémitisme De Mahomet aux Marranes :
« Il est peu /d’esprits illustres/, dans l’histoire des idées, qui aient autant contribué à légitimer l’antisémitisme métaphysique pour des générations de penseurs et de théologiens. Tout se passe comme si la conscience européenne s’était en l’espèce livrée à une dichotomie sommaire, admirant le legs juif à travers une figure de proue, celle-là même qui lui servit de garant pour le dénigrement du judaïsme. /…/ Sa polémique anti-juive fraya les voies à l’antisémitisme rationaliste des temps modernes, peut-être le plus redoutable qui soit. »1
Je m’attarde un peu sur cette revue car j’aime bien moquer mais il faut aussi montrer, sinon on en demeure au grincement de dents.
Cette revue Philosophique, découverte au hasard, est le nec plus ultra de ce dont est capable l’université française aujourd’hui (1998, c’était hier ; depuis les choses n’ont fait qu’empirer) : comme chez Badiou, au fond, aucune pensée de la pensée, rien que l’usuel clapotis somnambulique des sempiternels Assis de la Sorbonne (ou de Polytechnique, ou de l’ENS, ou d’HEC, ou de Sciences Po, c’est idem), manipulant leurs pluriséculaires briquettes conceptuelles préfabriquées tel en un innocent jeu de lego, sans prendre jamais le moindre risque intellectuel, sans jamais surprendre par une inédite trouvaille de pensée ou seulement même de langage…
Cela ne date pas d’hier (ça date de Villon, si j’ose dire) : l’universitaire français est le jargonneux concierge de l’ordre régnant, n’ayant aucune idée du danger propre de la vraie pensée. Qu’on ne s’étonne pas si Debord manifestait dès les années cinquante tant de mépris pour cette intelligentsia autoproclamée « intelligente » qui n’est plus aujourd’hui que l’ombre de sa propre misère :
« En fait », lisait-t-on dans le numéro d’octobre 1967 de l’Internationale situationniste, « nous voulons que les idées redeviennent dangereuses. On ne pourra pas se permettre de nous supporter, dans la pâte molle du faux intérêt éclectique, comme des Sartre, des Althusser, des Aragon, des Godard. Notons le mot plein de sens d'un professeur d'université nommé Lhuillier, rapporté par Le Nouvel Observateur du 21 décembre <1966>: ‘‘Je suis pour la liberté de penser. Mais s'il y a des Situationnistes dans la salle, qu'ils sortent.’’ »2
« Spinoza ne prétendait pas seulement faire œuvre de savant », continue le charmant Waterlot, « il allait se servir des résultats de l’application de la méthode scientifique exposée au chapitre VII comme d’une arme redoutable <le vocabulaire de l’universitaire n’est pas anodin, on remarque qu’il se sent investi par Spinoza de la mission scientifique d’éradiquer l’intolérance>, destinée à détruire dans ses fondements ce que nous appellerions aujourd’hui l’intégrisme religieux, en d’autres termes l’intolérance radicale. »
Toute l’étude n’est ainsi qu’un gentil résumé de l’argumentation de Spinoza, très utile sans doute pour un étudiant en licence de philosophie mais ridiculement « intégriste » dans son acceptation passive même, sans le moindre recul, sans le moindre questionnement, de tous les présupposés et poncifs positivistes concernant une Bible que ce Waterlot connaît manifestement aussi peu qu’un Grognard ne connaît les détails de la biographie du duc de Wellington.
Tout ce que Waterlot est capable d’en dire, c’est que la Bible est « un paysage de chantier », « un texte dont une des caractéristiques principales <qui en décide ?> est le rapiéçage. L’histoire qu’elle raconte <qui a décidé qu’elle racontait une histoire ?> est pleine de ratures, de répétitions, de textes interrompus et d’inexactitudes <selon quels critères exclusifs d’exactitude?>. »
D’ailleurs, sous l’apparence d’être trop pressé pour détailler ce dont il est en réalité parfaitement ignorant, le charmant Waterlot nous prévient en coup de vent de l’étendue de sa Bérézina :
« Nous ne pouvons nous attarder sur les procédures spinoziennes de démonstration <c’est dommage, c’est l’essentiel !>, qui relèvent de la philologie et de l’approche scientifique du texte <il n’en a aucune idée, donc il croit ce qu’on lui a appris à la Sorbonne depuis trois siècles sur paroles>. Ce qui nous intéresse ici est le résultat : il s’agit de détruire une croyance naïve <notez le vocabulaire qui reprend à son compte – naïvement ! – tous les préjugés spinoziens> ou au contraire une intention perfide – qui consistent à absolutiser un texte <comme lui-même « absolutise » (ces gens savent aussi peu écrire que penser) le texte de Spinoza dans son étude> en l’attribuant à un prophète éminent. »
Et le charmant Waterlot ne trouve rien de plus sexy pour appuyer sa profession de foi que de s’en remettre à… la notion de « numineux » de Rudolph Otto, théologien luthérien, auteur en 1917 du best-seller mondial Du sacré - Sur l'irrationnel de l'idée du divin et de sa relation au rationnel :
Une chose est remarquable, qui vaut pour les autres auteurs de cette revue, c’est l’aspect poussif et poussiéreux de leur argumentation, surgie tout droit d’une Sorbonne des années 1880, dont est absente non seulement la moindre allusion un tant soit peu renseignée à la plurimillénaire tradition herméneutique juive à laquelle fut longuement initié Spinoza, mais toute référence à la grande pensée française des années 60, si audacieuse, si inventive, si bondissante (Lacan, Foucauld, Deleuze, Derrida, Lévi-Strauss…).
Même Deleuze reste quasiment invisible – Deleuze dont il suffit de lire trois lignes pour constater comme il se distingue par son originalité (nourrie de littérature, tout est là) de ces spinozistes pompiers,–, Deleuze, donc, apparaît à peine au détour d’une ligne dans cette revue, cité sur un mode profondément dégradé par Pierre Macherey qui évoque, concernant les si fameux scolies, « un discours de compromis <notez là encore le vocabulaire soigneusement choisi pour dégoupiller le caractère volcanique des scolies>, transversal à l’exposé rationnel dont il suspend le déroulement, ce que Spinoza s’autorise sous condition que l’essentiel ne soit pas remis en question <entendez la précaution universitaire pour ne surtout pas être lui-même remis en question !> », et aussitôt, après deux points, vient la micro-citation aussitôt atténuée et falsifiée de Deleuze : « C’est ce que G. Deleuze a appelé la ‘‘seconde Éthique’’, qui passe du plan de la démonstration à celui du débat. »
C’est atténuer de manière très malhonnête tout ce qu’exprime si originalement Deleuze, dans Spinoza et le problème de l’expression et dans son Cours à Vincennes des années 1980, où il est question non pas tant d’une « seconde Éthique » que d’un « double langage, pour une double lecture de l’Éthique » <c’est radicalement différent de ce qu’entend faire croire Macherey, qui (comme Badiou) n’est pas un ancien stalinien pour rien>), où Deleuze évoque, je l’ai rappelé lors de la dernière séance, « l’émergence de quelque chose » avec les scolies, où il parle très judicieusement des « cris de Spinoza » et même du « pathos » de Spinoza (il faut en effet être bouché à l’émeri sorbonnardesque pour ne pas entendre les vociférations de Spinoza dans les scolies… C’est juste avant le passage sur « le petit bébé, le somnambule et l’ivrogne », où Deleuze a cru à tort voir de l’humour juif chez Spinoza.
Écoutons Deleuze, et écoutez comme le timbre de voix de la pensée de Deleuze est différent de celui de tous ces spinozistes bon teint3 :
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