L’hébreu biblique – ce qu’il est et ce qu’il n’est pas (vis-à-vis du grec et du latin, les deux langues natives de la philosophie, et on peut rajouter de l’arabe, qui s’est parfaitement adapté à la philosophie gréco-latine pour la raison qu’il ne partage en rien avec l’hébreu biblique ce swing consubstantiel), et ce que Spinoza dit qu’il est et qu’il n’est pas – est donc une clé essentielle pour comprendre ce qui motive Spinoza depuis le Court Traité jusqu’au Compendium en passant par l’Éthique et le TTP.
Car pour commencer il n’est tout de même pas très compliqué de comprendre, ce que pourtant ni Strauss ni Wolfson ne semblent concevoir, que méditer Aristote à partir de l’hébreu de Maïmonide, ce n’est pas exactement être dans le même rapport d’intimité créatrice vis-à-vis d’Aristote que lorsque Heidegger interprète Aristote en prêtant attention au mot-à-mot grec, qu’en outre il dépoussière même de ses transpositions scolastiques latines !
Et ainsi Spinoza ne pouvait pas ne pas engager tous ses efforts pour mettre au pas et mater cet indigeste idiome rétif à toute géométrisation.
D’où, en premier lieu, le Compendium.
Notez au passage que la grammaire est à la langue ce que la géométrie est à l’étendue et la chronométrie à la temporalité, avec cette même ambivalence, en retour, que la langue n’a pas d’avantage besoin de la grammaire pour se déployer (car la grammaire n’est qu’un discours postérieur et extrinsèque – une « doctrine de la structure de la langue » écrit Heidegger dans le Parménide –, parmi mille autres discours possibles sur la langue, et non sa consubstantielle architecture), et pas davantage que l’espace n’a besoin pour éclore de la géométrie (qui elle aussi n’est qu’un discours et une doctrine parmi mille autres sur le monde conçu comme étendue)...
C’est pour cela que Heidegger dans la Lettre sur l’humanisme parle de « libérer le langage des liens de la grammaire », libération « en vue d'une articulation plus originelle de ses éléments », « réservée à la pensée et à la poésie ».
Et Heidegger continue :
« Si nous voulons seulement apprendre à expérimenter purement cette essence de la pensée dont nous parlons, ce qui revient à l'accomplir, il faut nous libérer de l'interprétation technique de la pensée dont les origines remontent jusqu'à Platon et Aristote. »1
L’hébreu biblique et sa déconcertante « grammaire des profondeurs » (pour reprendre une distinction de Wittgenstein2) n’a que très peu en commun avec l’idiome moderne qui sert à vivre et communiquer en Israël. L’ampleur historiale de chaque mot de l’Écriture, ampleur entendue au sens où Heidegger dit, concernant certains termes d’Anaximandre, qu’ils sont « à vaste et longue portée »3, rend l’hébreu sacré inemployable pour un usage autre que celui de l’herméneutique – en particulier la traduction, qui ne s’y échine pas pour rien en vain depuis déjà quelques millénaires !
Tous les linguistes s’accordent pourtant à dire qu’il s’agit d’une des langues les plus simples et aisées à apprendre qui soient. Quelques jours suffisent pour acquérir les 22 lettres de l’alphabet carré, ses finales, son écriture cursive, les quatorze points-voyelles dont la virevolte ravive chaque racine trilitère, ainsi que le système des 29 accents de cantilation (les té’amim, qui donnent du « goût » et du « bon sens », ta’am, au Texte) et signes de liaison (les néguinot, « mélodies ») dont le texte massorétique est enluminé.
Après quelques courtes semaines de fréquentation des principales règles de syntaxe et de conjugaison et l’apprentissage d’un vocabulaire de base, il est offert à n’importe qui de déchiffrer n’importe quel verset de la Bible. Pourtant, les grammairiens sont forcés de reconnaître que l’hébreu biblique est une langue extravagante, les exceptions à ses propres règles si abondantes qu’elles découragent tout effort de systématisation logique, un peu comme Melville proclame qu’essayer de dresser une science des baleines revient à vouloir classifier les « parties constituantes d’un chaos »…
En 1964, P. Auvray, dans une note d’introduction à sa Grammaire de l’hébreu biblique destinée au scolasticat de l’Oratoire, avait l’honnêteté de préciser qu’« une grammaire est un système d’interprétation », et de déconseiller par conséquent d’en étudier diverses à la fois :
« S’initier prématurément à d’autres systèmes aurait autant d’inconvénients que, pour le jeune mathématicien, mêler à une géométrie euclidienne des théorèmes supposant un espace à quatre dimensions. »
Plus récemment, un autre spécialiste, Francis Boulanger, ayant consacré son passionnant mémoire de doctorat à l’insondable question du « vav conversif »4 (lequel, en se préfixant à un verbe, métamorphose son état accompli en inaccompli et vice-versa), et y rappelant que les explications données par ses prédécesseurs sont « complexes, très diverses et parfois contradictoires », résout spirituellement cette prolixité hyperbolique par l’inexistence du « pseudo-vav conversif » !
Mais la plus évidente de ses constatations est encore la suivante :
« Puisque l’hébreu biblique semble être, avec le moabite, la seule langue ancienne possédant un système verbal avec ces fameuses formes “inverties”, pourquoi ne pas admettre que nos catégories grammaticales, largement héritières des langues grecque et latine, sont encore moins pertinentes pour l’hébreu biblique que pour d’autres langues dites “sémitiques” ? Et en poussant un peu plus loin le raisonnement dans le sens du dépaysement culturel, on peut très bien prendre comme hypothèse de travail que le système verbal de l’hébreu biblique n’est peut-être tout simplement ni aspectuel, ni temporel. Sa logique est peut-être ailleurs. »
On ne saurait mieux dire – à moins de le formuler comme Wittgenstein :
« La méfiance vis-à-vis de la grammaire est la première condition requise pour philosopher » …
Et l’on peut songer aussi aux vers d’Apollinaire dans « La Victoire » (1917) :
« Ô Bouches l’homme est à la recherche d’un nouveau langage
Auquel le grammairien d’aucune langue n’aura rien à dire. »
Arrêtons-nous un instant sur le choix du terme Compendium pour désigner sa « méthode » d’hébreu biblique. On remarquera que la première œuvre de Descartes est le Compendium musicae, « Abrégé de Musique », datant de 1618 (il a 22 ans), offert à son ami le mathématicien Isaac Beckmann avec lequel Descartes finira par se brouiller violemment, l’accusant de l’avoir pillé et plagié ! Descartes ne le publiera jamais, n’y reviendra plus non plus (c’est un peu la matrice introvertie du Compendium de Spinoza). Mais si le manuscrit du Compendium musicae a disparu, on en fit de nombreuses copies et éditions, dont une à Amsterdam en 1656, ainsi qu’une traduction en néerlandais en 1661 (soit l’année où Spinoza, âgé de 29 ans, commence l’Éthique) !
Le mot compendium, qu’on traduit par « abrégé », signifie d’abord le « gain provenant de l’épargne, profit ». Chez Pline, par exemple, au sens figuré, aliquid facere compendi, « faire l’ économie de quelque chose » signifie « s’en dispenser ». De quoi Spinoza entend-il faire l’économie, concernant l’hébreu, sinon de sa Schwingung ?
Dans un second sens, qui dérive du premier, le compendium est un « gain provenant d’une économie de temps, accourcissement, abréviation ». Compendium operae, toujours chez Pline, c’est une « économie de travail », comme les compendia ad honores sont les « moyens rapides pour arriver aux honneurs ».
Concevoir un Compendium de la grammaire hébraïque n’est donc ni anodin ni innocent de la part d’un Spinoza qui n’aime pas les langues, comme l’avouait aussi Badiou. Outre un discours et une doctrine sur la langue, toute grammaire est en soi une manière abrégée, amputée, de prendre la langue en considération. C’est le point de vue le plus diamétralement opposé à celui du judaïsme, ce qui explique qu’il n’y ait pas de prolixe tradition de grammairiens juifs, parce qu’une « grammaire » qui prendrait des compendia viarum, des raccourcis, des chemins de traverse avec leur pensée n’intéresse tout simplement pas les penseurs juifs. Les penseurs juifs considèrent que rien n’est à abréger d’un Texte qui se suffit à lui-même en son entièreté. Le Juifs considèrent le Texte comme Spinoza la Nature, autrement dit un infini sans tout ni partie :
« Le tout et la partie ne sont pas des êtres réels, mais seulement des êtres de raison et, par conséquent, il n'y a dans la nature ni tout ni partie. » Court Traité5
Mais le mot compendium n’a pas fini de livrer ses secrets : Le dictionnaire étymologique de la langue latine de Ernout et Meillet nous apprend qu’il se rattache à la racine *pend, qui a donné pendeo, « être pendu, suspendu », au sens propre autant que dérivé « être suspendu dans la crainte ». C’est ni plus ni moins que l’état de l’enfant et de l’âne de Buridan selon Spinoza ! L’idée de « gain d’argent », associée au mot par le biais de la forme transitive pendo, tient à celle de « suspendre, peser » de l’argent.
De cette double idée de suspension et de pesée est issue celle du pensum, eu sens « de « penser mentalement, évaluer, estimer ».
Le compendium est ainsi « proprement l’« argent qu’on amasse », le « gain », le « profit », et « l’économie de temps, l’abrégé ».
Suspendre, peser, mesurer, gagner, profiter, tel sont proprement les mots d’ordre des Modernes appliqués à tout ce qui, par sa vibration essentielle, échappe au calcul, à la domestication, à la maîtrise.
Avec Spinoza, il ne faut pas être spinoziste. Il faut au contraire s’arrêter au moindre petit détail de chaque mot, y compris et surtout des mots auxquels lui ne pensait pas, mais qui pensaient à travers lui.
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