Venons en maintenant au détail, forcément un peu technique, de la répulsion de Spinoza vis-à-vis de la Schwingung hébraïque.
Dans le TTP, Spinoza commençait par définir sa méthode exégétique qui prétend ne retenir comme critère d’interprétation de l’Écriture que ce qui provient de l’Écriture, tout en ayant décidé que toutes les impuretés équivoques que contient l’Écriture lui ont été inoculées de l’extérieur par de sournois scribes, des massorètes oisifs et d’impertinents rabbins !
Or tout cela ne serait encore rien si le ver de l’ambiguïté – l’amphibolia – n’était niché au cœur même de la langue de la Bible… Voilà la raison de l’insistance de Spinoza, proprement chrétienne en réalité mais inopérante et ridicule pour un Juif, qui consiste à prétendre déchiffrer l’Écriture sans tenir compte de son écriture.
Il n’abandonnera d’ailleurs jamais cette idée, reprochant encore dans le Compendium à ses prédécesseurs grammairiens juifs d’avoir voulu composer la grammaire du Texte plutôt que celle de la langue dans laquelle le Texte fut rédigé.
Voici comment l’exprime Spinoza dans le TTP, juste après avoir pris contre le Texte même le parti de saint Paul concernant le « bâton » de Jacob – à tort, ainsi que je l’ai montré la dernière fois :
« Telles étant, pour en revenir à notre propos, la constitution et la nature de la langue hébraïque <constitutio et natura>, on peut aisément concevoir que tant de passages ambigus se rencontrent qu’il n’y ait pas de méthode permettant de déterminer le vrai sens de chacun d’eux. /…/ Je pourrais montrer encore par quelques exemples que beaucoup de textes inexplicables se rencontrent dans l’Écriture sainte… »1
Et Spinoza décortique – pour les déplorer évidemment – toutes les raisons qui rendent l’hébreu biblique inadéquat pour la pensée géométrique.
On sait que l’adéquation (omoïôsis en grec) est ce qui constitue l’essence de la vérité métaphysique depuis Platon. Heidegger écrit dans le Nietzsche :
« La vérité signifie : l'adéquation de la représentation à ce qu'est l'étant et à la manière dont il est – <à sa quiddité et à sa modalité>. »2
Et dans L’essence de la vérité3, prenant l’exemple d’un énoncé concernant une pièce de monnaie, Heidegger montre que cette adéquation est chimérique concernant le langage, puisqu’elle n’est qu’une convention « conformément au concept courant de vérité » (lequel est une convention également) :
« La pièce de monnaie est faite de métal. L'énoncé n'est aucunement matériel. La pièce est ronde. L'énoncé n'a aucun caractère spatial. La pièce permet d'acheter un objet. L'énoncé n'est jamais un moyen de paiement. Mais en dépit de toutes les différences, l'énoncé en question concorde, en tant que vrai, avec la pièce de monnaie. Et cet accord, conformément au concept courant de la vérité, doit être conçu comme une adéquation. »
Pour Spinoza, l’épineuse question consiste à être dans l’obligation de considérer ce qu’il possède de plus précieux, la langue structurelle de sa pensée, comme participant métaphysiquement de la fausse monnaie, plus exactement d’une monnaie dont le taux de change serait d’une variabilité infinie au gré des fluctuantes interprétations du Texte !
Voici plusieurs caractéristiques de cette variabilité que relève et déplore grandement Spinoza dans le TTP :
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