Si les œuvres des philosophes suscitent autant de commentaires, au point d’être noyées sous les montagnes de leurs gloses si souvent contradictoires, c’est précisément parce qu’elles ne sont pas immédiatement compréhensibles. Et s’il y a un philosophe qui est moins compréhensible que tout autre, c’est bien Spinoza. Inutile de dire que personne, en France ni ailleurs, n’a égalé le travail colossal et presque surhumain de Wolfson (quasiment jamais cité dans la revue dont je viens de parler) de recherche et d’explicitation des sources de chaque phrase quasiment de l’Éthique. Or Wolfson rappelle comme le système de Spinoza, plus particulièrement son impénétrable conception de Dieu, « a reçu différents noms au cours de l’histoire de la philosophie » : déisme d’abord par ses contemporains, puis athéisme (selon Jacobi), acosmisme (selon Hegel), « ivresse de Dieu » selon Novalis (« ce qui expliquerait » commente Wolfson, « pourquoi il use à profusion le mot Dieu plutôt que son sens »1), panthéisme bien sûr, et même « kabbalisme » comme je l’ai rappelé il y a quelques temps. Et encore, comme je l’ai dit, Wolfson, ne consacre les 800 pages de sa Philosophie de Spinoza qu’à l’Éthique. Ni le TTP ni le Compendium ne l’intéressent vraiment.
C’est vous dire si la pensée de Spinoza demeure impénétrable, ce qu’avouent d’ailleurs les spinozistes les plus honnêtes (à commencer par Wolfson : « Il y a les déclarations de Spinoza dans l’Éthique, elliptiques, fragmentaires, décousues, et souvent, si nous devons être francs avec nous-mêmes, énigmatiques et inintelligibles. ») , tel Ferdinand Alquié qui reconnaît ne pas « comprendre » Spinoza, et qui tâche de penser cette incompréhension, ce que lui nomme « l’incompréhensibilité de l’Éthique » dans Le rationalisme de Spinoza paru en 1981.
« Nous avons été spinozistes », déclarait pour sa part Louis Althusser, avant d’ajouter :
« Bien entendu, à notre manière, qui ne fut pas celle de Brunschvicg. En prêtant à l’auteur du Traité théologico-politique et de l’Éthique des thèses qu’il n’aurait sûrement jamais avouées bien qu’il les autorisât. Mais être un spinoziste hérétique, fait presque partie du spinozisme, si le spinozisme est bien l’une des plus grandes leçons d’hérésie de l’histoire. »
Et il ajoutait :
« Le spinozisme est une machine tellement compliquée, tellement agencée, avec des systèmes et des sous-systèmes qui s’imbriquent, qu’on ne peut pas tenir ensemble tous les éléments, et du fait qu’on ne peut pas les tenir ensemble, on trace des chemins. Et tracer un chemin, c’est l’hérésie. Mais hérésie par rapport à l’image projetée d’un système parfait dont on ne domine pas totalement l’agencement, les modes de connexion. C’est la grande difficulté du spinozisme. »
Derrida aussi avouait, peu de temps avant sa mort, ne pas comprendre Spinoza :
« Moi, Spinoza, c'est quelqu'un à qui je n'ai jamais rien compris : c'est un penseur dont l'entreprise philosophique m'est la plus étrangère possible. »
Vous imaginez bien que cela ne signifiait pas que Derrida n’était pas assez intelligent pour comprendre ce qu’un Macherey mâchonne en jargonnant sans se poser de questions. C’est exactement ce qu’il dit, ce qu’il a l’honnêteté de reconnaître, contrairement à un universitaire français, à savoir que la pensée de Spinoza et la sienne sont étrangères l’une à l’autre. Il l’expose en 1986 dans son séminaire sur le théologico-politique.
Je vous cite l’excellent site consacré à l’indexation des œuvres de Derrida par Pierre Delain, intitulé Derridex2:
« Dans son séminaire de 1986 sur le théologico-politique, il montre une connaissance approfondie du Traité théologico-politique de Spinoza, et le cite dans deux chapitres essentiels pour lui, le chapitre VII sur l'exigence de lire l'Ecriture dans sa langue, l'hébreu, et le chapitre XVII où Spinoza s'étonne de la possibilité d'une vengeance de Dieu. Certes dans les deux cas, il situe Spinoza du côté d'une certaine naïveté universalisante et christianisante, mais néanmoins il s'appuie sur lui pour introduire à son analyse d'une force divine, celle de la nomination (le nom de Dieu). »
Alors, très significativement, c’est un écrivain qui ambitionnait de « désapprendre à philosopher », René Daumal, qui a décrit d’une manière inédite l’incompréhensibilité de Spinoza :
Je vous le fais écouter dans l’insupportable émission de France-Culture de 1978 intitulée « Avez-vous lu Baruch ?» ou non seulement ces journalistes ignares prononcent « Baruq » à tire-larigot mais où le montage sonore est manifestement conçu sur le mode de la souillure par le brouhaha :
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