"Le juif est comme une femme" : Figure du Yahoud dans l'imaginaire musulman (5)
De l'antisionisme 4, 44ème séance, 29 septembre 2022
Mon intuition, je le redis, est que les moments de crise dans les sociétés sont bien davantage révélateurs d’une sorte d’invisible normalité ombrageuse, souterraine, fantomatique, plus ou moins inconsciente, que ne l’est la paisible banalité officielle apparente des moments de répit, que les crises sociales viendraient seulement perturber et parasiter, comme une maladie perturbe un corps sain. La bonne santé sociale est un leurre, au même titre que des relations pacifiées entre les classes dans le merveilleux univers capitaliste de l’American Dream ou des Trente glorieuses. La vérité dissimulée du capitalisme, c’est dans les surgissements de contestation et de troubles révolutionnaires qu’elle éclate.
À propos de luttes ou de connivences de classes, voilà comment Bensoussan interprète judicieusement l’énigmatique divergence des mémoires juives du Maghreb :
«Avant d'être des ‘‘communautés’’, les minorités juives sont d'abord des sociétés traversées de conflits. Structurées et étayées certes par de fortes solidarités, elles sont aussi travaillées par les clivages sociaux et le mépris. D'autant plus que l'assistance induit parfois la condescendance. Il n'existe donc pas une mémoire des Juifs d'Orient, mais des mémoires éclatées dont les divisions épousent souvent les barrières de classe. Les plus nantis des Juifs du Maroc ont du passé judéo-arabe le souvenir d'une quasi-idylle, entretenant l'illusion d'une fraternité qui les met bien en peine de comprendre le naufrage ‘‘soudain’’. À l'ombre du palais chérifien, la solidarité entre Juifs et musulmans est avérée, et bien après l'indépendance l'entente demeure étroite entre la grande bourgeoisie juive et son homologue musulmane, alors qu'à l'inverse la différence est considérable entre cette minorité de nantis et la masse des classes populaires. En Libye aussi, selon l'historien Renzo De Felice, le drame des Juifs fut très tôt l'existence de ce fossé entre une élite instruite et européanisée et la masse des Juifs indigènes, pauvres et fatalistes.»1
Pour en revenir à la bascule de la normalité dans la crise, on a l’exemple saisissant de la vie intellectuelle viennoise au début du XXème siècle, à laquelle les Juifs, si profondément fidèles à l’Empire austro-hongrois, participaient de manière luxuriante, puis, après la bascule nazie, la manière dont la même société si « judaïsée » se retourna contre ses Juifs pour les exterminer quasiment du jour au lendemain !
Elias Canetti a merveilleusement décrit ce basculement dans son autobiographie Histoire d’une vie2:
« On vivait dans une vieille capitale qui n’en était plus une, mais qui avait attiré l’attention du monde entier par l’audace et la perspicacité de ses projets sociaux. On y avait réalisé des choses neuves, exemplaires. Elles s’étaient imposées sans violence, on pouvait en être fier et on vivait dans l’illusion qu’elles se maintiendraient cependant que dans l’Allemagne voisine le grand envoûtement gagnait tous les esprits et que ses porte-paroles occupaient toutes les positions-clés de l’État. Mais voici qu’en février 1934, le pouvoir de la municipalité viennoise s’était vu brisé. La prostration régnait parmi ceux qui l’avaient exercé. Tout semblait avoir été vain, ce qui avait fait l’originalité, le modernisme de Vienne était anéanti. Ne restait que le souvenir d’une Vienne d’autrefois, trop proche cependant pour qu’on oubliât sa part de responsabilité dans la Première Guerre mondiale où elle s’était empêtrée elle-même. Il n’y avait plus sur le terrain même d’espoir qui eût contrebalancé la misère et le chômage. Nombreux étaient ceux qui, incapables de survivre dans une pareille vacuité, se laissaient gagner par la contagion allemande et espéraient accéder à une vie meilleure en se laissant absorber par une masse plus grande. La plupart ne voyaient pas que cela risquait d’avoir pour conséquence réelle une nouvelle guerre et quand ils l’entendaient dire par les rares personnes à en être conscientes, ils refusaient de l’admettre. »
Il faut maintenant en venir aux pénibles illustrations de l’extrême dureté de la condition juive en terre d’Islam, peut-être d’abord sporadiquement, mais à l’évidence de manière ininterrompue à partir du XIXème siècle (et de tous temps selon Fenton), cela bien antérieurement à la colonisation française au Maghreb, puis au démantèlement de l’Empire ottoman après 1918, et bien sûr à la Création d’Israël en 1948.
Cela permettra de saisir exactement pourquoi le très mesuré Bernard Lewis est obligé de reconnaître la véracité (« Ces remarques renferment certainement une part de vérité », concède-t-il dans Juifs en terre d’Islam3) d’une formule célèbre de Maïmonide dans son Épître aux Juifs du Yémen persécutés et forcés à la conversion au XIIème siècle (écrite depuis l’Égypte en arabe, traduite plus tard en hébreu, Iggeret Teiman, et diffusée dans toute la diaspora):
« Souvenez-vous, mes coreligionnaires, qu’à cause de nos nombreux péchés, Dieu nous a précipités au milieu de ce peuple, les Arabes, qui nous ont durement persécutés et qui nous ont soumis à une législation funeste et discriminatoire […]. Jamais nation ne nous a brimés, dégradés, avilis et haïs autant qu’eux […]. Bien que nous n’offrions nulle résistance, nous n’échappons point à ces persécutions continuelles qui nous écrasent. Peu importe ce que nous souffrions et acceptions pour demeurer en paix avec eux, ils ne font qu’attiser la lutte et la sédition, comme l’a prédit David : ‘‘Je suis, moi, pour la paix, et quand je la proclame, eux ne méditent que guerre’’ (Ps. 120, 7). »4
Cette question est cruciale pour comprendre la fausseté d’une des principales revendications antisionistes selon laquelle le sionisme, puis la Création d’Israël, aurait brisé la symbiose judéo-musulmane.
Cette symbiose est fantasmatique. Elle n’exista que dans l’esprit nostalgique de Juifs embourgeoisés du Maghreb – ou des idéologues musulmans et juifs antisionistes aujourd’hui.
Bensoussan cite à cet égard les polémiques au sortir de la Première Guerre Mondiale entre les notables antisionistes de l’Alliance Israélite Universelle et leurs adversaires sionistes :
« Les ‘‘sionistes, soulignait déjà Somekh au Caire en 1919, [sont] trop enclins à s'illusionner sur la portée de la fameuse déclaration Balfour. J'ai eu l'occasion de causer avec des Juifs au jugement pondéré, retour de Palestine. Tous sont unanimes à condamner l'agitation sioniste qui a eu pour conséquence de susciter un mouvement violent d'antisémitisme qui n'a jamais existé auparavant <sic ! je souligne>. Il a servi à rapprocher l'élément chrétien de l'élément musulman dans une haine commune du Juif.’’
Pour Daniel, le sionisme mine les ‘‘bonnes relations judéo- musulmanes: les musulmans, après des siècles de bonne entente <sic ! je souligne>, étaient loin de penser que les Juifs avaient vis-à-vis d'eux si peu d'estime’’. »5
Voilà pourquoi il est indispensable maintenant d’évoquer la lancinante litanie du malheur juif en terre d’Islam, laquelle est soit méconnue – j’en ignorais moi-même les poignants détails avant de lire Bensoussan cet été –, soit niée par le discours de recouvrement issu de la propagande arabe et parfois juive sur la symbiose judéo-musulmane que le sionisme aurait lézardée.
J’aimerais cependant citer en prélude Bensoussan, toujours dans Juifs en pays arabes, qui rejoint ce que je disais lors de la première séance de ce cycle sur l’Histoire qui n’existe pas, et sur l’importance des récits familiaux et des confessions les plus subjectivement intimes, apparemment anecdotiques, pour mieux comprendre et envisager un monde disparu que l’historicisme parcourt à grandes enjambées théoriques tel un territoire bien cadastré :
« Les commencements et les origines ne dessinent pas un destin, tout au plus tracent-ils les linéaments d'un terreau culturel fait des événements du quotidien les plus ordinaires, les plus véniels, les plus grossiers et les plus anodins. Des faits minuscules qui nous parlent davantage que les discours savants, qui disent la vérité d'un monde et d'un temps.»6
Puis, citant Isaiah Berlin :
«‘‘L'histoire telle qu'elle est écrite d'habitude, écrit Isaiah Berlin à propos de Tolstoï, ‘‘donne aux événements ‘politiques’ publics la plus grande importance, tandis que les faits spirituels ‘intimes’ – sont largement oubliés: pourtant ce sont eux – les faits intérieurs – qui, dans l'expérience des êtres humains, sont les plus réels et les plus immédiats; ce sont eux, et eux seuls qui, en dernier ressort, constituent la vie; il s'ensuit donc que ce que disent la plupart des historiens politiques n'a aucun sens.’’ (in Les Penseurs russes, Albin Michel, 1984, p. 68).»7
D’après les historiens, les relations entre Juifs et Arabes s’altèrent assez inexplicablement à partir du XIIème siècle, c’est-à-dire avec les invasions almohades, « une secte de Berbères fanatisés », dit Lewis dans Les Arabes dans l’histoire8. Lewis se contente de rapporter classiquement cette dégradation au retour férocement imposé par le mahdi berbère (« guide suprême »), Muhammad ibn ‘Abdallah ibn Tumart, à un islam rectifié et plus sévèrement cruel à l’égard des Juifs :
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