"Le juif est comme une femme" : Figure du Yahoud dans l'imaginaire musulman (7)
De l'antisionisme 4, 44ème séance, 29 septembre 2022
En guise d’interlude, avant de commencer ma psychanalyse sauvage de l’imaginaire musulman, je voudrais évoquer la tragédie de la belle martyre juive marocaine Sol (ou Solika) Hachuel, dont bien des détails laissent percer les éléments les plus déplorables de la dhimmitude. C’est elle que j’ai choisi pour illustrer cette séance, avec un tableau d’Alfred Dehodencq (1860) exposé au MAHJ,quireprésente sa décapitation à Fez en 1834 après avoir refusé de renier son judaïsme.
Georges Bensoussan résume lapidairement son histoire, n’en relevant pour sa part que l’accusation, alors fréquente, de blasphème :
« En 1834, une adolescente juive est exécutée pour avoir embrassé puis répudié l'islam – plus probablement pour avoir refusé les avances d'un maître musulman. Dans le monde juif maghrébin, Sol Hatchuel va devenir une héroïne célébrée dans des chants, des prières et des élégies en judéo-arabe. »1
L’histoire de Sol Hatchuel diffère selon les versions, juives ou musulmanes. « Les versions juives insistent sur son martyre, les versions musulmanes sur son apostasie et les ‘‘versions chrétiennes soulignent le rôle du corps diplomatique européen dans la tentative de la sauver’’ ». Toutes s’accordent sur sa beauté exceptionnelle. Une voisine et amie musulmane de Sol aurait prétendu l’avoir convertie à l’islam, ce que Sol aurait nié, succombant du coup à l’accusation d’apostasie de la foi musulmane, punissable de mort. Sol ne pouvait qu’être exécutée puisque le témoignage d’un Juif n’avait nulle valeur en Islam, dans quelque procès que ce fût. Selon la version d’un voyageur juif roumain, les voisins musulmans de Sol auraient émis l’idée que sa beauté était indigne des Juifs :
« Jamais le soleil d'Afrique n'a brillé sur une plus parfaite beauté… C'est un péché qu'une telle perle soit en possession des Juifs, et que ce serait un crime de leur laisser un tel joyau. »,
On rejoint là la thématique chrétienne antisémite de la « belle Juive », inaugurée par Walter Scott, la belle Juive suscitant d’autant plus le désir que son extraction religieuse est rebutante.
Ce qu’incarne le destin de Sol Hachuel, c’est la problématique de la jouissance symboliquement amalgamée du Juif et de la Femme, qu’il est crucial de démêler pour comprendre toute cette affaire de la dhimmitude – y compris, je le répète, ses aboutissants antisionistes contemporains.
D’autant qu’elle constitue une thématique majeure du judaïsme, dans un épisode de la Bible qui concerne aussi par ricochet les Musulmans au premier chef – épisode dont j’ai traité lors de la 22ème séance de ce Séminaire, le 21 février 20202 – consacré à la jouissance de Sarah dont vont surgir les Juifs (par l’enfantement d’Isaac, soit en hébreu יצחק , « Il rira », après l’éclat de rire albertinien de sa mère lors du seul et unique passage de la Torah où Dieu se soit adressé à une femme !) – Isaac à qui l’Islam, par une entourloupe théologique revendiquée, a substitué Ismaël lors du sacrifice par Abraham.
Il s’agit donc ici, à la source de la théologie musulmane, d’une usurpation généalogique colossale, par substitution du fils (Ismaël) d’une mère congédiée (Agar) au fils jouissif (Isaac, « Il rira ») d’une mère jouisseuse (Sarah), laquelle a précisément fait chasser la première et de la sorte provoqué sa destinée désertique.
Je vous laisse relire le prodigieux chapitre 16 de la Genèse pour vous remémorer tout cela. Il faut aussi ajouter, pour montrer l’universalité de cette querelle de jouissances et que les Juifs n’ont pas le monopole du jouir, que c’est formellement à cause du rire d’Ismaël que Sarah s’offusque et demande à Abraham de le chasser, lui et sa mère égyptienne Agar, hors du foyer commun.
En Genèse 21 9-10 :
« Sara vit rire le fils qu’Agar, l’Égyptienne, avait enfanté à Abraham ; et elle dit à Abraham : Chasse cette servante et son fils, car le fils de cette servante n’héritera pas avec mon fils, avec Isaac. »
On a donc en quelque sorte, entre l’aïeul des enfants d’Israël et celui des Ismaélites – qui ne sont pas, d’un point de vue juif, les musulmans, mais les glorieux Arabes du désert – une querelle de rires, que l’Islam a transmuté en usurpation théologique (puisque c’est Ismaël, et non plus Isaac, qui est censé avoir été non-sacrifié par Abraham). Cette substitution généalogique ne pouvait manquer de produire des répercussions majeures dont témoigne précisément la dhimmitude – la condition d’infâmie et d’interdiction de toute jouissance faite aux Juifs durant dix siècles dans l’ensemble du monde musulman –, conséquence sociale et coutumière infligée aux Juifs au même titre que leur fut infligée architecturalement la substitution de la mosquée Al Aqsa, plus grande mosquée de Palestine, au Temple détruit, la mosquée étant non seulement bâtie sur les ruines du Temple de Jérusalem mais aussi à l’endroit où, selon la tradition musulmane, Abraham aurait non-sacrifié son fils Ismaël !
On voit comme est bouclée la boucle de l’interdit de jouir fait à la fois aux Juifs et aux Femmes.
Que les femmes incarnent la jouissance, c’est évidemment une vieille affaire qui dépasse largement le cadre judéo-musulman. Le devin Tirésias fut ainsi puni par Héra pour avoir trahi ce secret (de Polichinelle). C’est chez Ovide, au livre III des Métamorphoses, que cela est narré :
« Tandis que ces événements s'accomplissaient sur la terre par la loi du destin et que le berceau de Bacchus, né deux fois, était à l'abri du danger, il arriva que Jupiter, épanoui, dit-on, par le nectar, déposa ses lourds soucis pour se divertir sans contrainte avec Junon, exempte elle-même de tout tracas : ‘‘Assurément, lui dit-il, vous ressentez bien plus profondément la volupté que le sexe masculin.’’ Elle le nie. Ils conviennent de consulter le docte Tirésias; car il connaissait les plaisirs des deux sexes; un jour que deux grands serpents s'accouplaient dans une verte forêt, il les avait frappés d'un coup de bâton; alors (ô prodige!) d'homme il devint femme et le resta pendant sept automnes; au huitième, il les revit : ‘‘Si les coups que vous recevez, leur dit-il, ont assez de pouvoir pour changer le sexe de celui qui vous les donne, aujourd'hui encore je vais vous frapper.’’ Il frappe les deux serpents; aussitôt il reprend sa forme première et son aspect naturel. Donc, pris pour arbitre dans ce joyeux débat, il confirme l'avis de Jupiter; la fille de Saturne en ayant éprouvé, à ce qu'on assure, un dépit excessif, sans rapport avec la cause, condamna les yeux de son juge à une nuit éternelle. Mais le père tout-puissant (car aucun dieu n'a le droit d'anéantir l'ouvrage d'un autre dieu), en échange de la lumière qui lui avait été ravie, lui accorda le don de connaître l'avenir et allégea sa peine par cet honneur. »3
Les femmes, donc, par une disposition naturelle, anatomique, jouissent davantage que les hommes. Si cela doit demeurer secret, c’est sans doute qu’on leur en fait grief. Une version de la légende de Tirésias indique que sur dix mesures de plaisir, les femmes en détiennent neuf. Quant aux Juifs, ils se reconnaissent, par leur nom même – Jacob-Israël, fils d’Isaac/ « Il rira » –, fécondés par cette jouissance qui n’est pas sans résonnance évidemment avec leur millénaire mystique de la joie.
Il n’est pas indifférent de savoir qu’à la métamorphose de Tirésias succède la légende de Narcisse précisément dans le troisième livre d’Ovide. Sa mère, Liriope, « douée d’une rare beauté », demanda au devin – ce fut là sa première « épreuve de vérité » – si l’enfant « digne d’être aimé des nymphes » vivrait longtemps. « Le devin, interprète de la destinée, répondit : ‘‘S’il ne se connaît pas.’’ » On sait que Narcisse, pour son malheur, « se connaîtra », et finira noyé pour avoir trop aimé jouir de se contempler dans l’eau d’une rivière.
Or Narcisse, dit encore Ovide, âgé de quinze ans, est sujet à « un étrange délire (nouitasque furoris) ». « Chez beaucoup de jeunes gens, chez beaucoup de jeunes filles, il faisait naître le désir… », mais doté d’un « orgueil si dur », il refusait d’être touché. Il y aurait ainsi une relation entre le désir qu’on inspire et la jouissance qu’on en tire, tandis que le « contact », le rapport sexuel, relèverait d’un « ne pas se connaître » – raison pour laquelle au fond « il n’y a pas de rapport sexuel » comme disait Lacan.
Tout cela semble tordu, et ça l’est, mais aussi ça ne l’est pas. Pour le comprendre, il n’est pas inutile de prendre les choses par l’autre bout, à savoir : qu’en pensent donc les Juifs ?
Il y a à ce sujet précisément un midrach de Rachi concernant le verset 8 du chapitre 38 de l’Exode (Chemoth, « Noms » en hébreu) consacré à la cuve en bronze destinée au Tabernacle. C’est la même cuve contenant l’eau consacrée qui, au cinquième chapitre des Nombres4, servira à l’épreuve dite des « eaux amères », dans lesquelles seront dissoutes, par tout un judicieux rituel la querelle de jalousie d’un mari soupçonnant son épouse d’adultère.
Or le texte de l’Exode dit :
« Il fit la cuve en bronze avec sa base en bronze en employant les miroirs des femmes qui se rassemblaient à l’entrée de la tente de la rencontre. »
L’expression « les femmes qui se rassemblaient »5 est étrangement rendue par une formule redondante avec le mot tsevaoth (« assemblées », « foules », « armées »), désignant les femmes sacrifiant leurs miroirs –l’instrument de leur narcissisme par excellence –, afin d’apporter leur tribut à la construction du Tabernacle.
Et voici le commentaire de Rachi. Écoutez-le en ayant à l’esprit tout ce que je viens de poser, il s’agit en quelque sorte d’une leçon d’érotologie juive :
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