"Le juif est comme une femme" : Figure du Yahoud dans l'imaginaire musulman (6)
De l'antisionisme 4, 44ème séance, 29 septembre 2022
Ce qu’il faut comprendre , c’est qu’accalmie ou irruption massacrante, pour l’imaginaire musulman le Yahoud et son humiliation sont consubstantiels l’un à l’autre :
« L'abaissement du Juif », écrit Bensoussan, « fait partie de l'économie psychique de ce monde berbère ou arabe, populaire ou nanti. Chacun à sa manière estime naturelle l'infériorité du Juif qu'il faudra toujours faire en sorte de lui rappeler afin qu'il n'oublie pas d'où il vient, ni qui il est: un soumis. Qu'il l'accepte, il sera toléré. Qu'il s'en écarte, il sera châtié. »
«En 1906, à Djezireh, près de Diyarbakir en pays kurde, l'émissaire de l'AIU décrit une petite communauté (150 âmes), des savetiers et colporteurs pour beaucoup, enfoncés dans une ‘‘noire misère’’, et dont ‘‘l'humiliation est peinte sur leur visage. Ils n'osent pas marcher la tête haute dans la rue, ni élever la voix’’. Une antienne: faire sentir le poids de la soumission sur des corps démunis et des regards baissés: ‘‘L'oppression et l'avilissement où [les Juifs] vivent sont au-delà de l'idée qu'on pourrait s'en former’’, écrit en 1809 le premier consul de France à Alger. Et faire souffrir: ‘‘Pas de chaussures aux pieds, écrit en 1840 Héloïse Hartouch, institutrice en Algérie; il était permis à ceux qui en avaient les moyens de mettre des souliers chaussés en savates; ces souliers devaient être beaucoup plus courts que le pied afin que le talon pût être en entier continuellement sur le pavé’’. Si la vie quotidienne de ces ‘‘protégés’’ varie d'une zone et d'une époque à l'autre, l'existence enserrée entre tolérance et insécurité est quasi semblable d'un bout à l'autre d'un monde arabo-musulman dont l'économie psychique nie le Juif comme semblable et égal. Assis sur une monture, un Juif qui croise un musulman doit en descendre et demander au musulman l'autorisation de poursuivre son chemin (en théorie évidemment: les usages peuvent ignorer ces contraintes qu'un rien peut réveiller toutefois à tout instant). Si ces pratiques peuvent ici et là tomber en désuétude, elles perdurent dans la mémoire collective.»
Et:
« Quand Charles de Foucauld déguisé en Juif traverse le Rif marocain en 1883, il passe par la ville de Chechaouen ‘‘renommée pour son intolérance [...]. Même les Juifs, qu'on tolère, sont soumis aux plus mauvais traitements: parqués dans leur mellah, ils ne peuvent en sortir sans être assaillis de coups de pierre sur tout le territoire des akhmas auquel appartient la ville, personne ne passa près de moi sans me saluer d'un Allah Iharraq bouk, ia el Ihoudi! (Que Dieu fasse brûler éternellement le père qui t'a engendré, Juif!)’’.
Cette infériorité naturalisée se traduit dans la vie quotidienne par l'insulte qui fait de tout signe juif un symbole de malheur et de mort. »1
Et :
«Le Maroc voit se développer entre musulmans et Juifs une relation de patron à client où, intériorisée, l'infériorité du sujet juif prend la forme d'une protection-soumission. En 1894, le journaliste anglais Walter Harris décrit les Juifs de la vallée de Dadès (sud-est du Maroc): ‘‘Les familles des Juifs vivent en situation féodale, chacune dépendant de la famille Shleh pour sa protection dans tous les domaines sous condition de payer à son protecteur un léger tribut annuel.’’
Un demi-siècle plus tard, à la fin de la période coloniale, le haut fonctionnaire français Étienne Coidan, dans un rapport sur le Sionisme au Maroc, analyse plus largement la ‘‘condition juive’’: ‘‘En pays de Siba, la condition des Juifs était pire. Ils n'y pouvaient subsister qu'en se plaçant avec leurs familles et leurs biens sous l'autorité d'un "siyed", maître et seigneur dont ils monnayaient la protection à l'aide de la dbiha – sacrifice d'une bête – et de maints cadeaux ou services.’’
‘‘Le point crucial du comportement d'un Juif, note en 1955 l'ethnologue américain David Hart à propos des Juifs du Rif, la garantie de sa sécurité, réside dans l'humilité; à l'inverse, pour tout homme puissant, posséder "son juif" est un signe de prestige.’’ Le Juif se situe ainsi à mi-chemin entre l'homme et le bien meuble. C'est pourquoi le tuer est paradoxalement un crime plus grave de conséquences qu'un autre homicide. Pas vis-à-vis de la famille de la victime que l'on dédommagera en argent, mais vis-à-vis de son maître pour l'affront qu'on vient de lui infliger en mettant en échec son rôle de protecteur ! Que le temps soit ou non pacifié, la sujétion constitue la toile de fond de cet univers. Si le maître est magnanime, ‘‘le Juif’’ coulera des jours paisibles. S'il est féroce, il sera à sa merci. Sa tranquillité réside dans l'acceptation totale de sa soumission. C'est pourquoi tout signe d'émancipation sonne comme l'amorce d'une révolte, toute posture verticale comme l'affirmation d'une virilité <je souligne>, voire d'une humanité qui sont autant d'affronts lancés au visage du maître. De là l'interdiction de porter les armes, de monter une bête autrement qu'en amazone <je souligne>. Et le rappel fréquent de l'obligation d'aller nu-pieds, la chaussure étant le signe de l'élévation sociale. »2
Si le Yahoud relève spontanément d’une fantasmagorie libidinale morbide dans l’imaginaire musulman, c’est en tant qu’il n’est pas un homme – à la fois au sens viril et au sens anthropologique – c’est un animal : chien, singe ou porc – ; ce n’est qu’un bien meuble dont l’existence ne relève pas même de la loi – ou si l’on préfère, il en relève en tant que la loi est qu’il n’en relève pas, c’est un « non-être juridique » :
« La parole d'un Juif devant la justice coranique n'étant pas prise en compte, il faut convaincre des témoins musulmans de surmonter leur peur de parler. Ce qui n'est pas suffisant pour autant tant il faut savoir réclamer son dû en demeurant toujours en position de subordination. Il n'est pas interdit à un Juif de requérir, mais cette démarche même le fait sortir de l'humble condition dans laquelle l'enferme la dhimmitude. De là les insultes et les coups. ‘‘La loi est ainsi faite, expliquent les autorités du Yémen à Yomtov Sémach en 1910, nous ne pouvons ordonner aux cadis de recevoir le témoignage juif.’’ Le Juif est donc un non-être juridique selon le mot de Sémach dans son journal de voyage.»3
J’ai évoqué les massacres, mais il y a aussi les innombrables meurtres ordinaires, quasiment toujours impunis. Une anecdote en Perse, parmi des centaines d’autres du même acabit :
« En mai 1910, à Chiraz, un sayed (en Perse, ce terme désigne ceux qui se revendiquent ‘‘descendant du Prophète’’) tue un Juif de sang-froid, en pleine rue: ‘‘Je me suis promis depuis ce matin de tuer un des vôtres, ce sera toi.’’ Fort de sa qualité de sayed, l'‘‘assassin déambule ensuite tranquillement dans les rues’’, rapporte Nataf, directeur de l'école de Chiraz. L'assassin finalement arrêté, on (y compris la police) fait pression sur les rares témoins pour les convaincre d'arrêter les poursuites. »4
«Dans des pays où le port d'une arme blanche est signe d'affranchissement », explique ailleurs Bensoussan, « les Juifs n'ont pas droit aux armes, même un simple couteau. Entre mai 1880 et janvier 1881, 128 assassinats sont perpétrés au Maroc - 12% des victimes sont juives (14 personnes), pourcentage cinq fois supérieur à la part des Juifs dans la population (2,5%). Lorsqu'une ville est mise à sac, toute la population en pâtit, les quartiers arabes sont vandalisés et pillés, mais, au dire de la quasi-totalité des témoignages, l'acharnement contre les Juifs est plus intense /…/ ‘‘Les commerçants musulmans eux-mêmes sont dévalisés ou mis à rançon. Mais les plus pitoyables victimes sont nécessairement les Juifs, raconte en 1907 un témoin français, Christian Houel, lors des troubles de Casablanca. Les hommes sont égorgés, les filles violées, les garçons emmenés comme esclaves... Dans le mellah désarmé, tout était à prendre, l'argent et les filles’’.»5
On se souvient peut-être de l’allégresse éprouvée par la rue palestinienne lors des bombardements d’Israël par Saddam Hussein au cours de la première guerre du Golfe, en 1991, qui firent 74 morts et de nombreux blessés. Eh bien cette joie mauvaise a une histoire et un passé qui ne doit rien au sionisme :
«De nombreux incidents antijuifs ont lieu durant la ‘‘période de surexcitation’’ du Ramadan, rapportent les consuls occidentaux. /…/ La légende est nourrie par un ressentiment antijuif exacerbé, écrit l'historien marocain Mohamed Kenbib, qui ‘‘a atteint à l'époque un seuil tel que quiconque les tuait était considéré plus ou moins comme un saint dont Dieu guidait la main’’. En 1896, alors que l'incendie gagne le mellah de Fez, les autorités investissent les quartiers voisins pour y prévenir le feu. Le quartier arabe est en joie <je souligne>, rapporte-t-on, les Arabes se préparent à déferler sur le quartier juif ‘‘pour donner libre cours à la haine implacable qu'ils nourrissent toujours pour les Juifs’’».6
Je termine cet interminable martyrologe par le Yémen, sans doute le pays musulman où, avec Maroc, les Juifs furent le plus affreusement maltraités :
« Le mépris ici est un code culturel qui structure la société tout entière, il constitue la ligne de partage entre ceux qui nous méritent et les autres. Au Yémen, il prend la forme d'un ensemble de prescriptions auxquelles les Juifs doivent se soumettre: ramasser les excréments et les charognes d'animaux dans les quartiers musulmans, relever les cadavres des non-musulmans: l'impureté entoure la charogne, l'excrément et l'infidèle. Vers 1880, quand le gouvernement ottoman tente de mettre un terme à cette violence, un juriste yéménite objecte qu'il s'agit là d'un vieil usage arabe qu'on ne saurait modifier. »7
Et :
«S'il rencontre un musulman, le Juif du Yémen doit l'appeller Ya Sidi (Monsieur). En passant, il doit le saluer d'un ‘‘La Paix soit sur vous’’. En retour, le musulman se contente de remercier Dieu. Lorsqu'un musulman prononce devant son auditoire les mots Yahud (Juif), Ibri (Hébreu) ou Abu Zunnar (porteur de papillotes), il s'excuse: ‘‘Dieu vous protège de cette calamité!’’ L'enfant arabe comprend vite qu'il peut impunément insulter le Juif, voire le frapper, en tout cas lui montrer son dédain. »8
On ne peut raisonnablement expliquer cette animosité millénaire, jouissivement assoiffée d’humiliations, de souffrances et de sang versé, par une dialectique enfantine concernant des peuplades colonisées et dominées qui prendraient leur revanche.
D’abord parce que ce sadisme collectif coutumier précède de longtemps la colonisation et la présence européenne au Maghreb et au Moyen-Orient. Il explique au contraire l’accueil enthousiaste fait par les communautés juives aux Européens qui apportaient l’émancipation dans leurs bagages, bien avant la colonisation concrète puisque, dès la signature des traités européens, à la fin du XVIIIème siècle, les Juifs profitent d’un statut plus égalitaire, au grand dam des musulmans. Ce qu’explique très bien Bensoussan :
«Pour la minorité juive, les conventions entre les Européens et les puissances arabes ou ottomane fournissent l'occasion de se soustraire à la dhimmitude. Au Maroc, les traités conclus avec le Royaume-Uni en 1751 et 1760 prévoient d'accorder des droits particuliers aux sujets marocains (‘‘musulmans et juifs’’) qui commercent pour le compte des Britanniques, à égalité de traitement avec les Anglais installés dans le royaume chérifien. Si le texte spécifie ‘‘musulmans et Juifs’’, chacun sait que cela concerne surtout les Juifs, auxquels on accorde pour la première fois des droits considérables. Pour de nombreux Juifs du pays, ce passeport vaut libération.»9
Quant au ressentiment musulman, que le décret Crémieux fera s’exhaler au grand jour, décret libératoire qui est encore présenté dans le discours antisioniste contemporain comme une injuste faveur faite au Juifs, ce ressentiment n’est en réalité nullement produit par une pseudo supériorité des Juifs désirant dominer les Arabes, mais au contraire par la fin de l’infériorité juive associée à leur dhimmitude :
«Dans le cadre étroit de la dhimmitude, toute revendication d'égalité est assimilée à une insubordination, à une remise en cause de l'hospitalité offerte jadis par les vrais croyants. Les sources arabes voient les Juifs comme des êtres arrogants, cupides et cyniques. Pour les chroniqueurs arabes, la visite de Montefiore au Maroc en 1864 est la preuve d'une ‘‘conspiration juive’’ mondiale, tout comme l'est l'intervention de la France en Tunisie après l'exécution du cocher juif Batto Sfez en 1857. Du côté des chancelleries occidentales, la visite de Montefiore est perçue comme une démarche maladroite qui ‘‘risque de surexciter le fanatisme musulman et de provoquer des actes de violence’’, assure en février 1864 le consul de France à Mogador.»10
Comment interpréter une telle tradition irrationnelle de mépris, de rage et de haine, alors que la réciproque, je l’ai longuement démontré lors de la précédente séance d’avant les vacances, ne fut jamais vraie. Jamais aucune animosité juive n’exista à l’égard des Arabes ni des musulmans (le racisme en Israël parfois à leur égard est conjoncturel, pas structurel), pas plus qu’il n’exista d’animosité des Juifs allemands à l’égard de la Prusse ou des Juifs russes à l’égard de la Russie !
« Au quotidien, en musique, en littérature, en cuisine et en artisanat, il y a même presque fusion. Elle est dans l'amour porté aux paysages, comme le montre la littérature juive du Yémen qui chante la beauté des montagnes (on en trouve peu d'équivalents dans la littérature juive européenne d'avant la Haskala). Les guérisseurs juifs sont consultés par les musulmans, alors que, dans l'imaginaire populaire de l'Europe chrétienne, les Juifs sont liés au diable. Quand, en chrétienté, le ‘‘choix’’ est laissé entre la conversion ou la mort, c'est celle-ci qui est le plus souvent ‘‘choisie’’. En terre d'islam, ce genre de situation est plus rare et aboutit le plus souvent à la conversion. ‘‘Les Juifs vivant en terre d'islam étaient loin d'être dégoûtés par les symboles de la religion dominante autant que l'étaient les Ashkénazes [...] par le christianisme, écrit l'historien Mark Cohen. On ne retrouve pas dans les écrits des Juifs installés en terre d'islam les invectives et la haine qui caractérisent le traitement du christianisme par les Ashkénazes, y compris dans les lettres privées retrouvées à la Guénizah du Caire, où, contrairement à ce qu'on pourrait supposer, on ne trouve aucune remarque méprisante sur les musulmans en tant que groupe. »
La réponse est simple, elle se résume en une formule d’Alexandre Dumas, dans Les Mohicans de Paris : « Cherchez la femme, pardieu ! Cherchez la femme ! »
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