J’ai intitulé ainsi cette séance, qui vient parachever celle de la semaine dernière, en référence à une forme de « fourberie de Scapin », qui pourrait être, dite autrement, la fourberie de Badiou à l’égard du « Nom propre du Père », lequel nom propre, badiu, en langue occitane, signifie on l’a vu « l’hébété », le nigaud ».
J’aurais pu aussi intituler cette séance « La honte-au-logis d’Alain Badiou », en clin d’œil aux calembours de Lacan (qui exaspèrent Badiou), dont il va être beaucoup question aujourd’hui.
Commençons par réécouter ce qu’Alain Badiou livre concernant son père mathématicien et professeur de mathématiques, qui fut son professeur jusqu’en terminale :
https://www.ina.fr/audio/P11355121/alain-badiou-evoque-son-pere-audio.html?i=9&o=811
Quand on entend, ici vaniteusement avoué à l’envers par Badiou (« le prestige du nom Badiou »), comme son père, passionné de mathématiques, et qui fut le professeur de son fils jusqu’en Terminale, méprisait très vraisemblablement la poubellication philosophique et littéraire de son « galopin », on comprend mieux l’ubuesque, mais en réalité puéril besoin de Badiou de rappeler à tout bout de champ qu’il est « sans aucun doute le philosophe français vivant le plus traduit, lu et commenté dans le monde »…
Toute l’ironie de la vantardise est dans le « sans aucun doute ».
« Ma filiation est contradictoire », a déclaré Badiou à propos de sa double allégeance à Sartre et Lacan, dont il explique aussi qu’il a en somme tâché de les réunir en un amour – dont il serait, lui, le rejeton – en creux :
« J’ai organisé l’entrée de Sartre à l’École Normale, et j’ai aussi fait le premier exposé sur Lacan. Ils ne s’aimaient guère, n’est-ce pas, ni personnellement, ni conceptuellement, et au fond, j’aurai ensuite inventé un amour possible entre les deux, qui n’a pas eu lieu. »2
J’ai qualifié pour ma part Alain Badiou de « fils détruit », ce qui désigne selon moi le statut, assez typiquement français, de tous ceux dont les pères se sont rendus symboliquement insupportables et insurpassables, en mal comme en bien : collabos ici, résistant mathématicien anti-colonialiste indifférent à la philosophaillerie là.
Voilà un extrait du « romanopéra » de Badiou, L’écharpe rouge, paru en 1979 chez Maspero, dont le chapitre 4 s’intitule « Paternités ». Une femme prénommée Claire, sœur de Simon et fille de Joseph, décrit son alliance avec ce frère, parti chez les communistes à 17 ans, alliance nouée dans la haine filiale d’un père réactionnaire abject (tiens tiens). Vous noterez les thématiques qu’on pourrait qualifier d’allusivement juives comme les prénoms et la métaphore de la « libation d’alliance » :
« Joseph, dans ses bottes de cheval, pérorait sur les tribunaux industriels et il s’enflait comme un crapaud ivre d’avoir fourni aux caves de la Sûreté des suspects ouvriers par centaines ! Procureur stipulaire ! Nous nous sommes regardés, Simon et moi, et ce fut une responsabilité spéciale et une libation d’alliance que d’avoir à charrier dans notre sang et notre mémoire fût-ce quelques résidus cellulaires de cette ignominie. »
Quelques lignes plus loin, advient la souillure, lors d’un dialogue entre Gaston, serviteur du père Joseph, et Claire :
« Gaston : - La politique ! La politique peut-elle briser tous les liens de famille, d'amour ? Pouvez-vous nier que Monsieur Joseph est votre père, quoi qu'il arrive ?
Claire : - Toute chose sans exception ne tire existence que de sa division, relative au pouvoir dont elle dépend.
Gaston : - Votre père ne travaille si dur que dans l'idée de sa famille, ses enfants.
Claire : - Ce qui lui tient lieu de désir et de pensée n'est qu'un monceau de détritus. »
Enfin, encore un peu plus loin, Claire conclut :
« Chaque enfant à son héritage d'oppression !
Cette expression, ‘‘mon père’’ ne me signifie rien,
Résilié par le surplomb d'une affaire de pouvoir à propos de quoi,
Pas plus que l'aigle et le rat mesurés à leur survie dans l'écart de ciel où l'un fond sur l'autre,
Les classes en guerre n'ont de balises ni de visées communes,
Hors l'intelligence nécessité de s'anéantir. »
Badiou, on le constate, est un contorsionné du Nom du Père. Vous n’êtes pas sans savoir que c’est une notion inventée par Lacan à partir de sa lecture de L’homme aux loups de Freud, c’est-à-dire, explique Lacan dans son Séminaire du 8 juin 1955, le « père symbolique », qu’il distingue du « père imaginaire » soit celui dont on se sent le rival, et enfin du « père réel » dont Lacan dit « qu’il est pourvu, le pauvre homme, comme tout le monde, de toutes sortes d’épaisseurs ».
Le Nom du Père, dit encore Lacan, ressortit à « l’ordre symbolique », « c’est-à-dire le fait que l’homme vit au milieu d’un monde symbolique, ce qui veut dire ici, dans nos propos, d’un monde de langage dans lequel il se passe ce phénomène particulier qui s’appelle la parole ».
C’est une séance du séminaire très amusante, car elle constitue comme une radiographie anonyme du cas Badiou, non seulement dans sa problématique paternelle empoisonnée, mais aussi dans ses considérations sur l’amour et la fidélité (Badiou aime à déblatérer sur l’amour, n’a par ailleurs jamais caché « l’amour » qu’il éprouvait pour ceux qu’il qualifie de ses « maîtres », particulièrement Sartre et Lacan, allant jusqu’à dire dans son entretien radiophonique de janvier 2009 : « Il y a dans ma philosophie un amour entre Sartre et Lacan ») ; sur la femme comme objet d’échange (au sens des « structures élémentaires de la parenté » de Lévi-Strauss, au même titre, explique Lacan, que la parole, « objet de l’échange fondamental dans la société ») ; sur l’esclave et le maître, et le pas dialectique, dit Lacan « du maître à l’esclave et au rival »…
Enfin ce séminaire consiste aussi en une analyse du rôle de Sosie dans L’Amphitryon de Plaute et dans celui Molière, où Lacan distingue entre le « personnage » et le « rôle ». Le personnage « étant l'apparence générale, le rôle concernant en somme ce rapport ambigu, écartelant, qu’il y a entre le personnage et la destinée ».
Or j’ai dit, aussi, comme Badiou revendiquait une conception théâtrale du monde, et de la pensée.
On va voir comme tout cela joue à plein dans le bourrichon du Badiou, dont j’ai aussi diagnostiqué la dernière fois comme il était essentiellement mû par une dilection pour la souillure – dont témoigne si implacablement par exemple sa récente traduction de La République de Platon (où il pratique, entre mille autres farces, l’échange d’un homme contre une femme…), mais aussi son rapport à Heidegger, aux Juifs, ou à son père – trois, insurpassables noms propres qui sont comme les éléments-clés de son traumatisme de « laquais ».
Tout cela est rendu extraordinairement aisé à repérer par Badiou lui-même, qui en bon pervers ne dissimule rien de ce qui le motive dès qu’il ne se sent plus débusqué (c’est-à-dire, maintenant qu’il a défait sa natte mégalomaniaque, tout le temps).
La carrière intellectuelle de Badiou, je l’ai longuement expliqué aussi la dernière fois, est celle d’un souillon en embuscade. Embuscade derrière son père, dont il trahit les idéaux anticolonialistes par son maoïsme stalinien invétéré. Embuscade derrière Heidegger, dont il distord la subtilissime pensée de l’Être pour refourguer sa propre camelote mathématique. Enfin embuscade derrière les Juifs, dont le Dieu Nom (Hachem, comme l’invoquent les Juifs religieux, soit « Le Nom ») l’ulcère et le déchire…
Dans Logiques des Mondes, L’être et l’événement 2, Alain Badiou livre ainsi, le concernant, – sous l’influence probable de sa vieille fascination pour les régimes policiers – ce qu’il nomme des « renseignements ». L’un de ces « renseignements » est consacré à synthétiser Leibniz (tout le discours de Badiou procède de tels succédanés de pensée), au cours duquel Badiou explicite entre les lignes sa propre honte-au-logis de fils détruit.
Il commence par tracer de Leibniz un portrait à peu près aussi pertinent que quand on évoque les bulles de champagne à propos de Mozart. C’est le premier moment de la souillure. Rabaisser sous l’apparence de la flatterie :
On croit rêver, n’est-ce pas ? Leibniz, un des plus profonds noms propres de l’histoire de la philosophie, ramené au « rôle » d’un personnage « sympathique » et en outre, comme si étonnamment cela n’avait plus aucun rapport avec sa pensée, « un très grand mathématicien ».
Mais Badiou ne s’arrête pas là, et à la souillure tout sourire ajoute l’offense mesquine :
Leibniz devient un histrion versatile qui ne songe qu’à être reconnu par tous en n’étant l’ennemi de personne. L’allusion à l’Amphitryon de Molière n’apparaît pas ici par hasard. Je l’ai dit, Lacan y avait fait longuement allusion, sur un mode qui ne pouvait que crucifier Badiou tant il lui correspond corps et âme, si j’ose dire. « Lacan est une lecture foudroyante », avoue Badiou. Tu m’étonnes ! Car, on le conçoit quand on connaît la carrière de Badiou – et pour son malheur tout le monde la connaît dans tous ses détails –, c’est évidemment en miroir qu’il s’exprime toujours à propos d’autrui. Appelons-cela le complexe du miroir, d’après l’anecdote de Julio Cortazar dans Marelle :
« Nous pensions tous les deux à cette chose incroyable que nous avions lue, lorsqu'un poisson seul dans son bocal s'ennuie, il suffit de mettre un miroir devant lui pour qu'il retrouve sa gaieté. »
Car Lacan, un peu plus finaud que le nigaud, fait une tout autre citation de Sosie dans l’Amphitryon de Plaute, dont Molière s’est fidèlement inspiré, laquelle, surtout par le commentaire qui l’accompagne, dit tout du complexe du miroir qui taraude Badiou.
Il s’agit de la scène majeure, un « dialogue essentiel » dit Lacan, où Sosie, serviteur du roi Amphitryon parti à la guerre, rencontre « Sosie », c’est-à-dire Mercure métamorphosé en lui-même, chargé de protéger son père Jupiter lui-même métamorphosé en Amphitryion, l’époux d’Alcmène, en train de berner et d’engrosser Alcmène, future mère de Hercule :
« Sosie arrive et rencontre sosie.
Le dialogue qui s'établit entre eux mérite d'être pris.
- Qui va là ?
- Moi
- Qui, moi ?
- Moi.
- Courage Sosie ! »
Et juste après, Lacan poursuit :
« - Quel est ton sort ?
- D'être homme et de parler.
Voilà quelqu'un qui n'avait pas été aux séminaires, mais qui a la marque de fabrique.
- Es-tu maître ou valet ?
- Comme il me prend envie.
Ça, c'est tiré directement de Plaute, c'est une très jolie définition du moi : ''Es-tu maître ou valet ?- Comme il me prend envie''.»
Suis le commentaire de Lacan, qui associe donc Sosie au moi freudien, et qui ne peut qu’avoir perforé Aloysius Baudruche (« Lacan est une lecture foudroyante. » ) tel un dard empoisonné :
« C'est la même chose en latin que ce que Molière a calqué en français, à savoir la position fondamentale du moi en face de son image et de son reflet, que cette inversibilité immédiate de la position de maître et de valet. »
Badiou bien sûr, a lu tout ça avec minutie, qui revendique Lacan comme son « maître » majeur. Or Badiou, cherchant avec son allusion à Sosie à propos de Leibniz, à brouiller les cartes de sa lecture de Lacan, ne s’aperçoit pas que par là-même il s’enferre davantage dans le diagnostique prophétique que Lacan a fait de son cas !
Car voilà ce qu’explique Lacan de Sosie :
« La raison pour laquelle il ne parviendra jamais à se faire entendre d'Alcmène est inscrite dans le texte : c'est parce que la nature même du moi, son rapport fondamental au monde est de trouver toujours en face de lui son reflet, et son reflet qui comme tel le dépossède de tout ce qu'il peut songer à atteindre lui-même, en tant qu'il est moi, il rencontre cette sorte d'ombre, de reflet, d'image qui est à la fois de rival, de maître, d'esclave à l'occasion, si l'on veut, mais assurément quelque chose qui le sépare essentiellement de ce dont il s'agit, à savoir de la reconnaissance du désir comme tel. »
Et Lacan continue – tâchez d’avoir à l’esprit, en écoutant cela, tout ce que je vous ai déjà dit du rapport empoisonné de Badiou au nom propre, ce que j’ai appelé sa « honte-au-logis », et rappelez-vous également lors de la suite de cette séance de tout ce qu’énonce ici, en 1955 donc, Lacan :
«- /Sosie/ c'est l'homme qui s'imagine que l'objet de son désir, la paix de sa jouissance, dépend de ses mérites,
- c'est l'homme du surmoi,
- c'est l'homme qui éternellement veut s'élever à la dignité des idéaux du père, du maître, tout ce que vous voudrez, et qu'il croit avec ça il va atteindre ce qu'il cherche, à savoir l'objet son désir. »
Et plus loin encore :
« Le texte latin là-dessus a des formules extrêmement saisissantes, au cours de ce dialogue impayable, au cours duquel Mercure, à force de coups, force Sosie à abandonner sa propre identité, à renoncer à son propre nom… »
Maintenant, observons comment ce complexe de Sosie fonctionne chez Badiou, dans la suite de son « renseignement » sur Leibniz. Badiou, après avoir vitupéré Leibniz, poursuit en livrant un nouveau produit de synthèse de sa soupe de pensée :
« En vérité, Leibniz ressemble à Aristote : curiosité totale, volonté de reprendre, dans une synthèse nouvelle, les points de vue unilatéraux de ses prédécesseurs, certitude qu'il existe une architecture de l'univers, supériorité de la finalité sur le mécanisme, conservatisme tempéré en politique, et surtout, surtout : vitalisme essentiel, organicisme. L’être - la substance, la monade - est organisée comme un animal. »
Et c’est alors qu’éclate l’aveu en miroir, qui révèle tout des rapports entre Badiou et son père, entre Badiou et Lacan, soit, en ultime instance entre Badiou et le Nom du Père, c’est-à-dire, comme l’expliquera Lacan, avec l’articulation même du langage :
« Ces penseurs ont un maître-ennemi, celui qu'on salue avec amertume, celui dont on provient, celui qu'on désire faire tomber de son piédestal. Pour Aristote, c'est Platon, pour Leibniz, c'est Descartes. Après le Maître classique, le disciple souple, le baroqueux. Il lui faut trahir, c'est plus fort que lui. Pourtant, je relis toujours avec une certaine tendresse celui qui, comme moi, pratique une ''mathématique métaphysique''. »
Vous aurez noté les expressions cruciales de cet aveu : « maître-ennemi », « amertume », « piédestal », « disciple souple », « trahir », et last but not least : « comme moi » – comme si c’est Leibniz qui imitait Badiou !
Redonnons maintenant la parole à Lacan, afin que s’éclaircisse ce qui agite aussi Badiou sur le plan du mathème dont il voudrait tant nous faire croire qu’il est, ce mathème, expurgé de toute articulation langagière :
« Si le Père symbolique, à savoir le Nom du Père… est l’élément médiateur essentiel du monde symbolique, si le Père symbolique est si essentiel à toute articulation de langage humain, c'est ce qui est à proprement parler la raison pour laquelle L'Ecclésiaste dit : ''L'insensé a dit dans son cœur : il n'y a pas de Dieu.''
C'est précisément parce qu'il le ''dit dans son cœur'', et que d'autre part il est à proprement parler insensé de dire dans son cœur qu' ''il n'y a pas de Dieu'', tout simplement parce qu'il est insensé de dire une chose qui est contradictoire avec l'articulation même du langage. »
Je vais bientôt revenir sur ce rapport insensé au langage chez Badiou.
(À suivre)
France-Culture, 12 janvier 2009