Examinons maintenant d’un peu plus près cette notion d’« anti-philosophe », que Badiou a pompé à Lacan qui lui-même citait Tristan Tzara (cela a son importance) tout en en falsifiant grossièrement le sens et la portée. C’était à propos d’un « renseignement » dans Logiques des mondes concernant non plus Leibniz mais Wittgenstein, et tout aussi roublard et souilleur sur le fond.
Badiou y développe ce qu’il entend par « anti-philosophe », catégorie où il range des penseurs aussi divers que Wittgenstein, Pascal, Rousseau, Lacan, Nietzsche, Heidegger, etc.
Badiou donc reprend un mot de Lacan qui, le 18 mars 1980, déclara dans la suite de son hilarant discours de dissolution de son École :
« Ce Monsieur Aa est antiphilosophe. C’est mon cas. Je m’insurge, si je puis dire, contre la philosophie. Ce qui est sûr, c'est que c'est une chose finie. Même si je m'attends à ce qu'en rebondisse un rejet.
Ces rebondissements surviennent souvent avec les choses finies. »
La philosophie, explique Lacan, est finie. Ce qui en peut rebondir n’est que déchet - Lacan évoque un « juriste à la manque » issu de son école – ce qu’on constate désormais assez facilement à prendre en compte ce qui se pare du nom de « philosophie », à commencer (à finir plutôt) par Alain Badiou.
Lacan commence dans ce texte par se gausser d’un certain « Monsieur A., philosophe, qui a surgi de je ne sais où pour me serrer la pince samedi dernier, m'a fait resurgir un titre de Tristan Tzara. » On ne saura sans doute jamais qui est ce philosophe admirateur dont Lacan se moque… Peut-être était-ce Badiou, après tout ? Puis il évoque la dissolution de son École, et la question du sens et du « signifiant comme tel » dont il fait le ressort hors sens de la psychanalyse, qui, du coup n’en saurait devenir religion, « gîte originel du sens ». Lacan a cette formule magnifique, anarchique, anti-hiérarchique (« La hiérarchie ne se soutient que de gérer le sens. »), anti-générique (« Pas de ‘‘grand ensemble’’ ») – en un mot dadaïste :
« C’est sur le tourbillon que je compte. » .
On peut imaginer le désarroi engendré chez le maoïste polpotien galvanisé par la théorie des ensembles lorsqu’il découvre ça !
« Monsieur Aa l’antiphilosophe » est un poème en prose du merveilleux Tristan Tzara, paru dans la revue Dada le 16 septembre 1921, tout à fait dans l’esprit de son Manifeste Dada 1918, dont vous savez qu’il m’a occupé quelques mois durant (je l’ai évoqué dans ce Séminaire).
Et de même qu’on peut lire dans le Manifeste Dada 1918 quelques déclarations propres à foudroyer un Badiou et ce dès ses premiers mots :
« Pour lancer un manifeste il faut vouloir : A. B. C., foudroyer contre 1. 2. 3. ».
Entendez que la Poésie déclare la guerre à la Logique comme la Littérature au Calcul :
« La logique est une complication. La logique est toujours fausse. Elle tire les fils des notions, paroles, dans leur extérieur formel, vers des bouts, des centres illusoires. Ses chaînes tuent, myriapode énorme asphyxiant l’indépendance. Marié à la logique, l’art vivrait dans l’inceste, engloutissant, avalant sa propre queue toujours son corps, se forniquant en lui-même et le tempérament deviendrait un cauchemar goudronné de protestantisme, un monument, un tas d’intestins grisâtres et lourds. »
De même on trouve dans Monsieur Aa antiphilosophe des assertions telles que :
Pourtant, là encore il y a chez Badiou une entourloupe, au sens où il ne choisit chez Lacan que ce qui sert sa synthèse. Le Lacan de Badiou est ainsi à peu près aussi distordu que son Staline est avenant :
« Lacan me donnait l’exemple de la possibilité d’une pensée qui, assumant les mathématiques, la logique formelle, les rigueurs de la structure, n’en maintenait pas moins avec obstination la thématique du sujet. »1
Ainsi, cette expression lue chez Tzara et à laquelle il s’identifie, Lacan l’avait employée bien auparavant, lors de la séance du 18 janvier 1967 de son Séminaire, évoquant des « considérations anti-philosophiques » – mais non pas les siennes, à Lacan, on va le voir. Or, à nouveau, il s’agit d’une séance intéressante, cruciale et crucifiante pour Badiou, parce qu’on y déniche plusieurs éléments contredisant la foi dans le mathème de Badiou, et dont il va littéralement invaginer le sens et la portée !
Lacan commence par comparer la révolution pratiquée par Freud dans l’histoire de la philosophie concernant la « logique de la pensée » (et l’indépendance vis-à-vis de la logique de ce que Freud appelle les « pensées du rêve » Traumgedanken ) – cette révolution revenant à renouveler les rapports de la pensée à l’être –, avec celle de… Heidegger dont Lacan cite Was heisst Denken ? « Que veut dire penser » ?
Première flèche dans l’œil de Badiou.
Lacan évoque ensuite le développement de la « logique moderne » et le caractère « morcelant » de la pensée, mais de la pensée au sens freudien et au sens kantien du « sujet pathologique », dont Lacan précise qu’il ne s’agit pas du « sujet de la démonstration mathématique », mais de ce « sujet qui souffre de la pensée, en tant, dit Freud, qu’il la refoule ».
Deuxième flèche dans l’œil de Badiou.
Puis Lacan revient sur la question de la « démonstration mathématique », et sur « l’Autre comme lieu de la parole », lieu explicite-t-il « où l’assertion se pose comme véridique ; c’est-à-dire du même coup qu’il n’a aucune autre espèce d’existence »…
« Définir l'Autre comme Lieu de la parole :
- c'est dire qu'il n'est rien d'autre que le lieu où l'assertion se pose comme véridique,
- c'est dire du même coup qu'il n'a aucune autre espèce d'existence,
- mais comme le dire c'est encore faire appel à lui pour situer cette vérité, c'est le faire resurgir chaque fois que je parle.
C'est pourquoi dire qu' ‘‘il n'a aucune espèce d'existence’’, je ne peux pas le dire, mais je peux l'écrire. »
Si l’on compare maintenant avec ce que Badiou énonce des vérités comme « multiplicités génériques », indicibles et ineffables en soi (« nul prédicat langagier ne permet de les discerner, nulle proposition explicite de les désigner »), on comprend vite qu’il ne s’agit plus de ce que Lacan entend par « vérité », à savoir « ce qui se creuse dans le réel avec la dimension de la parole »2.
En réalité, il semble bien que Badiou n’ait fait que ramasser le « concept hautement transfini de ‘‘vérité mathématique objective’’ » qu’évoque Gödel dans sa lettre à Hao Wang du 7 décembre 1967, là où Gödel lui-même l’avait volontairement retiré, comme l’explique Gabriel Lombardi dans un article intitulé « Le retrait de la vérité chez Gödel » paru dans la revue L’en-je lacanien en 20063:
« Dans les systèmes formels étendus que Gödel a étudiés, il rencontra la situation suivante : il y a des propositions non déductibles dans le système, bien que vues de l’extérieur elles soient intuitivement vraies. Conscient de la place que tient l’intuition dans la mathématique – par opposition au raisonnement mécanique qui est aveugle –, au lieu de les écarter Gödel admit que la contradiction existe : une proposition non démontrable en un vaste système logico-formel peut en même temps être vraie en dehors de lui.
Gödel s’éloigna du Cercle viennois sans avoir rien pris. Par contre, il se sépara autrement de la position de Hilbert, mettant en évidence qu’en vertu du théorème d’incomplétude de 1931, la notion de vérité ne coïncide pas avec la déductibilité formelle ; il prouva que cette dernière n’a pas nécessairement le dernier mot car ce n’est pas tout ce qui est vrai en mathématique qui est exprimable en un seul système logico-formel – aussi large qu’on le conçoive –.
Or, ce n’est pas cela que Gödel écrit. Ou plutôt, il l’écrit et ensuite, étonnamment, dans le même article, il le supprime . »
J’ouvre ici une parenthèse et je n’irai pas par quatre chemins :
Je ne suis pas mathématicien, les mathématiques ne m’intéressent pas et les matheux ne m’impressionnent pas. Ce sont des techniciens jargonneux comme d’autres, qui, à de rares exceptions près, n’ont aucun idée de ce que penser et créer veulent dire. Les meilleurs d’entre eux aujourd’hui, techniquement parlant, répandent sur le monde la dévastation du High Speed Trading à grandes giclées d’algorithmes abscons et obscurs comme l’âme de leurs concepteurs.
Si j’oppose ici Gödel à Badiou, c’est pour mieux montrer qu’on ne pense jamais depuis un pur non-lieu, même en mathématiques, et qu’en l’occurrence le lieu souillé de honte-au-logis d’un Badiou invalide toutes ses élucubrations dogmatiques rigoristes, qui ne sont précisément jamais celles des plus grands génies en mathématiques.
Quel est le lieu de Badiou ? C’est le mensonge. L’entourloupe, la rodomontade, la souillure. Il est d’autant plus aisé à repérer que Badiou bavasse beaucoup et livre toutes les clés de sa si peu compliquée psyché. Ainsi expliquait-il en 20174 qu’il avait décidé de traduire dans La République les mots agathou idea (« l’idée du bien ») par « vérité », « parce que c’est mon jargon à moi – faut quand même se servir au passage – et puis parce que c’est ça que selon moi au fond ça veut dire… »
Or, si les mathématiques ne m’intéressent pas, j’ai là comme ailleurs une affection pour les purs génies. Aussi ne puis-je qu’apprécier un Kurt Gödel, qui se trouve de surcroît être né un 28 avril (1906). Et ce que j’aime tant chez un Kurt Gödel, c’est précisément ce qu’on ne trouve jamais chez un Badiou qui « se sert au passage » : outre le génie absolu, c’est sa grande intuition de la fragilité et de la fugacité même de ce que les humains tiennent pour le plus assuré et irréfutable.
Je vais citer ici la magnifique conception de la poésie que se fait mon amie l’écrivain Karen Mary Berr :
« La poésie, en ce qui me concerne, c'est un état.
C'est un état avant d'être un langage. Et je reste persuadée qu'on ne l'atteint pas sans avoir traversé, dans sa vie, un moment où l'on est forcé de renoncer à tout. Un moment où il n'est plus possible de se dire qu'on maîtrise les choses et les événements, encore moins les êtres si on avait cette prétention, ce moment où tout nous échappe et où l'on échappe aussi à soi-même.
Cet état est aux antipodes de cette expression qu'on entend aujourd'hui à tout bout de champ et qui est d'ailleurs l'expression favorite de notre président : "On ne lâche rien".
Quand je l'entends dans la bouche de quelqu'un, je vois un chien qui grogne à l'intérieur de cette personne, les crocs serrés autour de son os. J'attends les aboiements. »
Un Badiou précisément, ça ne « lâche » jamais rien, alors qu’un grand poète des mathématiques, au contraire ça laisse aller : Wittgenstein délaissant sa fortune ; Alexandre Grothendieck délaissant la société ; Grigori Perelman délaissant les honneurs, les médailles et les salaires, et Kurt Gödel, donc, délaissant ou plutôt raturant la « vérité ».
Kurt Gödel n’était pas juif, mais il a dû fuir le nazisme dès l’Anschluss en 1938 à cause de ses relations avec ses professeurs juifs, comme Hans Hahn son tuteur de thèse. Il est mis par les nazis sur liste noire, perd son emploi, et pour ne pas comme tous les chômeurs être incorporé à l’armée allemande du Reich, s’enfuit d’Autriche en 1940, avec la danseuse de son cœur, Adele Porkert. Il émigre aux États-Unis, est aussitôt accueilli à Princeton comme professeur, et se fait naturaliser en 1947, avec comme témoins ses amis Oskar Morgenstein et Abert Einstein. Je vous lis le récit de cette naturalisation rocambolesque dans l’article de Wikipédia consacré à Gödel, car elle dit tout sur la nature intuitive de la vérité d’un génie pareil, si dissemblable de la dogmatique d’un Badiou qui ne lâche jamais rien, ni Staline ni Mao…
« Pour une personne possédant ses références, il s'agit d'une formalité, mais Gödel se prépare avec une extrême minutie, et alors qu'il étudie la constitution américaine, il pense y découvrir une faille logique qui permettrait de transformer en toute légalité le régime politique du pays en régime dictatorial. Il fait part de sa découverte à ses deux amis, fort inquiets que Gödel n'aborde le sujet avec le juge chargé de l'entretien préalable à la naturalisation. Tous deux sont convaincus d'avoir réussi à en dissuader Gödel, mais en quelques phrases le sujet revient : le juge s'enquiert d'abord du régime politique en vigueur en Autriche, Gödel répond que celui-ci, autrefois une démocratie, s'est transformé en dictature ; le juge rétorque qu'une telle chose ne pourrait arriver en Amérique, mais Gödel soutient le contraire, et dit qu'il peut le prouver. Le juge, qui connaît Einstein, décide de terminer l'entretien sans son explication, qui ne sera jamais révélée »
Je n’ai donc pour ma part nul besoin de comprendre le sens précis de ce qu’écrit Gödel pour savoir que ce génie fragile – comme le sont les mathématiques –, qui par exemple, dans une étude parue en 1949 sur la relativité de son ami Einstein, intitulée Une remarque au sujet de la relation entre la théorie de la relativité et la philosophie idéaliste, évoquait le temps comme « cet être mystérieux et apparemment autocontradictoire qui, par ailleurs, paraît constituer le fondement de notre existence et de celle du monde », ce génie fragile et sa conception raturée de la vérité anéantissent toutes les rodomontades d’un nigaud stalinien qui, de son propre aveu, « jargonne » le mot « vérité » pour « se servir au passage »…
C’est ainsi que Badiou dans la préface de Logiques des mondes, entérinant son entourloupe de L’être et l’événement ayant consisté à recycler une « vérité » raturée et délaissée par Gödel, conclut par un « forcage » qui n’en impose qu’à lui, montant sur les cothurnes d’une irréfutabilité de pur principe :
« Il n’est pas question de revenir sur ces résultats (« que les vérités étaient des multiplicités génériques… ») qui mettent à mal la parenthèse langagière, relativiste et néo-sceptique de la philosophie académique contemporaine… »5
J’en reviens à l’embrouille de Badiou vis-à-vis de Lacan et de cette question éminente de la Parole (« parenthèse langagière » !) et de la Vérité mathématique, lors de la séance du 18 janvier 1967.
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