Mais revenons à nos moutonnants mathèmes, et à la troisième flèche que lance Lacan dans l’œil de Badiou :
« Car il n’y a aucun autre fondement à ce qu’on appelle ‘‘vérité mathématique’’, sinon que le recours à l’Autre, en tant que ceux à qui je parle sont priés de s’y référer… j’entends : en tant que grand Autre… pour y voir s’inscrire les signes de nos conventions initiales quant à ce qui en est de ce que je manipule en mathématiques, qui est très exactement ce que M. Bertrand Russel, expert en la matière, ira jusqu’à désigner de ces termes : que nous ne savons pas de quoi nous parlons, ni si ce que nous disons y a la moindre vérité. »
J’ai déjà citée cette formule de Russel, qui là aussi crucifie littéralement un Badiou. Car Lacan précise, toujours dans sa comparaison métaphorique entre l’Autre comme insaisissable lieu de la parole – on songe à cette formule zoharique : « Pourquoi Dieu est-il nommé ‘‘le Lieu’’ (hamaqom) ? Parce que Dieu est le lieu du monde, mais le monde n’est pas son lieu » – et la vérité du mathème, lequel, au sens littéral de l’expression, ne rime à rien !
« Si je ne puis, à chaque temps du raisonnement mathématique, faire ce mouvement de va-et-vient entre ce que j’articule par mon discours et ce que j’inscris comme étant établi, il n’y a aucune progression possible de ce qui s’appelle vérité mathématique et c’est là toute l’essence de ce qu’on appelle en mathématique ‘‘démonstration’’. »
Autrement dit, parce qu’elle nie ce mouvement pendulaire de la parole, la démonstration mathématique est stérile et ne saurait avoir aucun sens.
Lacan affirme ici très clairement que la démonstration mathématique n’a d’autre lieu qu’elle-même, ne serait-ce, par exemple, qu’en tant que n’y est possible aucun jeu (ce qu’il appelle « le va-et-vient entre ce que j’articule par mon discours et ce que j’inscris comme établi »), aucun jeu de mots autrement dit, aucun calembour ! Or on a vu comme Badiou, par ailleurs si empêché dans le domaine de l’humour et du jeu d’esprit, n’a d’autre alternative que de dénigrer les calembours de Lacan, qu’il qualifie, dans Logiques du monde, de « ce que la langue admet d’enfance » !
Ce double mépris pour l’enfance et pour le calembour (soit le Witz !) témoigne de ce que Badiou n’a rien compris à la question du « mot d’esprit » chez Lacan, ce qui est logique puisque le mot d’esprit est en rapport avec « ce signifiant essentiel qui est le Nom du Père » dans son Séminaire du 8 janvier 1958 et avec la métaphore dont je viens de parler :
« Le trait d'esprit comme tel se développe dans la dimension de la métaphore, c'est-à-dire que c'est au-delà du signifiant en tant que par lui vous cherchez à signifier quelque chose, et que malgré tout vous signifiez toujours autre chose. »
Et ailleurs :
« L'existence du signifiant introduit dans le monde de l'homme ce quelque chose qui fait que c'est à croiser diamétralement le cours des choses que le symbole s'attache, pour lui donner un autre sens, c'est à des problèmes de création de sens, avec tout ce que cela comporte de libre, d'ambigu, de ce qu'il est possible à tout instant de réduire à néant par le côté complètement arbitraire qu'il y a dans l'irruption du mode esprit. »
C’est précisément pour en finir avec cette créative et libre ambiguïté éruptive et arbitraire du signifiant (et, comme on le verra, de la lettre hébraïque) que Badiou peut assener, à contre-courant de ce que les plus grands mathématiciens ont pensé :
« L’apodicticité de la mathématique <ce qui présente un caractère d’universalité et de nécessité absolue> est gagée directement par l’être lui-même qu’elle prononce. »
Et du coup, comme si sa propre parole : « Les mathématiques sont l’ontologie. », émancipée du Nom du Père, avait le pouvoir de surplomber tous les signifiants – avouant en somme qu’il parle littéralement pour ne rien dire –, il peut aussi clairement énoncer :
« La thèse que je soutiens ne déclare nullement que l’être est mathématique, c’est-à-dire composé d’objectivités mathématiques. C’est une thèse non sur le monde, mais sur le discours. »
Le même sophisme lui fait inventer la figure surhumaine de l’« ontologue », qui surplombe du dehors tous les particularismes :
« On appelle ontologue un habitant de l’univers entier de la théorie des ensembles. /…/ Pour l’ontologue, l’habitant d’un ensemble alpha a une vision tout à fait limitée des choses. L’ontologue voit cet habitant du dehors. »
Lacan n’était pas si concon… Dans la séance du 18 janvier 1967, après avoir réassené la caducité de la pensée mathématique (de même lorsque Heidegger énonce « la science ne pense pas », il y inclut évidemment « le côté incertain et fragile des ‘‘fondements’’ de la mathématique »1, ce dont bien des grands mathématiciens conviennent, mais pas l’« écrivain-mathématicien » Badiou !), il va réaffirmer comme est judicieuse la formule de Russel :
« Fait sens tout ce que vous articulez, à cette seule condition que soit maintenue une certaine forme grammaticale… ai-je besoin de revenir sur les green colourless ideas etc. ?. < Je passe sur l’allusion de Lacan à l’exemple célèbre de Chomsky pour démontrer la nature universelle de la grammaire (j’y reviendrai en parlant de Chomsky, lequel considérait Lacan comme un « charlatan »).> Tout ce qui a simplement forme grammaticale fait sens. Et ceci ne veut rien dire d'autre qu'à partir de là je ne peux pas aller plus loin.
Autrement dit, que la stricte considération de la portée logique que comporte toute opération de langage, s'affirme dans ce qui est l'effet fondamental et sûr, de ceci qui s'appelle aliénation et qui ne veut pas dire du tout que nous nous en remettons à l'Autre, mais au contraire, que nous nous apercevons de la caducité de tout ce qui se fonde seulement sur ce recours à l'Autre, dont ne peut subsister que ce qui fonde le cours de la démonstration mathématique d'un raisonnement par récurrence, dont le type est que si nous pouvons démontrer que quelque chose qui est vrai pour n l'est aussi pour n-1. Il suffit que nous sachions ce qu'il en est pour n-1 pour pouvoir affirmer que la même chose est vraie de toute la série des nombres entiers. Et après?
Ceci ne comportant aucune autre conséquence que la nature d'une vérité qui est celle que j'ai tout à l'heure assez épinglée de l'appréciation de Bertrand Russell. »
Je rappelle la formule de Russel, à laquelle se rallie Lacan et que Badiou va littéralement souiller dans L’être et l’événement, à sa manière typiquement tordue (le crachat y accompagnant l’éloge feint):
« Mathematics may be defined as the subject <le « domaine »> in which we never know what we are talking about, not whether what we are saying is true. »
Encore un peu plus bas, ultime flèche dans l’œil de Badiou, Lacan conseille de lire le Tractatus de Wittgenstein, et c’est justement à cette occasion qu’il emploie le terme d’ « antiphilosophique », qu’il applique à l’école « logico-positiviste », et qui va pulvériser son si servile Badiou.
« La chose, certes, n’est pas le privilège d'un freudien, que de se concevoir ainsi, lisez M. Wittgenstein : Tractatus logico-philosophicus. Ne croyez pas que… parce que toute une école, qui s'appelle logico-positiviste, nous rebat les oreilles d'une série de considérations anti-philosophiques des plus insipides et des plus médiocres… que le pas de Monsieur Wittgenstein ne soit rien.
Cette tentative d'articuler ce qui résulte d'une considération de la logique telle qu'elle puisse se passer de toute existence du sujet, vaut bien être suivi dans tous ses détails, je vous en recommande la lecture. »
Il n’est pas anodin de rapporter que les Principes mathématiques de Russell passionnaient Lacan, qui s’y réfère à plusieurs reprises dans son Séminaire, ainsi qu’aux contradictions que lui opposait Wittgenstein.
Or, si Lacan cite et entérine la formulation de Russell sur la vérité en mathématiques (qui foudroie Badiou), il souligne en revanche la stupéfaction d’avoir trouvé chez Russell une opération que Badiou ne fera que réitérer sans nommer sa source dans Portées du mot ‘‘juif’’, opération consistant à nier toute propriété du nom propre !
« On est stupéfait qu’un logicien comme Russell ait cru pouvoir dire que le nom propre est de la même catégorie, de la même classe signifiante que le this, that ou it, sous prétexte qu’ils sont susceptibles du même usage fonctionnel dans certains cas. »
dira Lacan lors de la séance du 6 décembre 1961.
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