Venons-en à la formation mathématique de Badiou, toujours en le prenant au mot de ses propres aveux – ce qu’il appelle lui, dans Logiques des mondes, sans doute soumis à sa fascination pour les régimes policiers – des « renseignements ». Cela permettra de comprendre son embarras, ses impasses, et sa manière esbrouffeuse de s’en sortir ubuesquement, prétendant posséder la vérité dans le mathème et l’axiome…
La personnalité, assez commune, de Badiou, est celle de l’autoritaire revendiqué, du psychorigide fier de l’être. Pour assurer ses arrières autoritaristes, Badiou joue le rôle du matheux ultime.
C’est un rôle au sens où il explique que dans sa jeunesse, pris de passion pour Sartre, il le pastichait jusqu’à l’extrême :
« J’ai eu pour Sartre une passion mimétique, un transfert absolu. Mon maître de philosophie en khâgne, Étienne Borne, qui me mettait des notes excellentes, considérait que je n’écrivais que de brillants pastiches de Sartre. J’étais sartrien jusqu’à la moelle. »1
Or il sait très bien, même si c’est sous la forme d’une dénégation, que ce rôle le rend subjectivement irréfutable, à la fois par ses maîtres mathématiciens que ses bavasseries indiffèrent (il le dit en introduction de L’être et l’événement, laissant deviner son humiliation à cet égard…), et par les philosophes qui n’ont pour la plupart pas sa maîtrise du discours mathématique (lequel est dès lors utilisé comme un « discours du maître » au sens de Lacan), discours dont il saupoudre ses pages comme autant de « citations » de pure autorité.
C’est à nouveau lui-même qui révèle son dispositif d’esbrouffe en associant sa passion pasticheuse pour Sartre (« l’héroïsme existentiel » : Badiou révoque la Poésie mais pas le Théâtre) et son rigorisme mathématique2 :
« Alors que je continue à m’intéresser aux mathématiques, à faire des mathématiques, chose très absente malgré tout du dispositif sartrien, peut-être que là s’est noué ce qui deviendra mon souci principal, peut-être, c’est-à-dire être dans le rationalisme et le formalisme le plus rigoureux tout en développant en réalité une doctrine de l’héroïsme existentiel. »
Badiou sait pertinemment que « les mathématiques ont un pouvoir propre de fascination et d’effroi » – jouissance perverse à cette idée qu’il invagine aussitôt par un beau mensonge : « dont je tiens qu’il est agencé socialement et n’a nulle raison intrinsèque ».
Le mensonge en l’occurrence ne concerne pas ce qu’il dit, mais le fait que ce soit lui qui le dise, et pas Kurt Gödel par exemple!
Car si un menteur vous dit : « La vérité est aimable, et ainsi l’aimé-je. », ce n’est pas parce que la prémisse de sa phrase est vraie que la conclusion l’est de même, étant donné qui il est. Et comment sait-on qui il est ? Par sa biographie et par son discours !
Car, conformément à la phrase de Lacan (lors d’une séance du Séminaire du 11 décembre 1973, dont on va bientôt voir qu’elle a crucifié Badiou:
« Ce que vous faites, sait – sait : s. a.i.t. – sait ce que vous êtes, sait ‘‘vous’’. »
Aussi Badiou n’a-t-il pas tort sur le fond : un mathématicien de génie (un Grigori Perelman, un Alexandre Grothendieck, un Kurt Gödel…) n’a aucune raison d’être effrayé ni impressionné par les élucubrations algébriques d’un Badiou, et d’autant moins qu’aucun mathématicien intuitivement intelligent ne se pencherait une seconde sur les sophismes de Badiou qui crèvent l’écran de son mirage spéculaire dès qu’il écrit autre chose que des équations !
Cela ne l’empêche pas de jouer perversement en permanence de cette fascination et de cet effroi sur ses lecteurs – ce qu’il reproche projectivement à Heidegger (évoquant sa langue « un peu hypnotique » et « extrêmement jargonnante », et une manière « à la fois profonde et inattaquable qu’ont les Allemands de s’emparer d’un problème, ou d’un pays d’ailleurs… » : Rires dans l’assistance, hoquet de guimbarde mal réglée de Badiou qui lui tient lieu d’éclat de rire.
Saupoudrant sa prose synthétique d’équations et de concepts ici et là, Badiou s’est ainsi habitué à répandre la fascination et l’effroi sur ses lecteurs non matheux, tel Chaplin dans « Charlot policeman » qui fait tournoyer sa matraque autour de sa lanière et, sans avoir besoin de s’en servir, fait fuir tous les vagabonds alentour.
C’est ainsi que Mehdi Belhaj Kacem, avant de se retourner contre son ancien maître (il se compare lui-même à Luther se révoltant contre le Pape), tenait en 2009 des propos assez typiques de l’esclave asservi, lesquels sont d’ailleurs si caricaturaux qu’il n’est pas exclu qu’il s’agisse de sa part d’un pastiche de l’esclave asservi (je l’espère pour lui):
« De même que nous avons commencé par dire que Derrida n’était qu’une parenthèse, géniale, mais une parenthèse, entre Martin Heidegger et Badiou ; de même que nous avons osé affirmer que Heidegger n’était qu’une parenthèse, cruciale, mais une parenthèse, entre Badiou et Hegel ; nous pouvons maintenant aller jusqu’à la témérité d’affirmer que Hegel n’est qu’une parenthèse, grandiose, mais une parenthèse, entre Kant et Badiou. »
Badiou a beau imaginer en miroir la Poésie et la Mathématique (« à la fois rivales <n’importe quoi ! vieux poncif platonicien>, situées aux deux extrémités de la langue <ridicule conception spatialisée de la langue!>, souvent en apparence incompatibles, mais finalement profondément appariées », dit-il dans son entretien de janvier 2009 sur France-Culture3), cela n’est vrai que dans sa subjectivité extasiée par son propre « mirage spéculaire », comme dit Lacan dans le Séminaire sur La lettre volée de Poe.
La réalité, beaucoup plus prosaïque, c’est que sans le mathème pas de capitalisme financiarisé et pas de ravage technique de la planète aujourd’hui, au même sens que Marx écrivait que sans l’esclavage il n’y aurait pas d’Amérique. Et il avait raison.
Pour entrevoir la fragilité mathématique de son imposture, il faut lire une autre anecdote comique (un « renseignement ») de Logiques des mondes. Badiou raconte avoir reçu un email le 19 janvier 2005, à 1h50 du matin (« ce qui n’annonce rien de bon : il y a urgence ! ») de son lecteur Guillaume Destivère, lequel, après avoir lu son manuscrit, lui fait une objection de pure mathématique :
Badiou, qui sait pertinemment qu’aucun non-mathématicien ne peut lire cette objection, monte sur ses grands chevaux et surjoue le logicien ébranlé, puis triomphant de son ébranlement :
« J'avoue avoir vécu quelques moments très difficiles après la lecture de ce message. Non seulement la généralité du postulat du matérialisme était mise en cause, mais aussi toute la théorie de l'événement ! /.../ Je me mis à songer au cas terrible de Frege, dont une petite démonstration de Russell avait jeté bas tout l'édifice de réduction des mathématiques à la logique, patiemment construit depuis des années. La nuit du 19 au 20 me vit penché <notez le caractère de pose théâtrale, la nuit le regarde !> sur mes notes et sur la littérature adjacente. Enfin, le 20 janvier à 18h29, je suis en état d'envoyer à Guillaume la foudroyante réplique que voici :... »
La « foudroyante réplique » de Badiou, bardée d’équations, n’a d’autre intérêt que de pure esbrouffe pour le lecteur de Logiques des mondes, ce que ponctue sa dramatique conclusion : « Le boulet n’est pas passé loin. »
Il faut ici prendre la mesure tragi-comique d’une « ontologie considérée comme monde» qui hisse son auteur au pinacle parricide où se tiennent déjà Parménide, Platon et Heidegger, et qui menace de s’effondrer intégralement parce qu’un email de quinze lignes d’équations le fait trembler sur ses bases !
Tout cela est d’autant plus drôle que Guillaume Destivère – le seul mathématicien non philosophe (il se qualifie de « béotien » en philosophie) à avoir jamais réussi à ébranler Badiou ! – est l’auteur d’un blog, tenu en 2005 et disparu depuis (mais dont internet garde policièrement les archives), intitulé « Maquerelle du vrai » (c’est Badiou dont il s’agit) où il fait une lecture très minutieuse et lucide de L’être et l’événement (je ne la découvre qu’aujourd’hui : 2 décembre 2020), et où, surprise ! il rejoint mes propres intuitions (ou plutôt moi les siennes, puisqu’il me précède de quinze ans) :
« Aux philosophes, la Maquerelle disait deux lignes plus haut : Laissez tomber les poèmes et faites comme moi, interprétez des mathèmes ! A présent, elle leur dit simplement : Suivez-moi ! Voyez comme j’ai réglé définitivement la question ontologique, après quoi, désormais, nous nous consacrerons aux vérités, à ce qui mérite d’être vécu, à la question du salut. Le Mathème ensembliste, Chiffre du Multiple, est d’ailleurs comme la première des quatre vérités.
De même, lorsque Badiou s’adresse ensuite aux mathématiciens, c’est à prendre connaissance, dans son propre système, de la « dignité ontologique de leur recherche » qu’il les invite, si du moins le cœur leur en dit. En fait, la Maquerelle du Vrai, non sans emphase, propose aux invités du Château le tour du propriétaire. Elle fait miroiter aux mathématiciens, qui n’en ont cure, une nouvelle « dignité ontologique », et elle épate les herméneutes en exagérant les commodités de sa maison. Nous verrons bientôt sur pièce. »
C’est ainsi un peu le destin obligé des souilleurs et des traîtres que d’être maltraités comme ils maltraitent les autres.
Car en effet, comme l’a très bien perçu le sympathique et discret Guillaume Destivère, cette matraque mathématique que le flicaillon Badiou fait tourner autour de sa lanière en baguenaudant, ce ne sont que « les philosophes » que, dans son fantasme, elle hébète et disperse devant lui.
« Les mathématiques sont le seul discours qui ‘‘sache’’ absolument de quoi il parle : l’être comme tel, quoique ce savoir n’ait nullement besoin d’être réfléchi de façon intra-mathématique, puisque l’être n’est pas un objet, ni n’en prodigue. Et c’est aussi le seul, c’est bien connu <je souligne>, où l’on ait la garantie intégrale, et le critère, de la vérité de ce qu’on dit, au point que cette vérité est l’unique jamais rencontrée à être intégralement transmissible. »
Il s’agit là d’une autre pure entourloupe autoritariste, d’un argument d’autorité sans fondement et donc – les mathématiciens les plus fins le savent pertinemment et le disent – aussi indémontrable qu’irréfutable.
Ce passage en force de Badiou, ce « forcing » purement rhétorique, succède immédiatement aux quelques lignes consacrées à la formule de Russell sur la vérité en mathématiques, qui énonce l’intrinsèque « fragilité » du fondement des mathématiques que repérait Heidegger.
Badiou cite donc (mal) Russell, traduisant perversement le mot subject (« domaine ») par « discours», ce qui en dit long, avant d’en prendre le contrepied dans le passage que je viens de citer (« Les mathématiques sont le seul discours qui ‘‘sache’’ absolument de quoi il parle… »):
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