Séance complète en vidéo et audio (avec les commentaires et les éclaircissements qui n’apparaissent pas ici):
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ÉTEINDRE LES MICROS
Revenir sur la vulgate spinoziste :
1/ L’article de Roger-Pol Droit dans Le Monde :
2/ La vidéo de promotion de Jacques Schecroun :
3/ Lire l’email d’Y. Q. et ma réponse :
Récapitulons les diverses interprétations de l’attitude et de la pensée de Spinoza eu égard à son éducation juive et aux sources juives de sa pensée :
Chez Hermann Cohen, une condamnation sans retour de son égoïsme et de la mise en danger de sa communauté par ses attaques agressives dans le TTP.
Chez quelques érudits juifs comme Adolphe Franck ou Élie Benamozegh une assimilation de la pensée de Spinoza à certaines théories kabbalistiques, mais toujours réduites elles-mêmes à leurs équivalents néo-platoniciens et gnostiques (« doctrine alexandrine »).
Chez Leo Strauss une extirpation de la pensée de Spinoza du contexte judéo-juif, qui la replace dans le contexte politique et théologique européen et hollandais pour en faire un parfait esprit libre, soucieux d’exprimer sa liberté en la dissimulant par précaution politique.
Enfin chez Wolfson une minutieuse lecture de chaque mot de L’Éthique, rapportée aux lectures par Spinoza – principalement en passant par le tamis hébraïque des médiévaux juifs (Wolfson les compile dans son Index : Albo, Bah’yah Ibn Pakuda, Maïmonide, Crescas, Gersonide, Léon l’Hébreu, Profiat Duran, etc.…) – des philosophes juifs et non juifs médiévaux tous issus d’Aristote :
« Tous les philosophes, ulémas, rabbins et scolastiques médiévaux ont été allaités par la même mère et nourrie à la même source »1.
C’est ce que Deleuze aussi résume clairement dans son Spinoza et le problème de l’expression :
« Les Hébreux invoqués par Spinoza /dans la lettre 75 à Olderburg/ sont des philosophes juifs aristotéliciens ».2
J’ouvre une parenthèse pour dire que Deleuze a la probité de reconnaître qu’il faudrait aller voir de près les rapports de Spinoza à « la langue hébraïque », regrettant qu’il n’y ait pas d’édition commentée du Compendium. Deleuze ne devait disposer que de la version de l’Abrégé parue en 1968 avec la préface de Ferdinand Alquié (je ne l’ai pas retrouvée sur Gallica).
Ce commentaire du Compendium existe désormais, comme je vous l’ai dit plusieurs fois, avec le recueil d’études paru en 2019 seulement sous la direction de Jean Baumgarten aux Cahiers Alberto Benveniste.
Je reviens à la « source » de tous les rabbins, ulémas, philosophes et scolastiques médiévaux qu’évoque Wolfson : c’est l’Être aristotélicien, quelle que soit la langue dans laquelle il est exprimé :
« Le terme ‘‘Être’’ utilisé ici correspond au maujud arabe, au nimtza hébreu et au latin ens. Ces trois termes sont censés traduire le grec to ôn, sujet principal de la division en dix catégories établies par Aristote. »3
Cette philosophie issue d’Aristote, Spinoza s’en dissocie, explique encore Wolfson, notamment avec sa théorie des modes, pour inventer une pensée inédite qui puisse débattre et rivaliser en les questionnant avec ses influences majeures que sont, donc, Aristote et subsidiairement Maïmonide et Descartes.
D’autre part, Wolfson décèle dans le style (mais non dans le fond) si original et parfois alambiqué et labyrinthique de L’Éthique une reprise du style talmudique questionnant, tourbillonnant, auto-contextuel, auto-référentiel et hyper-allusif, auquel Spinoza fut formé toute son enfance et son adolescence, ne s’étant initié au latin – sa langue d’écriture donc, de communication, mais non de pensée – qu’à partir de l’âge de 20 ans.
Certes Wolfson ne nie pas la possibilité d’influences tirées par Spinoza de ses éventuelles lectures de la Kabbale (tout cela reste assez conjectural), mais comme Wolfson ne voit lui aussi dans la Kabbale qu’une reprise des philosophes médiévaux aristotéliciens, on en revient à notre point de départ de toute la pensée de Spinoza : Aristote.
Il s’agit ici de la part de Wolfson d’une extraordinaire méconnaissance réductrice de la mystique juive, et surtout du refus de prendre en considération sa référence essentielle, ce qui la fonde et la distingue de toutes les autres pensées métaphysiques médiévales, son Dieu-Texte.
Il est donc logique, toujours selon l’explication de Wolfson, que le Dieu des scolastiques médiévaux, à la fois cause première selon Aristote et créateur selon la Bible, ne soit pas concevable indépendamment du monde émané de lui (ce qui est à mille lieux de ce qu’énonce le Zohar, par exemple, et que nous avons longuement étudié, soit la possibilité d’un Dieu « jouant » avec les lettres « encloses » et scrutant sa propre pensée 2000 ans avant la création du monde) :
« Si atténué qu’ait pu être le sens de ces termes, une cause et un créateur doivent nécessairement être cause et créateur de quelque chose. La pensée de Dieu, qui constitue son unique activité, doit à un certain moment, dans son processus d’émanation, soit par nécessité, soit intentionnellement, s’objectiver dans un monde. Un Dieu désœuvré, tranquille et oisif, un Dieu qui n’aurait pas de monde sur lequel agir serait un Dieu impotent, objet de commisération et de pitié, tel le héros de Chamisso qui a perdu son ombre.»4
Et il est logique que ce Dieu si peu kabbalistique – et si peu juif en réalité – soit envisagé par Wolfson d’après une conception de la communication parfaite, sans reste, entre des langues qui n’ont pourtant aucun socle commun (le grec et l’hébreu), de sorte qu’il peut énoncer des équivalences philosophiques qui ne tiennent aucun compte des spécificités de la langue hébraïque :
« C’est avec la division logique de l’Être en substance et en accident que les médiévaux entament leurs recherches métaphysiques. /…/ Leur déclaration inaugurale explique généralement que l’Être se divise entre ce qui réside en un lieu et ce qui ne réside pas en un lieu. On passe ensuite à l’examen du terme de ‘‘lieu’’ <michkhan en hébreu> et on distingue des autres un genre spécial de lieu, nommé ‘‘sujet’’ <
nosé en hébreu, upokeimenon en grec>. Enfin, on aboutit à la déclaration voulue, à savoir que tout Être se divise entre ce qui est en soi-même et ce qui est dans un sujet, et le nom de substance est donné au premier type, alors que le second reçoit le nom d’accident. »5
Bien sûr, ce n’est pas Wolfson qui invente ces équivalences ; il les a trouvées chez les philosophes juifs aristotéliciens, auprès desquels s’est formé Spinoza ; mais il ne les questionne jamais : pour Wolfson, ces équivalences vont de soi, et c’est là, selon moi, que le bât blesse.
Pour ma part, je m’intéresserai à ce que dédaigne d’interroger Wolfson (il n’y a que trois entrées de son impressionnant Index en référence au Compendium et neuf au TTP, alors que l’Éthique en occupe deux pages complètes !), et à ce dont se détourne Strauss, à savoir les rapports d’hainamoration (d’animosité ambivalente) de Spinoza avec l’hébreu biblique, en tâchant de comprendre comment cette animosité se retrouve dans sa conception de la langue, du langage, et in fine du Texte lui-même.
Ensuite, à partir de ce que m’aura permis de découvrir mon examen de Spinoza, j’essaierai de retrouver des traces de cette très spécifique animosité chez un linguiste contemporain majeur qui est aussi un penseur politique subversif : Noam Chomsky.
Cela devrait nous occuper pour les six séances à venir avant les vacances d’été.
J’en viens donc maintenant à une question d’importance : quelle était la langue de la pensée de Spinoza ? Je distingue la langue de sa pensée de sa langue propre, car il est évident que son lexique intime, celui dans lequel il a élaboré sa réflexion, ne fut ni le latin, ni le hollandais, ni même sa langue maternelle – qu’on ne connaît toujours pas (on hésite entre l’espagnol et le portugais, voire le jargon « portunol » !), ce qui ne manque pas d’intriguer depuis des siècles…
La question a été le plus minutieusement étudiée par Maxime Rovere, dans son article « Spinoza et les langues, une approche pragmatique »6:
« Personne, depuis van Blyenbergh, n’a pu percer le mystère de la langue de Spinoza, et il n’est pas banal qu’un auteur aussi largement étudié souffre d’une lacune biographique aussi frappante. /…/
S’il ne s’agissait que d’un détail biographique, on pourrait s’en accommoder. Ce serait pourtant manquer le fait que la curiosité pour la langue de Spinoza vise une question philosophiquement passionnante: il s’agit de déterminer dans quelle langue (ou dans quel méandre linguistique) le philosophe pensait. »
Et après :
« Ce n’est pas parce que plusieurs générations ont vécu au Portugal qu’elles avaient cessé de parler espagnol, ce n’est pas parce que le père du philosophe a grandi en France qu’il ne signa pas sa Bible du prénom de "Miguel" (forme ibérique), et ce n’est pas parce que le petit Baruch a été élevé à Amsterdam qu’il maîtrisait le néerlandais.»
Et plus loin :
«On pourrait estimer que l’univers linguistique de Spinoza se divise entre les langues du quotidien (espagnol, portugais, néerlandais, peut-être un peu français) et les langues de la culture (hébreu, latin, peut-être un peu d’araméen).»
Wolfson, comme beaucoup, se pose la même question de la langue intellectuelle de Spinoza, et il répond, de manière assez convaincante, qu’il s’agit de l’hébreu :
« Son professeur, Manasseh ben Israel, traitait de problèmes théologiques en hébreu, en latin, en espagnol et en portugais. Dans ces circonstances, la langue que Spinoza aurait utilisée s’il avait choisi celle dans laquelle il lui était le plus facile de s’exprimer reste un objet de conjectures. Que ce n’eut pas été le latin ou le hollandais, dans lesquelles ses livres se trouvent rédigés, c’est ce qui ressort de ses propres confessions. À l’époque de la publication de ces Principia Philosophiae Cartesianae et des Cogitata Metaphysica (1663), il ressentait encore l’imperfection de son latin, et avant d’autoriser ses amis à publier ces ouvrages, il exigea que l’un d’eux, en sa présence, ‘‘les revêtent d’un style plus élégant’’. En 1665, dans l’une de ses lettres à Blyenbergh, il laisse entendre qu’il pourrait mieux exprimer ses pensées en espagnol (‘‘la langue dans laquelle j’ai été élevé’’ <Spinoza ne précise pas laquelle dans sa lettre>) qu’en hollandais. Quant à savoir si l’hébreu était pour lui, comme c’était le cas pour maints auteurs juifs de la même époque et du même endroit, un moyen d’expression écrite plus naturelle, c’est ce qui reste incertain.
Mais il est presque assuré que la littérature hébraïque était la source première de ses connaissances philosophiques, et la souche principale sur laquelle se greffa tout ce qu’il put acquérir ultérieurement en cette matière. Il était familier de la littérature philosophique en hébreu avant de commencer à lire de la philosophie en latin. »7
Autre enseignement de Wolfson, je l’ai dit, les influences intellectuelles de Spinoza, le moule dans lequel il a pu élaborer sa pensée, se réduisent à Aristote, Maïmonide et Descartes :
« De tous les auteurs cités ou mentionnés dans cet ouvrage, seuls Maïmonide et Descartes, et, indirectement à travers eux, mais, presque aussi souvent, directement par ses propres œuvres, Aristote, peuvent être dits avoir exercé une influence dominante sur la formation philosophique de Spinoza et l’avoir guidé dans la constitution de sa propre philosophie. Il aurait de fait été possible, dans certaines limites, de dépeindre la philosophie de Spinoza sur la simple toile de fond de l’un ou l’autre de ces trois philosophes, sauf que cela n’eût pas été une véritable présentation de la genèse de sa pensée, car celle-ci avait des origines plus complexes. Tous les autres auteurs cités dans ce travail, si utiles qu’ils puissent avoir été dans notre reconstruction de l’Éthique, peuvent être dits avoir exercé une influence directe sur certains passages seulement de l’Éthique, ou certaines propositions, ou tout au plus sur certains groupes de propositions. »8
D’autre part, toute la formation philosophique de Spinoza s’étant faite, on l’a vu, en passant par le tamis des innombrables traductions hébraïques médiévales, Wolfson peut affirmer à bon droit :
« Tout au long de ses discussions de problèmes philosophiques, tout spécialement ceux confinant à la théologie, les sources hébraïques ressortent comme la matrice dans laquelle se forma le schéma général de ses idées. Les autres sources apparaissent comme des encarts. C’est également des sources hébraïques qu’il tire ses illustrations occasionnelles. <Exemple du chapitre six du Tractatus: Spinoza prend l’exemple d’Alpakhar et de Maïmonide pour discuter du problème du rapport de la foi à la philosophie, et non pas Al-Ghazali et Averroès (Islam) ou Bernard de Clairvaux et Abélard (Christianisme) qui traitent de la même question>. »9
Une chose est certaine, la langue de fonds du TTP est la citation biblique, dont Spinoza désamorce scrupuleusement la Schwingung. D’ailleurs Wolfson émet l’hypothèse que s’il a écrit l’Éthique dans un style apparemment géométrique, c’est précisément pour s’éviter la tentation de citer la Bible :
« Il avait quelque chose de nouveau à dire, et il voulait le dire d’une façon nouvelle. Peut-être choisit-il aussi la forme géométrique pour éviter la tentation de citer l’Écriture. »10
On a donc un premier élément non euclidien d’information concernant la langue intellectuelle de Spinoza, qui d’une certaine manière l’initia au manque comme à un point de surgissement par où sa pensée vint à l’être pour paraphraser Lacan. Il faut comprendre que la langue maternelle et l’idiome de la pensée ne coïncident précisément pas davantage pour un Juif hollandais du 17ème siècle que pour n’importe quel Juif ayant reçu une éducation pieuse traditionnelle comme celle de Spinoza, que sa langue maternelle fût le yiddish, le judéo-arabe, l’espagnol, le français ou l’italien. La pensée juive ne connaît que deux langues, deux langues juives (même si les arabesques des commentaires et des explicitations ont pu avoir lieu dans toutes les langues locales de la diaspora) : l’hébreu de la Bible et l’araméen des commentaires. Et ces deux langues, très proches par leurs caractéristiques alphabétiques et grammaticales, étaient les langues naturelles des penseurs juifs pour penser leur propre pensée et méditer leurs propres textes, langues qu’ils connaissaient et pratiquaient à la perfection et à propos desquelles ils n’avaient besoin d’aucun truchement ni d’aucune traduction. Or ces deux langues de la pensée et de l’univers juif ont fructifié comme peut-être nulle autre langue au monde (il faudrait le vérifier) à partir de leur essentielle Schwingung.
Je m’arrête maintenant sur la question de la Schwingung, dont on verra comme elle tarauda profondément Spinoza sous l’irrésoluble figure de l’ambiguïté du Texte biblique.
(À suivre)
Wolfson, op. cit. p.73-74
Deleuze, op. cit. p.88-89
Ibid. p.65
Op. cit. p.84
Op. cit. p.66
Spinoza, philosophe grammairien
La philosophie de Spinoza, op. cit. p.23
Ibid. p.29
Ibid. p. 24
Ibid. p.63