Tout le monde – lorsque je dis tout le monde, j’entends Nietzsche (dans Le gai savoir : « Ce que Spinoza a laissé, l'amor intellectualis dei, n'est qu'un cliquetis de squelette ! Qu'est-ce qu'amor, qu'est-ce que deus, quand ils n'ont plus une goutte de sang ?... » et Heidegger) a bien remarqué l’étrange engoncement, la sécheresse systématisée de la pensée spinoziste, l’étisie manifeste et volontaire de L’Éthique qui tranche tant avec la surabondance exégétique des citations et des références bibliques du TTP (au point d’égarer ses lecteurs, disent les commentateurs, telle Madeleine Francès : « Spinoza ne rend pas la tâche facile à son lecteur, quand il passe ainsi rapidement à travers plusieurs périodes de l’histoire hébraïque – très variées, mais toutes également probantes, pense-t-il, en faveur de sa thèse. Il laisse au lecteur le soin de découvrir exactement comment… »1 ), comme jaillissant à l’air libre après avoir été trop longtemps contenues.
Voici encore l’avis de Schelling sur la sécheresse du système de Spinoza :
« Spinoza traite aussi la volonté comme une chose (Sache), il peut donc démontrer tout naturellement qu'elle doit nécessairement être déterminée, dès qu'elle se met en œuvre, par une autre chose (Sache), laquelle à son tour doit être déterminée par une troisième, et ainsi de suite à l'infini. D'où l'absence de vie qui caractérise son système, la sécheresse de la forme, l'indigence des concepts et des formulations, la rudesse, la rigidité implacable des déterminations qui s'accordent parfaitement avec sa manière abstraite d'envisager les choses ; d'où enfin, et de façon tout à fait conséquente, son interprétation mécaniste de la nature. »
Et voici ce qu’explique Madeleine Francès, à propos de l’usage ambivalent de l’expression « loi divine » dans le TTP (qu’elle qualifie encore, notamment à propos des parties consacrées au Christ, de si « ambigu et contradictoire »2) , de la « méthode de Spinoza comme écrivain »:
« Voici un autre aspect de la méthode de Spinoza comme écrivain : il conserve le vocabulaire traditionnel, mais lui donne un sens tellement personnel, nouveau ou vague, que les mêmes mots ne désignent plus les mêmes choses <je souligne>. »3
Pour continuer de comprendre ce très étrange double registre, si peu ordine geometrico, de la pensée de Spinoza, que tout le monde a remarqué (il faudrait être aveugle pour ne pas le constater), et qui ravit tant Deleuze – il dit que c’est la beauté de la pensée de Spinoza qui en atteste la vérité, et c’est au fond la meilleure chose qu’on puisse dire d’une pensée (ou de la Bible !) : elle est vraie parce qu’elle est belle, comme il l’explique à propos des modes, en introduction de son cours du 6 janvier 1981 : « Le statut des modes, c’est vraiment ça qui constitue L’Éthique. Bon, et bien, on commence à apercevoir, même confusément, un certain statut de ce que Spinoza appelle les modes, c’est-à-dire vous, ou moi, ou la table, ou n’importe quoi. C’est-à-dire : le mode, c’est ce qui est. C’est ‘‘l’étant’’. Le statut de tout ‘‘étant’’, finalement, c’est quoi ? Imaginons… Parce qu’on ne sait pas encore si c’est vrai, tout ce que nous dit Spinoza… C’est évident que c’est vrai ! C’est tellement beau, tellement profond, c’est vrai ! Ça ne peut pas être autrement, ça se passe comme il dit, quoi, les choses… Or, comment il dit que ça se passe ? Et bien, il dit que ce qui constitue une chose, c’est finalement un ensemble extrêmement complexe de rapports. » –, pour envisager ce double registre contradictoire donc (les deux vitesses de L’Éthique selon Deleuze) que tout le monde constate mais que nul n’a vraiment su interpréter, il faut commencer peut-être par revenir sur l’étrange statut des scolies dans L’Éthique :
Le mot « scolie », qui signifie peu ou prou une glose, vient comme le mot « école » du grec skholê σχολή, qui désigne d’abord le « repos », le « loisir » et ensuite « l’occupation d’un homme de loisir », puis le « lieu d’études ». Le latin l’a repris en schola, qui signifie les « loisirs consacrés à l’étude », qui est devenu l’« école ». Autant dire que le mot skholè serait une très judicieuse traduction du mot araméen « Talmoud »…
Évidemment, l’apparente contradiction entre le repos, le loisir, et l’école n’a pas manqué de rendre perplexes les grammairiens antiques, et ainsi Festus, un grammairien du IIIème siècle explique (cité par Jacqueline Picoche au mot « école ») :
« Le nom d’école… s’explique par le fait que, toutes les autres occupations laissées de côté, les enfants doivent s’y adonner aux études dignes d’hommes libres. »
Skolios en effet, désigne tout ce qui est oblique, tortueux, comme des μῦθοι σκολιοί, chez Hésiode, soit des « paroles tortueuses, sans franchise ». Skoliadzo, c’est aller par des chemins détournés (comportement digne du caute spinozien), et un skolion, nous enseigne le Bailly, c’est un « scolie », soit « une chanson de table que chaque convive chantait à son tour en tenant une branche de myrte, qu’il passait ensuite à son voisin » Ainsi, au neutre, σκόλιον désigne littéralement une « chanson qui circule en zigzags ».
Inutile je suppose de vous faire un dessin. D’ailleurs si, je vous fais un dessin, en vous mettant sous les yeux plusieurs pages prises au hasard du Talmud, pour que vous compreniez bien de quoi il s’agit dans la pensée juive.
Il ne s’agit pas de dire que Spinoza, consciemment ou inconsciemment a voulu imiter dans les scolies de L’Éthique l’aspect prodigieusement fluctuant et zigzagant de la pensée rabbinique. Il s’agit de voir comment, cette pensée qui procède d’un équilibre virtuose fidèle à la Schwingung propre de la langue dans laquelle elle s’ébat depuis des siècles (l’hébreu biblique puis l’araméen rabbinique) a ébranlé et taraudé Spinoza tout au cours de sa vie, ce dont témoigne l’extravagant Compendium mais aussi tant de ses commentaires dépités sur la Bible dans le TTP (je vais y venir), au point d’avoir tout fait pour essayer de clouer le bec à cette langue et à ce Texte absolument ingérables, mais qui l’habitaient malgré tout, ce dont témoignent les ingérables scolies de L’Éthique !
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