Pour Spinoza, comme on sait, la pensée ne passe pas par les mots ni par les images mais s’exerce selon ce qui résiste à tout déséquilibre, ce qui cloue sur place toute oscillation, et qu’il nomme le vis argumenti, la « force de l’argument ». C’est par exemple ce qu’il perçoit comme irréfutable et irréfragable dans l’argument du triangle, qu’il ne fait que reprendre à Aristote, selon lequel (je cite le passage que cite Wolfson comme illustration du vis argumenti) « l’existence ne peut non plus être séparée de l’essence de Dieu, que de l’essence d’un triangle rectiligne la grandeur de ses trois angles égaux à deux droits ».1
Or à l’examen, on s’aperçoit que le mot latin vis n’est pas sans reflets langagiers très intéressants :
Si le premier sens de vis est bien la « force », la « vigueur », très vite, enseigne le Gaffiot, adviennent les acceptions négatives : la « violence », les « manières violentes », « l’esprit de violence », « l’animosité » ! Accusatoris vim suscipere écrit Cicéron, soit : « prendre le ton violent, l’animosité d’un accusateur » ; ou encore, vis désigne tout ce qui a trait à la « force des armes », « l’attaque de vive force », « l’assaut », d’un ennemi.
Et enfin, très très très très significativement, ce même mot vis désigne chez Cicéron, en une cinquième acception, nous dit le Gaffiot, « le sens d’un mot » : vis verborum ; « l’idée abritée sous les mots » : vis subjecta vocibus ; la « valeur exacte des mots » que l’on doit « connaître » : vim verborum tenere. Et c’est ainsi que l’on en arrive au sens de « l’essence », du « caractère essentiel » d’une chose ou d’un propos : universi generis vis et natura, soit « les idées essentielles et fondamentales d’une thèse générale ».
On ne saurait être non seulement plus éloigné, mais pire encore plus fermement, essentiellement et violemment obstrué non seulement à la Schwingung heideggérienne mais surtout, pour Spinoza, à la parole-chose, au davar juif !
On comprend mieux qu’il ait repris la vieille affirmation métaphysique d’une indifférence de la pensée aux noms des idées qu’il employait, ce qu’il exprime dans ses Pensées métaphysiques à propos de la chimère verbale, comme « un cercle carré » :
« Il faut noter qu'une chimère n'étant ni dans l'entendement ni dans l'imagination, nous pouvons l'appeler proprement un être verbal ; car on ne peut l'exprimer autrement que par des mots <je souligne>. Par exemple, nous pouvons parler d'un cercle carré, mais nous ne pouvons l'imaginer en aucune façon et encore bien moins le comprendre. C'est pourquoi une chimère n'est rien qu'un mot <Spinoza confond « un mot » et un oxymoron>. L'impossibilité donc ne peut être comptée au nombre des affections de l'être, car elle est une simple négation. »2
Wolfson a montré que cette idée que l’idée et le mot n’avaient pas d’essence commune traverse toute la philosophie traditionnelle. Ainsi la déclaration de Spinoza un peu après ce passage sur la chimère verbale dans les Pensées métaphysiques de n’avoir « pas coutume de discuter sur les mots », à propos du contingent et du possible qui ne sont, explique Spinoza, considérés comme tels que par défaut de notre perception :
« Si nous tenons compte uniquement de l'essence d'une chose mais pas de sa cause, nous la dirons contingente; c'est-à-dire nous la considérerons pour ainsi dire comme un moyen terme entre Dieu et une chimère ; parce qu'en effet nous ne trouvons en elle, du côté de l'essence, aucune nécessité d'exister, comme dans l'essence divine, et aucune contradiction ou impossibilité, comme dans une chimère.
Que si l'on veut appeler contingent ce que j'appelle possible, et au contraire possible ce que j'appelle contingent, je n'y contredirai pas, n'ayant pas coutume de discuter sur les mots. Qu'on nous accorde seulement que ces deux choses ne sont que des défauts de notre perception et pas du tout du réelles. »3
Et Wolfson commente cette formule de Spinoza de ne pas « discuter des mots » (d’être indifférent aux appellations) qui « rappelle une expression similaire utilisée dans les écrits de la philosophie hébraïque, arabe, latine et grecque. <Et Wolfson fait une citation en hébreu de Abraham Ibn David, Emunah Ramah 1, 6 : « Nous appelons l’âme nefesh… Si ce mot ne vous plaît pas, appelez-la comme vous voulez, car nous ne sommes pas très tatillons sur les noms <je souligne>. » Et Wolfson ajoute encore d’autres citations équivalente de Al Ghazali et de Descartes dans une lettre à Henry More.4
Première remarque : ce que Spinoza appelle « chimère verbale » ne l’est qu’en considération à sa soumission à la vision euclidienne rationnelle et non langagière du monde, et à son refus des miracles. C’est par là que, d’une certaine manière, Spinoza rompt le plus distinctement avec la pensée juive – pour laquelle le mot et la chose sont un seul et même être, et pour laquelle donc, en théorie, un « cercle carré » est tout à fait envisageable.
D’ailleurs pour l’anecdote, il se trouve que les logisticiens ont fini par l’envisager, ayant résolu l’insoluble question de la quadrature du cercle qui passionnait tous les mathématiciens depuis l’Antiquité. Cela date de 1989, par le mathématicien hongrois Miklós Laczkovich à partir de l’énoncé d’Alfred Tarski en 1925 : «découper un disque en un nombre quelconque de morceaux tels qu'en transformant ceux-ci par un déplacement pur (c'est-à-dire sans homothétie), ils recomposent un carré. Laczkovich démontra qu'il était possible de découper un disque en un nombre fini de surfaces et de déplacer ces dernières pour qu'elles recouvrent exactement un carré. Il décompose le disque en 10 puissance 50 surfaces. La démonstration s'appuie sur l’axiome du choix, que la plupart des mathématiciens admettent aujourd'hui, mais qui n'est cependant qu'un axiome. »
Pour ceux que ça intéresse, allez voir la très intéressante page Wikipédia consacrée à la quadrature du cercle.
Par ailleurs, il y a une expérience enfantine assez simple à faire, qui consiste à faire tourner en le dessinant un carré sur lui-même un nombre suffisant de fois jusqu’à tracer un polygone à un très grand nombre de côtés, et à obtenir un cercle, qui n’est qu’un polygone avec un nombre infini de côtés.
Cela semble trivial, mais c’est en réalité tout ce qui est en question dans la critique par Hegel de Spinoza, telle que Deleuze l’exprime très nettement dans un passage de Spinoza et le problème de l’expression :
« Hegel soutenait5, pensant à Spinoza… » lire jusqu’à « auquel il mène une parallèle, etc. »
Et un peu après, Deleuze continue : « Dans le Traité de la réforme de l’entendement <que Spinoza dans sa lettre à Oldeburg sur Boyle qualifie d’ouvrage « sur la purification de l’entendement »>
Étrangement, nul ne semble remarquer que c’est toute la géométrie qui est « fictive » (plus exactement, elle n’est qu’un langage parmi d’autres) et dont aucune des figures (et pas seulement leurs causes) n’existe non seulement dans la nature mais en dehors de l’esprit qui les formule, c’est-à-dire qui leur donne leur être dans le langage. Tant que je n’ai pas dit ou pensé le mot « cercle », en vue de quelque calcul aussi sophistiqué que ce soit, le cercle n’existe pas. On pourrait très bien affirmer que c’est tout l’univers qui est composé de « chimères verbales », et que chaque mot proféré ou pensé crée sa chimère et la fait prospérer.
Tout cela est bien sûr très complexe (il faudrait prendre le temps d’étudier tout le chapitre de Deleuze), mais en l’occurrence ce n’est pas sans rapport avec la question qui me préoccupe plus particulièrement, celle de la langue de la pensée, ce qui par exemple s’exprime chez Spinoza par la discussion sur la distinction entre attributs et noms divins, dont Deleuze traite explicitement dans son chapitre III (« Attributs et noms divins »), évidemment sans se rapporter jamais à la pensée juive. Wolfson aussi en traite abondamment de son côté mais toujours en se référant aux « médiévaux », entre lesquels il ne fait aucune différence qu’ils fussent juifs ou non, pour la raison que j’ai assez dite : la cause unique de leur conception de la cause et de l’effet étant Aristote…
Voici comment Deleuze énonce les données de la question, et il conclut sur « l’habileté » de grammairien de Spinoza – ignorant que cette « habileté » fait fond sur une profonde hainamoration mal refoulée de la schwingung de l’hébreu biblique :
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