Reprendre sur l’humour juif de Spinoza selon Deleuze.
L’allusion de Deleuze est au scolie de la proposition II de la 3ème partie de L’Éthique1, ou Spinoza assène que « nul ne sait ce que peut un corps » :
« Un homme ivre aussi croit dire d’après un libre décret de l’esprit ce que, revenu à son état normal, il voudrait avoir tu; de même le délirant, la bavarde, l’enfant et beaucoup de gens de même farine croient parler selon un libre décret de l’esprit, alors que pourtant ils ne peuvent contenir leur envie de parler. »
« Beaucoup de gens de même farine » : c’est d’autant moins de l’humour juif que Spinoza a un problème récurrent avec l’enfance, qu’il ne comprend pas. « J’ignore ce qu’il faut penser (aestimare) de celui qui se pend, des enfants, des idiots, des fous, etc. » écrit-il encore2 un peu avant dans L’Éthique.
On en a un indice assez clair de ce rapport compliqué de Spinoza à l’enfance dans un autre passage célébrissime de L’Éthique mais dont je ne suis pas sûr qu’aucun spinoziste au monde ait vraiment compris à quel élément autobiographique cela faisait allusion :
C’est au scolie de la proposition XXXIX3, lorsque Spinoza, à propos de la mort du corps, se montre soudain sensible au cas de l’amnésie de la fin de la vie de Gongora :
« Je ne vois rien qui me force à admettre que le corps ne meurt qu’au cas où il se change en cadavre ; à la vérité, l’expérience même semble suggérer autre chose. Car parfois un homme subit de tels changements, que j’hésiterais beaucoup à dire qu’il est le même. C’est ce que j’ai entendu raconter à propos d’un certain poète espagnol <Gongora qui perdit la mémoire un an avant sa mort (1627)> qui avait été atteint de maladie et qui, bien que guéri, demeura cependant dans un tel oubli de sa vie passée, qu’il ne croyait pas que les nouvelles et les tragédies qu’il avait composées fussent son œuvre ; et on aurait certes pu le considérer comme un enfant adulte s’il avait oublié aussi sa langue maternelle <je souligne>. Et si cela semble incroyable, que dirons-nous des enfants ? Un homme adulte croit leur nature si différente de la sienne, qu’il ne pourrait se persuader qu’il a jamais été enfant s’il ne conjecturait sur lui-même d’après les autres <je souligne>. Mais, pour ne pas fournir au superstitieux matière à de nouvelles questions, je préfère laisser ce sujet. »
Un enfant, un infans au sens étymologique de « celui qui ne parle pas », c’est en somme, pour Spinoza, un humain paradoxal, incompréhensible, qui n’a pas encore accès à la langue maternelle qu’il a comme oublié à rebours et dont il va devoir acquérir la mémoire. Un homme adulte a si peu à voir avec l’enfant qu’il fut, qu’il pourrait se persuader, écrit Spinoza, que son enfance est tombée dans le trou qu’évoquait Lacan à propos de l’oubli.
Spinoza non seulement ne sait pas comment estimer l’enfance, mais il ne l’aime pas. Lorsqu’il dit « enfance » ; il pense surtout « petite enfance », à savoir l’infans qui dépend de tout et de tous et qui ne parle ni ne pense pas, est comme en équilibre ou plutôt en déséquilibre permanent. L’enfance pour Spinoza est « un état misérable », comme l’explique Deleuze, « mais un état commun où nous dépendons ‘‘au plus haut degré des causes extérieures’’ »4
La référence est à un passage de L’Éthique où à nouveau, Spinoza montre son incompréhension absolue de l’enfance, assimilée à ce qu’il y a de pire chez les humains, soit l’envie et la jalousie universelle par émulation et indécision :
« Nous voyons ainsi que, la plupart du temps, les hommes sont, par nature, disposés d’avoir pitié de ceux qui sont malheureux, et à envier ceux qui sont heureux, et à faire preuve envers ces derniers d’une haine d’autant plus grande qu’ils aiment davantage la chose qu’ils imaginent être en la possession d’un autre. Nous voyons, en outre, que la même propriété de la nature humaine qui les fait miséricordieux les rend aussi envieux et ambitieux. Enfin, si nous voulons interroger l’expérience elle-même, nous aurons la preuve qu’elle nous enseigne tout cela, surtout si nous considérons notre première enfance. Car nous savons par expérience que les enfants, parce que leur corps est continuellement pour ainsi dire en équilibre <je souligne>, rient ou pleurent en voyant simplement les autres rire ou pleurer; d’ailleurs, tout ce qu’ils voient faire aux autres, ils désirent aussitôt l’imiter, et enfin ils désirent tout ce qu’ils croient (imaginantur) procurer du plaisir aux autres. En effet, les images des choses, comme nous l’avons dit, sont les affections mêmes du corps humain, autrement dit les façons dont le corps humain est affecté par les causes extérieures et disposé à faire ceci ou cela. »5
La psychologie que déploie Spinoza dans L’Éthique est tout de même assez sommaire, fondée sur la dichotomie du corps et de l’esprit conformément à la proposition II de la 3ème partie de L’Éthique « Origine et nature des sentiments » :
« Ni le corps ne peut déterminer l’esprit à penser, ni l’esprit ne peut déterminer le corps au mouvement, ou au repos, ou à quelque chose d’autre (s’il en est). »6
Cette psychologie est sommaire en ce qu’elle méconnaît ce qui habite si manifestement Spinoza lui-même (alors que lorsqu’il évoque l’enfance, il en parle en homme qui n’y a aucune part, ni concernant sa propre enfance ni ses propres inexistants enfants). Et ce qui habite Spinoza, je l’ai dit, vis-à-vis de la pensée juive, c’est l’hainamoration.
Il y a un passage étrange de L’Éthique, à propos de l’ingratitude, qu’on peut lire comme une sorte d’aveu symbolique et autobiographique de Spinoza :
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