C’est dans sa lettre à Jünger, intitulée Contribution à la question de l’Être (« De la ligne ») que Heidegger définit ce qu’il appellera plus tard dans les Beiträge la Schwingung des Seyns, traduit comme « le tressaillement où bat le rythme de l’Estre même ». Cette Schwingung, qui signifie en allemand courant une « vibration », une « oscillation » – les Grimm assimilent le verbe schwingen au latin vibrare –, n’est pas propre à une langue plutôt qu’à une autre. Elle réside dans la pluralité de sens en soi, dans l’équivocité proprement poétique et créatrice qui empêche toute langue de se rabougrir en un formalisme instrumental pour assurer la communication univoque.
Ce swing du sens, cette grâce vibratoire qui fait la richesse, la beauté, la profondeur et l’énigme de toute langue, qui engage l’Être même du monde et échappe au calcul et à la rigueur obsessionnelle fantasmée par les formalistes, cette Schwingung donc est le propre de ce que Heidegger appelle, en songeant bien sûr à Hölderlin, die Sage des andenkenden Denkens, « le Dire de la Pensée qui se souvient <« la pensée fidèle » traduit Gérard Granel>».
« Dans le mot, dans les tournures » écrit Heidegger à Jünger, «il faut toujours que le Dire de la Pensée fidèle s'avance à travers la multiplicité congénitale du sens. La multiplicité du sens dans le dire ne consiste nullement dans une simple accumulation de significations, surgies au hasard. Elle repose sur un Jeu qui reste d'autant plus étroitement retenu dans une règle cachée, qu'il se déploie plus richement. Cette règle veut que la multiplicité du sens reste en balance, et c'est le balancement en tant que tel <dessen Schwingung>, que nous éprouvons ou reconnaissons si rarement comme tel. C'est pourquoi le dire reste lié selon la loi la plus haute. Celle-ci est la liberté qui ouvre au Dire le libre champ de l'Ordre qui fait tout jouer ; toute la Transformation sans repos. »1
Puis Heidegger illustre son propos d’une expression de Hölderlin dans Pain et Vin, concernant les paroles « qui naissent comme des fleurs » :
« La multiplicité de sens de ces paroles qui ‘‘naissent comme des fleurs’’ (Hölderlin, Brot und Wein), c'est le jardin sauvage, où la croissance propre des fleurs et les soins qu'on leur donne sont accordés l'un à l'autre selon une insaisissable intimité. Il ne saurait y avoir rien d'étonnant pour vous dans le fait que la situation de l'essence du nihilisme rencontre à chaque instant sur son chemin la provocation de ce ‘‘quelque chose’’ qui mérite pensée, et que nous nommons assez maladroitement le Dire de la Pensée. Ce Dire n'est pas l'expression de la Pensée, mais c'est elle-même, c'est sa marche et son chant. »2
Alors je le redis, cette Schwingung liée à la polysémie intrinsèque de toute parole vivante n’est pas réservée à une langue plutôt qu’à une autre, pour la raison qu’il s’agit de la vibration de l’Être même. Dans les Beiträge, c’est à une pensée renouvelée de l’espace-temps que Heidegger associe la Schwingung, et l’on va bientôt voir comme la conception de Heidegger est à l’antipode de celle de Spinoza concernant ce que ce dernier désigne dans L’Éthique comme l’æquilibrio « l’équilibre ».
« Proximité et lointain, vide et abondance d'offre, élan et hésitation <je souligne, on verra comment Spinoza assimile très sommairement cette vibration propre à l’élan et l’hésitation au dilemme et à l’aporie de l’âne de Buridan !> – toutes ces déterminations, il n'est pas permis de les concevoir à partir du cadre spatio-temporel des représentations traditionnelles du temps et de l'espace ; tout au contraire : c'est en elles que se trouve, encore sous le voile, la pleine essence de l'espace-et-temps. »3
Repenser autrement l’espace et le temps, explique encore Heidegger, n’est envisageable qu’à la condition de repenser le lieu qu’y occupe l’être humain lui-même (Heidegger parle d’« ex-centrication de être humain qui le fasse bouger jusqu’à être le là » – ce dont on ne peut nier que Spinoza l’aura tenté et en partie réussi dans L’Éthique –), mais sans en repasser par la case de la mathesis universalis, dans laquelle hélas était inexpugnablement encagé Spinoza (Wolfson montre bien par exemple ce que la conception du temps chez Spinoza doit à Plotin, aux scolastiques, à Descartes, selon quoi « le temps n’est qu’une portion de la durée définie par le mouvement »4), ce qui permet de comprendre la rage spinozienne contre la Schwingung du Texte juif.
« Le plus sûr », continue ainsi Heidegger dans les Beiträge, « serait apparemment de simplement abandonner le domaine des représentations reçues de l'espace et du temps, ainsi que sa version conceptuelle, et de recommencer à neuf. Mais ce n'est pas possible, vu qu'il ne s'agit en aucune façon d'un simple remaniement de la représentation et de la direction dans laquelle elle s'engage ; il s'agit au contraire d'une complète ex-centrication <eine Ver-rückung> de l'être humain, qui le fasse bouger jusqu'à être le là. Questionner et penser, il faut assurément qu'ils soient à la mesure du commencement; mais il faut justement pour cela qu'ils permettent la transition. »5
Enfin, Heidegger permet de comprendre comment la conception mathématique de l’espace et du temps, celle classiquement aristotélicienne à sa source, dont ne s’émancipe nullement Spinoza mais de laquelle en revanche ne participe nullement la Bible et la pensée juive, repose sur la substantia, la substance telle que la scolastique chrétienne l’a interprétée à partir de l’ousia aristotélicienne.
« Il est nécessaire d'interpréter Aristote, Physique Delta à propos de topos et chronos – et naturellement en tenant compte de la position fondamentale qui est celle de toute la Physique.
Là ne peut que se montrer comment, chez Aristote, n'est encore nullement atteint le stade de la représentation d'un ‘‘cadre’’; ce qui d'ailleurs aurait été impossible, vu que cette représentation présuppose l'émergence du ‘‘mathématique’’ au sens des Temps nouveaux. Cette émergence, à son tour, ne devient possible – c'est-à-dire la façon de comprendre l'espace et le temps qui lui correspondent – qu'à partir du moment où son sol, à savoir l'expérience grecque de l'étantité, est perdu et a été remplacé tout à trac par l'interprétation chrétienne de l'étantité, non sans que soit gardés par ailleurs les ‘‘acquis’’ aristotéliciens. Que l'ousia soit dépouillée de sa puissance et qu'émerge la substantia, voilà ce qui s'est préparé de longue date. »6
Je ne sais pas s’il y a une autre pensée que la juive qui ait autant prospéré, avec tant de raffinement, de subtilité et de profondeur, durant des millénaires sur l’inédite et insubstantielle ouverture de l’Être que dispense la Schwingung, sans se laisser influencer ni par les autres grandes pensées dont elle était contemporaine (la philosophie grecque principalement), ni par les tentatives de la museler et de la brider au moyen d’interprétations extrinsèques comme celles de l’Évangile ou de toutes les traductions de la Bible depuis la Septante, lesquelles traductions sont autant d’aveux d’impuissance à jouir de la Schwingung initiale du Texte à quoi les Juifs pieux seuls sont séculairement fidèles, et sans se soumettre bien entendu aux interprétations scolastiques, musulmanes et judéo-philosophiques (Maïmonide inclus), dont la logique, les représentations et le mode argumentatif reposent sur des catégories aristotéliciennes qu’ignore la Torah, texte tout entier tramé par la schwingung quintessentielle de sa langue native, l’hébreu biblique.
Voici donc selon moi les données du problème :
Spinoza n’a pas eu d’autre choix que de s’initier à la grande pensée grecque et à toute la scolastique qui en est nourrie par le tamis d’une langue qui n’y a aucun rapport – et quand on connaît les analyses de Heidgeger sur l’écrasement de la subtilité grecque par le bulldozer des traductions latines (alèthéia devenue veritas), on imagine ce qui pouvait en rester après être passé par l’hébreu médiéval, c’est-à-dire un hébreu biblique expurgé de toute Schwingung, un hébreu ad usum metaphysici, désamorcé de toute ambiguïté et ambivalence, un hébreu cloué sur la page aristotélisée comme un papillon dans une collection d’entomologie, « telle que l’ambre gardant la mouche pour ne rien savoir de son vol » disait Lacan…
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