Séance (vidéo ou audio) complète (avec les commentaires improvisés) :
Voici ce qu’expliquait Jorge Luis Borges, passionné de Kabbale, dans un texte paru dans Les Temps Modernes en 1955, cité par Joël Askénazi dans son éditon de l’Abrégé de grammaire hébraïque de Spinoza (Vrin) :
« Les Kabbalistes juifs ont pensé que le texte étant absolu, la part du hasard dans sa composition pouvait être évaluée à zéro. Partant de cette idée prodigieuse d’un livre impénétrable à la contingence, d’un livre qui est un engrenage de desseins infinis, ils ont été conduits à pratiquer dans l’Écriture des permutations de mots, à additionner la valeur numérique des lettres, à tenir compte de leur forme, à observer les minuscules et les majuscules, à rechercher des acrostiches et des anagrammes, et à d’autres subtilités exégétiques dont il est aisé de se moquer. Leur justification est que rien ne peut être contingent dans l’œuvre d’une intelligence infinie. »
La dernière fois j’ai évoqué brièvement la guématria, cette modalité d’interprétation assez courante parmi certains kabbalistes, qui consiste à associer certains mots entre eux en se fondant sur leur équivalence numérique.
Dérivé du mot geometria, ce mode d’interprétation n’est point une invention juive ; il existait en Grèce, en Assyrie et à Babylone, et ne correspond qu’à l’une des 32 règles de l’herméneutique juive, consistant à attribuer une valeur numérique à chaque lettre d’un mot et à les additionner pour lui faire correspondre un autre mot dont la valeur guématrique est identique.
Je me suis un peu emmêlé les pinceaux (je dois dire que je ne suis pas friand de calculs, pour des raisons de fond qu’on va examiner aujourd’hui) et j’ai oublié de vous donner la conclusion de l’équivalence du mot eh’ad, « un », avec le nombre 13.
Les choix qui président aux calculs des kabbalistes sont à la fois traditionnels et arbitraires. On décide ici d’additionner les lettres, là de les multiplier, ailleurs d’inverser l’équivalence numérique sous la forme d’un tête-bêche qui se nomme en hébreu èth bèch (aleph associé à tav, bèth à chin), etc.
Je vous ai donné comme exemple la répétition du mot éhié dans l’épisode du Buisson ardent, qui s’écrit aleph, hé, yod hé et dont la valeur en guématria est 21 (1 + 5 + 10 + 5), que l’on multiplie par lui-même pour obtenir 441, soit la valeur numérique du mot émeth « vérité » : aleph + mèm + tav = 1 + 40 + 400 .
Ou encore, on associe la guématria de eh’ad qui est 13 (1+ 8 + 4), aux 13 attributs (midoth) de Dieu déduits du verset de l’Exode 34, 6 où Dieu descendu dans une nuée proclame à nouveau (et différemment) son nom à Moïse, et ajoute :
« L’Éternel, Dieu miséricordieux et compatissant, lent à la colère, riche en bonté et en fidélité, qui conserve son amour jusqu’à mille générations, qui pardonne l’iniquité, la rébellion et le péché… »
C’est aussi le nombre de Jacob et des 12 tribus : aleph = 1 = Jacob ; h’eth = 8 = fils de Léah et de Rachel et daleth = 4 = fils de Bilha et de Zilpa.
Et du coup 13 est le nombre des copies du Pentateuque que Moïse rédigea avant de mourir, un pour chacune des 12 tribus et un à l’attention des Lévites pour être déposé dans l’Arche sainte avec les secondes Tables de la Loi intactes et les débris des premières tables brisées.
Enfin le nombre 13 correspond aux règles d’interprétation traditionnelles de Rabbi Ychmaël, normes admises de l’herméneutique juive :
La première règle se nomme Qal vah’omer , « léger et consistant » (h’omer désigne dans la Bible le ciment, l’argile ou le mortier, par exemple lors de la construction de la tour de Babel). Elle consiste à inférer de la mineure à la majeure, selon la logique de l’a fortiori.
Exemple, tiré du Talmud en H’oulin 60a :
« Rabbi 'Hanina bar Papa explique : lorsque D. a ordonné aux arbres d'apparaître suivant des espèces distinctes, les herbes en ont déduit un Qal Va'homer en ce qui les concerne: si Dieu a demandé aux arbres, qui ne poussent pas dans un inséparable mélange, de conserver des espèces distinctes, à plus forte raison les herbes qui poussent complètement mélangées, doivent en faire de même. Aussitôt, elles ont apparues chacune suivant son espèce. »
La deuxième règle intitulée Guézéra Chava, « même sentence », raisonne par analogie sémantique.
Par exemple le Talmud (Chabbath 108a) demande : d’où sait-on que la circoncision doit-être appliquée à l’endroit du prépuce du garçon ? Réponse par une déduction selon le principe de la guézéra chava : On le déduit de la présence du mot ‘orlato (son « obstruction ») à la fois en Genèse 17, 14 – où il est indiqué que « tout mâle qui n’aura pas été circoncis à ‘‘son ‘orla’’ (‘orlato) de sa chair» et en Lévitique 19, 23 – concernant l’arbre fruitier de moins de trois ans dont le fruit ne doit pas être cueilli : « Quand vous serez entrés dans la Terre promise et y aurez planté quelque arbre fruitier, vous en considérerez le fruit comme son excroissance ‘orlato (ou « son obstruction ») : trois années durant, ce sera pour vous autant d’excroissances, il n’en sera point mangé.» – il en est déduit que le premier ‘orlato se situe à l’endroit de l’anatomie du mâle qui « produit un fruit » : « De même que le verset plus loin parle de quelque chose qui produit un fruit, de même aussi ici le verset relatif à la circoncision parle de quelque chose qui produit un fruit. »
Et il en est ainsi des 11 autres règles qui forment non pas tant une grille de lecture qu’une modalité de pensée. Ces 13 règles sont répétées quotidiennement sous la forme d’une prière matinale quasiment mnémotechnique dont les premiers mots sont « Rabbi Ychmaël dit : La Torah s’interprète (nidrach : est expliquée) selon 13 mesures (midoth) … »
Bien entendu, ces règles sont parfaitement arbitraires, et d’ailleurs d’autres listes de règles co-existent avec cette liste-là, telle la liste des règles de Rabbi Aquiba, ou celle des 32 règles de Rabbi Éliézer, etc.
Le principe de base sur lequel reposent tous ces principes est que la Torah est un texte parfait issu de la pensée divine, conçu et composé avant la création du monde, avant l’apparition de l’homme et de la pensée humaine, conformément à la formule traditionelle : « La Torah ne parle pas le langage des hommes » (lo dibéra Tora kélichon béné adam). Cela signifie dès lors que le Texte seul est apte non pas tant à éclairer ses mystères qu’à exploiter ses propres trouées.
Car, d’une certaine manière, tout est trou dans le Texte, au sens où rien n’y est si résolument clair et figé qu’il n’y aurait plus jamais besoin de s’y référer, que ce soit pour la conduite humaine ou pour la spéculation.
C’est la raison pour laquelle il y a une doublure du texte qui accompagne la Torah et formule des décisions après de longues et souvent mystérieuses polémiques, que l’on appelle la halakhah, la législation (littéralement: le “cheminement”), et qui a besoin de sa propre doublure (le Choulkhan Aroukh) pour clarifier le labyrinthe des décrets pris par les dizaines de décisionnaires au cours des siècles.
Par ailleurs la formule inverse est aussi légitime, qui dit que « La Torah parle le langage des hommes » et par conséquent que tout ce que les hommes ont besoin de comprendre et d’apprendre se trouve enclos au sein du Texte qu’il « suffit » de questionner.
Cet arbitraire n’est donc jamais nié ni déploré par le judaïsme, au contraire il est revendiqué comme tel, pour la raison que toute norme est toujours arbitraire, y compris les normes logico-scientifiques qui nous paraissent les plus naturellement universelles – par simple déshabitude de penser hors de sentiers battus.
Heidegger le souligne dans les Beiträge1 :
« Dans l'horizon habituel de visée, celui de la ‘‘logique’’ et du mode de pensée dominant, la projection de la fondamentation de vérité reste quelque chose de purement arbitraire <reine Willkür (Will, le vouloir et Kür le choix>; ici donc seulement s'ouvre le chemin d'un interminable questionnement régressif, justifié uniquement en apparence, celui qui s'interroge sur la vérité de la vérité de la vérité, etc. Ici l'on traite la vérité comme objet de calcul et de décompte, et l'on pose comme étalon de mesure l'exigence d'intelligibilité de la fabrication où s'affaire l'entendement journalier. Or c'est précisément ici que l'arbitraire apparaît au grand jour. L'exigence en question n'a en effet aucune nécessité, vu que lui manque l'urgence : son droit apparent, elle se le déduit de l'absence d'urgence propre à tout ce qui s'entend de soi-même – à supposer même qu'elle soit encore en état de s'intéresser à des questions de légitimité en ce qui la concerne, étant donné que ce genre de questions sont ce qui intéresse le moins tout ce qui va de soi.
Et qu'est-ce qui va plus de soi que la ‘‘logique’’! »
Cela nous amène à considérer le rapport problématique entre le judaïsme et le calcul logique :
« Le calcul », précise Heidegger toujours dans les Beiträge zur Philosophie, « est entendu ici comme statut fondamental suivant lequel on se comporte, et nullement comme la simple réflexion – sinon même l'astuce – qui caractérise un type d'action isolée appartenant par ailleurs à la manière humaine de s'y prendre. »
Article NOMBRES du Dictionnaire Encyclopédique du Judaïsme :
« La Bible attachait un sens mystique aux nombres. Ainsi les Juifs ne devaient pas être comptés directement. Afin de faire le recensement de la population, on demandait à tous les adultes de déposer une pièce de monnaie d’un demi-chéquel, après quoi les pièces étaient comptées. Quand David compta son peuple directement (2 S 24), la peste frappa le pays, faisant périr soixante-dix mille personnes.
Aujourd’hui encore, un Juif pieux ne compte pas les hommes pour un mynian (quorum de prière) mais récite un verset contenant dix mots pour calculer si le qorum est réuni. »
Il y a dans le judaïsme une méfiance prononcée associée au calcul, à la malignité intrinsèque du nombre. Négativité essentielle que réaffirme le Talmud (Baba Metsi’a 42a) lorsque par exemple il conseille de prier avant de compter, et non l’inverse:
«Nos rabbis ont enseigné: Celui qui s’apprête à mesurer sa moisson doit dire: “Puisses-tu, Éternel notre Dieu, accorder Ta bénédiction à l’œuvre de nos mains”. En commençant à compter on doit dire: “Béni soit Celui qui accorde Sa bénédiction à ce grenier”. Prier après avoir mesuré son grain, c’est faire une prière vaine, car il n’y a pas de bénédiction sur ce qui est pesé, ni sur ce qui est mesuré, ni sur ce qui est compté; ne fait l’objet d’une bénédiction que ce qui est à l’abri du regard, car L’Éternel ordonnera à la bénédiction d’être avec toi dans tes greniers (Deu. 28: 8). <jeu de mots entre Assamim, “greniers”, et Sama, “caché”>»
(À suivre)
P.375 de la traduction française, p.328 du texte allemand