Commençons par un nombre qui résume apparemment toute la Torah, qui est le nombre 613. La pluralité pratique se déploie dans le judaïsme à travers l’obligation – concrètement inobservable en son exhaustivité – de respecter les 613 « commandements » (mitsvoth) de la Torah, lesquels se divisent traditionnellement en 248 positifs – devoirs à accomplir –, et 365 négatifs – interdictions à respecter.
Malgré les efforts de Maïmonide, dans son Sefer Ha-Mitsvoth – comput argumenté et référencé des prescriptions –, de systématiser la Loi en en produisant une taxinomie rationnelle, le nombre symbolique 613 ne provient nullement d’un décompte détaillé des injonctions du Texte. C’est ici l’occasion de reprendre le mot d’esprit de Joseph Jabez, théologien espagnol du XVème siècle, rebelle à toute tentative d’aristotéliser le judaïsme : « Voici l’enseignement de notre maître Moïse (i.e. Maïmonide), mais pas de Moïse notre maître.»
D’une part parce que la nature exacte de beaucoup d’énoncés est indécidablement ambiguë, de l’autre parce qu’une bonne partie est obsolète, comme tout ce qui a trait au service du Temple. Mais surtout parce que l’application stricte d’un commandement, isolé de son arborescence scripturaire, donc de son rutilant potentiel d’interprétations, contrevient à la nature profondément questionnante du judaïsme.
À l’origine, le nombre 613 éclot d’un jeu symbolique constitué, selon le Talmud1, par la guématria du mot « Torah », תּוֹרָה soit 611, à laquelle s’ajoutent les deux premiers commandements du Décalogue, qui se distinguent de tous les autres en ce que Dieu les profère à la première personne (Exode 20, 2 et 3) : « Je suis l’Éternel, ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de servitude. » et « Tu n’auras pas d’autres dieux devant ma face. »
Soumis à l’ondulation exégétique, au même titre que n’importe quel autre fragment du Texte, ces 613 commandements auxquels un Juif doit idéalement se soumettre ont été dégagés de tout rigorisme par le Talmud. En effet, dans le traité Makkoth, Rabbi Simlaï contrecarre une éventuelle tentation d’absolutisme dogmatique par une évaporation successive des 613 commandements, d’abord réduits à onze par David, puis à six par Isaïe, puis à trois par Michée, puis à deux à nouveau par Isaïe (« Isaïe revint sur ces commandements et les réduisit à deux : il est dit en effet : “ Ainsi parle l’Éternel : Observez ce qui est droit, et pratiquez la charité (Is. 56, 1) ” »), jusqu’à Amos enfin qui condensa les 613 commandements en un seul : « “ Ainsi parle l’Éternel à la maison d’Israël : Cherchez-moi, et vous vivrez ! ”»2
Ce beau commandement qui enrobe et subsume tous les autres est l’injonction herméneutique en soi : le verbe « chercher », darach, désigne précisément le travail de l’interprétation d’où est tiré le mot midrach.
L’arithmétique n’est ainsi qu’un prétexte à la palpitation du symbole. Vouée au Texte, la pensée juive ne plonge pas ses racines dans l’ordonnancement occidental fondé sur la valorisation de l’étant et sa soumission à la numération, laquelle, sous l’apparence d’un étagement stable et solide, dévore insatiablement ses propres enfantements.
Nietzsche l’avait pressenti. Dans un fragment posthume :
« Aussi longtemps que nous calculons nous ne jouissons pas. »3
Et dans La Volonté de puissance :
« Rendre le monde calculable, exprimer en formules tout ce qui s’y passe, est-ce vraiment le “concevoir” ? Qu’aurait-on saisi de la musique, une fois que l’on aurait calculé tout ce qui est calculable en elle et tout ce qui peut être abrégé en formules? »
Dans Qu’est-ce que la Métaphysique ? (1929) Heidegger évoque cette « essence dévorante du caclul »4, den verzehrenden Charakter der Rechnung <verzehren, « manger, consommer » et « consumer, absorber, dévorer, ronger…», « dévorer » comme dans l’expression : sich vor Sorge verzehren, « être dévoré d’inquiétude »>:
« Cette utilisation consommante de l’étant trahit le caractère dévorant du calcul. Ce n’est que parce que le nombre peut s’accroître à l’infini, et ceci indistinctement en direction du grand et du petit, que l’essence dévorante du calcul peut se dissimuler derrière les produits de celui-ci et prêter à la pensée calculante l’apparence de la productivité, alors qu’en réalité, déjà dans son intention, et non seulement dans ses résultats ultérieurs, elle ne fait valoir tout étant que sous la forme de l’additionnable et du comestible. »
Or elle n’a aucune prise sur la prolifération textuelle dont se nourrit et s’abreuve depuis tant de siècles la pensée juive.
Pourquoi ?
Parce que le nombre, dans la pensée juive, n’est que l’ombre5 du nom6. Il vaut éventuellement comme sas accessoire entre deux mots ou deux versets ; c’est un tremplin pour l’interprétation, jamais un argument décisif7. Le seul fondement du calcul consiste à ouvrir à la lettre une modalité mineure d’exploitation herméneutique supplémentaire. Le rapport du judaïsme à l’arithmétique s’est condensé dans la guématria, laquelle ne s’est déployée qu’assez tardivement, étant d’abord requise « comme preuve complémentaire et procédé mnémotechnique », indique Scholem. Même dans ses circonvolutions cabalistiques ultérieures, peu de trouvailles essentielles en sont issues. Il faut évidemment placer à part quelques merveilleuses exceptions comme, au XIIIè s., Abraham Aboulafia, qui comparait sa « sagesse des combinaisons » (Hokhmath ha-Tseruf) à une pratique musicale aboutissant à l’extase mystique davantage qu’à une logique formelle. Scholem le cite dans Les grands courants de la mystique juive :
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