Séance (vidéo ou audio) complète, avec explications et commentaires improvisés (non reproduits ici) :
‘Olam ha-ba (le monde à venir, le monde divin, le monde d’en-haut), c’est le monde en train de se déployer vers celui depuis lequel l’homme tâche de le penser, ‘olam ha-zei (le monde d’en-bas, le monde humain, ce monde-ci), les deux mondes étant reliés comme le sein nourricier et l’enfant qui le tète, suscitant son influence en même temps qu'il s'en sustente.
La conception juive des relations entre le monde d’en haut et le monde d’en bas ne saurait être comparée à la théologie de l’incarnation.
Non seulement le Dieu juif ne se fait pas être de chair et de sang, mais il demeure entre Dieu et l’homme un abîme infranchissable y compris en pensée. Cet abîme parle à la pensée humaine la plus haute – natan tehom qolo dit le prophète חֲבַקּ֖וּק H’avaqouq, « l’abîme donne sa voix »1.
Il est loisible à l’homme de l’écouter, de le méditer, mais non de le sonder, de le connaître. Car pour parler à l’abîme, il faut s’y abîmer ; dit autrement : seul l’abîme est en mesure de parler à l’abîme. « L’abîme à l’abîme crie à la voix de tes cataractes. » énonce le psaume 42, 72 :
Entre autres caractéristiques, cela se traduit par ce fait que la profération divine n’est jamais intégralement audible par des oreilles humaines.
Cela, pour au moins deux raisons.
D’une part parce que cette profération préside à la Création du monde, laquelle est un processus de nomination antérieurement à toute existence humaine.
Il est intéressant de constater que ce que les Chrétiens ont retenu comme étant un « fiat lux » (subjonctif du verbe facere, « faire », et qui deviendra le « fiat », le « Oui » de la Vierge Marie accueillant l’Annonciation) était avant tout un dixitque lux, soit, en version originale, vayomer elohim yehy or vayehy or, ou le même mot yehy désigne l’énonciation et la performation.
D’autre part, dans le judaïsme le dialogue entre le divin et l’humain est pris dans une complexe dialectique qui engage le Silence, la Voix, la Parole et l’Écoute. La Voix ne se réduit pas à la Parole. Ainsi le Zohar ne manque-t-il pas de distinguer la Voix audible et la Voix inaudible, et même à un certain niveau deux types de voix audibles et deux types de voix inaudibles, comme l’indique Mopsik dans son étude Pensée, Voix et Parole dans le Zohar3 que j’ai déjà citée et que je vais reciter bientôt.
Ainsi, lorsque Rachi commente le verset de Nombres 7, 89 :
« Or quand Moïse entrait dans la Tente d’Assignation, pour qu’Il lui parlât ; il entendait la Voix lui parlant de dessus le propitiatoire qui couvrait l’arche du statut, entre les deux chérubins et elle s’adressait à lui. »
"IL ENTENDAIT LA VOIX LUI PARLANT. Midaber = mitdaber (Hithpaël <forme réfléchie : « se parler », le Targoum écrit bien demitmaleil>). Par respect envers Dieu on emploie cette expression. La Voix parle, pour ainsi dire, à elle-même, et Moïse entend ce monologue. »
Medaber kmo mitdaber kevodo chel ma’aléh lomer ken medaber beyno lebeyn etsmo
D’une certaine manière, Dieu se parle perpétuellement à lui-même, inaudiblement et incompréhensiblement pour une oreille humaine et un entendement humains.
Scholem l’explique clairement dans son opuscule Le Nom de Dieu et la théorie kabbalistique du langage4:
« Le processus de l’émanation peut être également représenté comme un processus mettant en œuvre le langage : la pensée intime se transforme en une voix encore entièrement celée, silencieuse, et celle-ci, de laquelle naît toute langue, devient un son encore inarticulé. C’est seulement lorsque ce son se déploie plus avant que naît en lui l’articulation de la parole et du discours, qui forme le stade ultime de l’auto-révélation de Dieu. »
Ce motif de la voix silencieuse et de la voix articulée est symbolisé, explique encore Scholem, par le shofar :
« Les sons originaires inarticulés qui sont émis le jour du Nouvel An par la corne de bélier, le shofar, contiennent en puissance toutes les expressions du langage, la voix de la Création en général. Selon les kabbalistes plus tardifs la voix du shofar renferme toutes les prières de l’année à venir. »
Je vous avais déjà lu rapidement un passage de l’étude de Charles Mopsik intitulée « Pensée, voix et parole dans le Zohar »5 . Je vous la relis maintenant car elle développe ce que Scholem vient de nous expliquer :
« La première sefira est appelée Couronne (Keter), elle est le principe ineffable, totalement caché, qui prend aussi le nom de ‘‘néant’’ (ayin), tellement elle est insaisissable. D'elle procède, pour une raison inconnue, la Sagesse (la sefira Hokhmah), qui est l'origine véritable du monde divin et de toute la création. Elle est appelée souvent du nom de ‘‘Pensée’’ ou de ‘‘début de la Pensée’’, par analogie avec la pensée humaine qui existe avant sa manifestation sous la forme d'une parole, d'une écriture ou d'un acte. Ensuite vient le Discernement (la sefira Binah), qui représente un pas supplémentaire dans le processus d'expression théophanique: c'est à partir d'elle que quelque chose de la manifestation de la divinité commence à devenir intelligible. Elle est appelée aussi ‘‘Esprit’’ (rouah’) ou ‘‘Voix inaudible’’, parce que le contenu de ce qui se manifeste par elle demeure encore hors de portée de l'intelligence ou des sens. D'elle procèdent les trois sefirot suivantes sous la forme d'un agrégat appelé ‘‘Voix audible’’. Celui-ci, à l'instar du souffle humain qui porte la voix, recèle humidité (la Bonté ou sefira Hessed), chaleur (la Puissance ou sefira Guevourah), et souffle (la Beauté ou sefira Tiferet). En dernier lieu, et pour en arriver à la dernière et dixième sefira, la manifestation du principe ineffable s'achève par l'apparition de la Parole, nom sous lequel est désignée la Royauté ou sefira Malkhout. »
Cela, c’est ce qui se passe au seul niveau divin, sefirotique, de Dieu se parlant à lui-même en quelque sorte, tel que l’exprime Rachi.
Mais il y a un autre niveau, lui même pris dans une double dialectique, celle du dialogue entre l’humain et le divin.
« Ce n’est que dans le parler à l’état pur qu’est possible un silence digne de ce nom », énonçait Heidegger dans Être et Temps, ce qui peut se retourner, concernant le Dieu de la Bible en : « Ce n’est que dans un silence à l’état pur qu’est possible un parler digne de ce nom. »
Ce que confirme ailleurs dans SuZ Heidegger lui-même lorsqu’il énonce : « L’appel parle sur le mode étrange du silence. »
La part audible de la voix inaudible de Dieu se parlant à lui-même n’est autre que l’ensemble de la Création. Scholem rapporte un énoncé qu’il a trouvé dans un commentaire des Psaumes datant de 1500, selon quoi « la nature est l’ombre du nom de Dieu ».
Dans la pensée juive, pour commencer, il n’y a pas une mais deux Créations : La première, indiquée en Ge. 1, 1 à Ge. 1,4, décrit la création de la lumière, du jour (distinct de la lumière donc), de la nuit, du ciel, de la terre sèche, des mers et de la végétation, puis des corps célestes et des créatures de la mer, du ciel et de la terre. Enfin advient la création de l’homme et de la femme, et Dieu se repose le septième jour.
À noter au passage que l’invention du Repos est en soi un événement de pensée à quoi le judaïsme a consacré des milliers de commentaires.
Puis émerge un second récit de la Création, très distinct du premier, par conséquent une autre Création se donne à lire et méditer, ce qui est d’emblée le signe que le Texte prévaut sur la « réalité » du monde. C’est en Gen. 2, 4-24 où – je cite le résumé du Dictionnaire encyclopédique du judaïsme à l’article « Création » :
« Le sol desséché est humecté par un flot souterrain, un homme est formé à partir de la terre et mené à la vie par un souffle divin, une femme est créée à partir d’une côte de l’homme et ils sont tous deux placés dans le jardin d’Éden (« pour le cultiver et pour le garder »). »
Et comme l’indique le D.E.J. :
« Les deux traditions épiques diffèrent de nombreuses façons : 1. L’usage des noms de Dieu ; 2. l’ordre des plantes, des animaux et de l’espèce humaine dans le récit de la Création ; 3. La manière dont l’homme et la femme sont formés et 4. le propos de leur existence. »
En effet, en Genèse 1, 26 à 28 il est écrit:
« Puis Dieu dit : Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre. Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu, il créa l’homme et la femme. Dieu les bénit, et Dieu leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l’assujettissez ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre. »
Tandis qu’en Genèse 2, verset 7, 15 et 22, il est écrit :
« L’Éternel Dieu forma l’homme de la poussière de la terre, il souffla dans ses narines un souffle de vie et l’homme devint un être vivant. » ; « L’Éternel Dieu prit l’homme, et le plaça dans le jardin d’Éden pour le cultiver et pour le garder. » « L’Éternel Dieu forma une femme de la côte qu’il avait prise de l’homme, et il l’amena vers l’homme. »
Ajoutez à cela que la Création ne porte pas un seul nom mais au moins trois, tirés de trois verbes qui apparaissent dans la Genèse : la Beryah (d’après le verbe bara dans le premier verset de la Genèse) ; l’Assya (d’après le verbe ‘assa qui apparaît aux verset 7 (« Dieu fit l’étendue… »), et 16 (« Dieu fit les deux grands luminaires… » etc. ; et la Yestirah (du verbe yatsar), utilisé pour dire que Dieu a « formé, façonné » l’homme à partir de la poussière en Gen. 2, 7…
La Kabbale pour sa part, en l’acronyme ABYA, entrelace quatre mots qui correspondent à quatre modalités de l’aventure du monde, dont les subtiles acceptions ne sont que très approximativement rendues en français : Atsilout (« Émanation »), Béria (« Création »), Yetsira (« Formation ») et Assiya (« Fabrication »).
La Création n’en est donc pas une au sens propre du creatio latin. Le mot de « Création » ne peut être, pour la pensée juive, qu’indicatif. Le processus clôturé désigné par le creatio latin (qui vient du verbe creo : « créer, engendrer, procréer, produire » ) est aussi impropre que le mot « Genèse » pour qualifier ce vers quoi font signe les premiers versets de la Torah.
La Création au sens usuel est une profération à perpétuité. Dieu s’exprime inlassablement par la voix de la Nature. Chaque plante est une phrase de Dieu. Chaque animal, chaque paysage, l’air, l’eau, et même les hommes qui s’y rapportent.
Qu’est-ce qu’un homme en rapport avec la nature ? C’est n’importe quel homme de n’importe quelle société traditionnelle, un Bororo du Mato Grosso par exemple – je parlerai bientôt du merveilleux cas singulier des Pirahãs qui ont fait imploser toutes les théories de Chomsky sur le langage –, dont on conçoit bien comme il diffère d’un fermier américain gestionnaire d’une usine de mille vaches, et comme l’écoute et le dialogue avec la Nature chez l’un n’est en rien comparable à l’hystérisation industrielle de l’autre, alors qu’elle l’était encore il y a deux siècles entre un paysan normand et un pasteur peul, par exemple.
Dans un beau passage du Voyage avec un âne dans les Cévennes6, Stevenson évoque un « appel inaudible » de la Nature, à propos d’une nuit passée à la belle étoile parmi les pins dans le haut Gévaudan :
« Sous un toit, la nuit est une période morte, monotone, mais en plein air, elle passe légèrement, avec ses étoiles, ses rosées et ses parfums, et les heures sont marquées par les changements dans le visage de la Nature. Ce qui paraît être une mort momentanée pour ceux qu’étouffent murs et rideaux, n’est qu’un léger sommeil vivant pour qui dort à la belle étoile. Toute la nuit durant, il entend la Nature respirer librement et profondément. Même quand elle est au repos, elle se retourne et sourit, et il est une heure exaltante inconnue de ceux qui vivent sous un toit, lorsqu’une influence ennemie du sommeil se répand sur l’hémisphère endormi, et que toutes les créatures sont debout. C’est alors que le coq chante pour la première fois, non pour annoncer l’aurore, mais comme un joyeux veilleur qui presse le cours de la nuit. Les troupeaux s’éveillent dans les prés, les moutons rompent leur jeûne sur les coteaux humides de rosée, et gagnent un nouveau pâturage parmi les fougères, et les hommes vagabonds, qui se sont couchés avec les oiseaux, ouvrent leurs yeux ensommeillés et contemplent la beauté de la nuit.
Par quel appel inaudible, par quelle caresse de la Nature tous ces dormeurs sont-ils ainsi à la même heure réveillés à la vie? Tombe-t-il des étoiles une telle influence, ou partageons-nous quelque frisson de notre mère la terre, sous nos corps au repos? Même les bergers et les vieux paysans, qui connaissent le mieux ces secrets, ignorent tout des moyens ou du but de cette résurrection nocturne. C’est vers 2 heures du matin que la chose a lieu, selon eux; ils n’en savent pas davantage, et ne cherchent pas plus loin. »
En voie d’être détruite, souillée, saccagée, ravagée par les sourdes et aveugles activités de la Marchandise, la Nature est l’écho audible d’un murmure inaudible qui n’a lieu qu’en Dieu – et ne négligeons pas le fait que l’écriture en soi est un murmure inaudible – ce que Mallarmé dans Quant au Livre nomme un « solitaire tacite concert ».
De cela découlent au moins deux conséquences. D’une part la Création n’a lieu qu’en Dieu, en dehors de toute substantialisation. D’autre part, ce que Dieu se profère à lui-même ne peut être sinon entendu en tout cas « écouté » que par la pensée, c’est-à-dire par l’étude du Texte.
Les deux choses sont évidemment liées.
(À suivre)
Habakuk 3, 10 : « Elles t’ont vu, les montagnes, elles se convulsent ! La trombe d’eau passe, l’abîme donne de la voix ; de ses mains l’altitude le porte. » (Chouraqui)
« L’abîme appelle un autre abîme au fracas de tes cascades, toutes tes vagues et tous tes flots passent sur moi. » (Segond)
Parue en 1996 dans la Revue de l’histoire des religions https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1996_num_213_4_1197
Éditions Allia, p.92
Chemins de la cabale, vingt-cinq études sur la mystique juive, Charles Mopsik (Éditions de l'Éclat), p.231
Pléiade p.165-166