On trouve dans le Zohar1 une splendide distinction entre la prière classique, à voix haute, et la « prière sans voix ».
« Qui fait entendre sa voix pendant la prière, sa prière n'est pas entendue. Pour quelle raison ? Parce que la prière n'est pas la Voix qui se fait entendre car la Voix qui se fait entendre n'est pas la Prière. »
La prière, continue le Zohar, trouve sa source dans une autre voix, une voix silencieuse, dont seule la discrétion se fait entendre. Le verset biblique qui sert à justifier cette assertion est la prière silencieuse de Hannah, dans le Livre de Samuel2. Le Zohar fait la part entre deux manières possibles, en hébreu, d’écrire le mot qol, « voix » – avec ou sans le vav prononcé o entre le qouf et le lamed.
Par exemple, dans le verset « la voix se fit entendre… », en Genèse 45, 163, pour dire « le bruit s’était répandu » à la cour de Pharaon…, le mot qol est sans vav qui est une lettre dite « défective ». Le mot qol, « voix », s’écrit alors avec la voyelle longue h’olam, prononcée o et signalée par un point à gauche au-dessus de la consonne qu’elle rend audible ; mais cette vocalisation est accessoire, au point de ne pas apparaître dans les rouleaux de la Torah.
Le mot qol peut ainsi aussi bien s’entendre qal, se chargeant d’une signification corollaire mais un peu différente de celle de la « voix » : qal, c’est ce qui est « léger » (comme l’haleine qui s’exhale des lèvres bavardes), « rapide », voire « frivole ». Alors qu’à propos de la prière silencieuse de Hannah devant le prêtre Élie, le vav est inscrit sous la forme d’un ‘holam vav (prononcé o), il y a donc une lettre en plus, laquelle témoigne pour le silence !
« C'est la prière qu'exauce le Saint béni soit-il », continue le Zohar, « quand elle est faite avec ferveur et concentration, avec une exactitude (tiqouna de même racine que tiqoun) appropriée, et dans le but de réaliser l’Union de son Maître convenablement chaque jour. »
Il y a donc bien une relation essentielle entre l’inscription dissociée de sa sonorité (le vav), l’inaudible (le silence de la prière de Hannah) et l’entente (la prière exaucée), qui est symbolisée par les deux inscriptions possibles du mot « voix », qol.
Sans vav, le mot qol est synonyme de brouhaha ou de rumeur, comme si la trouée dans le mot créée par l’éclipse du vav avait offert une chambre d’écho au bavardage. Avec un vav, le mot s’applique à la prière silencieuse, la plus parlante parce que la plus cachée puisqu’elle est prise par Élie pour le balbutiement d’un ivrogne.
C’est une des raisons pour laquelle il est dit dans le Sefer haBaïr4 < « Livre de la Clarté », 12ème siècle, deuxième grand traité de la mystique juive après le Sefer Yetsira>) que yech h’okhmah guedola ba-ozen :
« L'oreille est dotée d'une grande sagesse. »
Martin Buber raconte dans un de ses Récits hassidiques que le verset d’Exode 19, 9 : « Je viens à toi dans une nuée épaisse, afin que le peuple entende quand je te parlerai » était interprété ainsi par Rabbi H’anokh d’Alexander (1798-1870) : « C’est que le sens de la vue oblitère celui de l’oreille. Mais quand une nuée opaque obscurcit la vue, tout devient ouïe. » (Buber, Récits, 728)
C’est aussi ainsi qu’on peut comprendre plusieurs versets de la Bible qui ont trait à l’ouïe et à la voix. Par exemple le verset de Deutéronome 32, 1, qui introduit le Cantique de Moïse avant de mourir :
« Cieux ! Prêtez l’oreille, et je parlerai ; Terre ! écoute les paroles de ma bouche. »
La Nature est le discours audible de Dieu aux hommes. Ce discours attend une réponse (qui est d’abord une écoute) dont il puisse témoigner en retour. Les bienfaits de la Nature, explique ainsi Rachi en commentaire de ce verset de Deutéronome5, témoignent littéralement pour ou contre l’homme, selon qu’il les mérite ou pas.
Autre illustration : Un midrash explique la raison pour laquelle Moïse, prophète à la vertu inégalée, fut pourtant puni par Dieu et ne put accompagner les enfants d’Israël en Terre promise, comme il est indiqué en Nombres 20, 12 :
« Alors l’Éternel dit à Moïse et à Aaron : Parce que vous n’avez pas cru en moi, pour me sanctifier aux yeux des enfants d’Israël, vous ne ferez point entrer cette assemblée dans le pays que je lui donne. »
La raison de cet énigmatique châtiment vient de ce que lorsque, quelques versets auparavant, Dieu ordonna à Moïse de faire jaillir miraculeusement les eaux du rocher de Meriba pour désaltérer les Hébreux dans le désert, Moïse frappa le rocher de son bâton, et les eaux en avaient jailli. « Puis Moïse leva la main et frappa deux fois le rocher avec sa verge. Il sortit de l’eau en abondance. L’assemblée but, et le bétail aussi. » (Nombres 20, 11). Agissant ainsi, il avait écouté, mais il n’avait pas entendu l’ordre que Dieu lui avait donné auparavant qui était de « parler » au rocher, et non de le frapper !
« L’Éternel parla à Moïse, et dit: Prends la verge, et convoque l’assemblée, toi et ton frère Aaron. Vous parlerez en leur présence au rocher, et il donnera ses eaux ; tu feras sortir pour eux de l’eau du rocher, et tu abreuveras l’assemblée et leur bétail. » (Nombres 20, 8).
Le Ramban met cet épisode en rapport avec le passage où Josué, à Sichem, juste avant de mourir aussi, renouvelle l’alliance d’Israël avec Dieu en recopiant la Torah de Dieu, puis prenant une grande pierre comme témoin, déclare6 :
« Puis il dit à tout le peuple : ‘‘La pierre que voici servira de témoin contre nous, car elle a entendu toutes les paroles que l’Éternel nous a dites. Elle servira de témoin contre vous afin que vous ne reniiez pas votre Dieu.’’ »
Il ne faut pas oublier que l’un des noms de Dieu est le Rocher, tsour, comme il est répété dans le Cantique de David après sa victoire sur Saül, en II Samuel 22, 3 :
« Dieu est mon rocher, où je trouve un abri, Mon bouclier et la force qui me sauve, Ma haute retraite et mon refuge. Ô mon Sauveur ! tu me garantis de la violence. »
Mais ce qui m’intéresse ici, c’est la question du silence et de l’écoute. Le discours audible se double d’un discours inaudible, qui est comme son écho de silence que seule la pensée peut écouter en l’interrogeant. D’où l’étrange formulation du Psaume 62, 12 :
« Dieu a parlé une fois, deux fois j’ai entendu ceci : car la force est à Dieu. »
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