Un autre passage du Zohar1 traite de l’éclipse du vav dans un mot et des conséquences spirituelles que cela comporte, non plus concernant la voix, mais, cette fois-ci, la vue. Il s’agit du mot traduit au début de la Genèse par « luminaires » méorot.
En Genèse 1, 14 : «Dieu dit: Qu'il y ait des luminaires.»
Or le mot meorot est écrit sans vav. Le Zohar interprète cette défection du vav (le vav est une lettre dite « défective ») « parce qu'une place a été donnée à l'Autre côté pour qu'il s'impose. Et la lumière de la Lune a été couverte telle une noix dont la coquille recouvre le noyau de tous côtés et la coquille se consolide à l'extérieur et le Prépuce sur l'Alliance. Pour cette raison la lumière de l'en-haut s'est obscurcie. »
On voit ici que l’absence du vav crée à nouveau une place à prendre au sein du mot « luminaires », une trouée de la luminosité qui est dès lors occupée naturellement par l’obscurité, associée non pas tant à ce qu’on nomme dans la théologie chrétienne le Mal, qu’à ce que le Zohar qualifie d’Autre Côté…
Je ne développe pas cette question de la présence et de l’absence signifiée au cœur de l’alphabet, j’en ai assez traité concernant le plein et le vide lors de la seconde séance du Séminaire. Je cite juste un passage du Talmud qui compare la prophétie à la manne, substance comestible du questionnement. « Le prophète révélait à Israël tout ce qui était caché dans les trous et les fissures ; la manne faisait exactement la même chose. » Yoma, 75a.
Il faut dire quelques mots concernant concernant cet « Autre côté » (סטרא אחרא sitra ah’ara dans l’araméen du Zohar), lié à la sefirah Guevourah, au débordement de la colère divine lorsqu’elle n’est plus tempérée, contrebalancée par la Miséricorde que représente la sefirah H’essed, et à l’existence en Dieu même d’une dimension de ténèbre.
C’est là l’une des plus audacieuses et profondes avancées de la mystique juive, qui considère le mal comme un des attributs de Dieu lui-même, une « hypertrophie de sa colère » explique Scholem2. Le Séfer ha-Bahir3, le plus ancien des traités kabbalistiques, revient à diverses reprises sur l’idée que le Mal participe, avec le Bien, à l’élaboration du monde. Le Mal est associé à la main gauche de Dieu et à la sefira Guevourah, soit l’attribut de la « Rigueur ». Citant Isaïe : « Le formateur de la lumière, le créateur de la ténèbre, le faiseur de paix, le créateur du mal <boré ra’>, moi IHVH-Adonaï, l’auteur de tout cela ! »4, le Bahir en déduit que le Tohu et le Bohu initiaux se partagent le Mal (immiscé dans le Tohu) et la Paix (infuse dans le Bohu).
Dans la Lettre sur l’humanisme, Heidegger note l’appartenance du Mal à l’essence de l’Être, le dépouillant ainsi de toute connotation morale, ce qui est précisément un des traits de la conception juive du Mal.
« L'essence du malfaisant », écrit Heidegger, « ne consiste pas dans la pure malice de l'agir humain, elle repose dans la malignité de la fureur. L'un et l'autre, l'indemne et la fureur, ne peuvent toutefois déployer leur essence dans l'Être qu'en tant que l'Être lui-même est le lieu du combat. »5
Mais c’est encore dans son minutieux et captivant Schelling6 que Heidegger s’approche le plus de la pensée juive – à son insu –, en suivant mot à mot le condisciple de Hölderlin et de Hegel dont il ne manque pas de remarquer ce que son audace doit à deux mystiques auxquels la Kabbale n’était certainement pas inconnue : Maître Eckhart et Jakob Boehme7.
Continuez votre lecture avec un essai gratuit de 7 jours
Abonnez-vous à Stéphane Zagdanski pour continuer à lire ce post et obtenir 7 jours d'accès gratuit aux archives complètes des posts.