« Les premières paroles de l’Écriture », disait Simha Bounam de Pjizha, « il faut les entendre comme suit: “Au commencement de la création par Dieu du ciel et de la terre.” Parce que de nos jours encore, le monde demeure à l’état de création. »1
Que le monde demeure en état de création ne signifie pas que sa patente imperfection requière son fignolage, ni que l’hypothétique nuit des temps d’où il surgit n’en serait encore qu’au crépuscule de son matin, selon un abyssal calendrier divin incommensurable aux computations humaines.
Cela indique plutôt que le monde se résout en l’impulsion même de sa survenue ; qu’il n’est pas destiné à se clôturer, et encore moins à s’achever, mais à se laisser-aller sans fin.
Le mot qui signifie le monde dans la Bible, tévèl2, vient de la même racine que le verbe associé au jubilée¸ soit yaval, « passer ». Certains commentateurs modernes, se référant à la notion d’écoulement de l’eau, ont trouvé pertinent de rabattre tévèl sur la terre irriguée, c’est-à-dire appropriée par l’homme. Nul utilitarisme de cette sorte dans la pensée juive. Tévèl, c’est le monde non pas en tant qu’il est mais qu’il va, soit la pure mouvementation – pour employer une qualification de l’Ereignis qu’affectionne Gérard Guest, et qu’il associe d’ailleurs aussi à la Gelassenheit3 –, la dispensation que n’anime aucune dynamique, l’échappée sans motif, le laisser-aller, la plus passive des mobilités, celle par exemple de l’agneau qu’on mène à l’abattoir4 ou de l’homme qu’on conduit au tombeau5.
Le monde ne bénéficie d’aucune stabilité intrinsèque ; s’il est ferme et ne chancelle pas, selon l’expression du psaume XCIII, s’il « s’érige sans tituber » comme le traduit Chouraqui, cela ne tient qu’à la majesté dont Dieu est « drapé »6. Et du deuxième verset du psaume CIV : « Drapé de lumière comme d’un manteau, il tend les cieux comme une tenture », le Zohar en déduit que la Création ressortit à une gestuelle de drapier, à une dynamique d’enveloppement et de dissimulation, un peu comme un rire sous le manteau (« il introduisit une lumière dans une lumière », dit le texte7), vieille expression conforme à l’étymologie de mantellum qui signifie, chez Plaute, un « voile ».
Créant les cieux, le Créateur s’enveloppe lui-même de son châle de prière nommé, dit encore le Zohar, « lumière de son manteau », « lumière primordiale dont le Saint béni soit-Il s’est vêtu ».
Associée dès l’Exode à sa propre dissimulation dans la colonne nuageuse qui guide les Hébreux au sortir de l’Égypte, la gloire divine est moins considérée par la pensée juive en sa révélation, au sens apocalyptique, que conçue comme l’atour, la parure dont s’enrobe le Verbe afin de ne pas dévaster la fragile condition humaine qui ne saurait l’envisager « face à face » sans protection.
Rabbi Bahya ben Acher de Saragosse, kabbaliste du XIIIème siècle, interprétant le verset d'Exode 20, 21 : «Le peuple se tint à distance, tandis que Moïse s'avança vers le nuage, là où était Dieu.» :
« Le mot nuage ('arafel) mentionné dans les Écrits bibliques signifie, d'après l'interprétation constante des commentateurs, "obscurité", comme par exemple : "Nuages et sombres nuées alentour" (Psaumes 97:2) <Chouraqui : « La nuée, le brouillard autour de lui ; la justice, le jugement à l’assise de son trône ! »>. La raison en est que la Gloire se cache et se dérobe même aux anges officiants, c'est ce qui est écrit : "Il place autour de lui l'obscurité pour tente, eaux ténébreuses, épais nuages" (Psaumes 18:12). Mais il convient d'expliquer que le "nuage" est une lumière éclatante et radieuse, le mot 'arafel veut dire "épanchement" ('érouy) de "l'obscurité" (afel), à savoir : l'obscurité en est éjectée et lui fait défaut. »
« La Parole de Dieu, » écrivait Rabbi Éléazar de Worms au XIIème siècle, « est comme un feu blanc revêtu d’un nuage noir et ténébreux… C’est ainsi qu’elle s’est manifestée dans un nuage qui enveloppait la gloire. » Les mystiques juifs de Rhénanie, dont Éléazar de Worms était au Moyen Âge le principal guide, avaient d’ailleurs pour coutume de se draper eux-mêmes dans de singuliers habits correspondant au nuage qui dérobe les divers noms divins, afin de mieux appréhender le feu luminescent du Verbe celé au cœur des cumulus8.
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