À la fin de l’été, paraîtra sous le titre général HEIDEGGER ET L’EXTERMINATION le recueil complet des 9 premières séances du Séminaire, avec en annexe près de 200 pages d’études inédites. Il sera bientôt proposé en précommande.
En attendant, il est possible de se procurer chaque volume séparément. Cette semaine, chaque jour, un extrait inédit de chaque volume paru vous sera envoyé par email.
Le mot Gestiondésigne l’action de « gérer ». Le Dictionnaire étymologique de Jacqueline Picoche enseigne que la gestion a affaire avec le mot « geste », du latin gerere, gestus « porter sur soi », et au sens figuré : « prendre sur soi, se charger volontairement de », d’où « exécuter, faire ». En grammaire, le gérondif (gerundivus) est ainsi le « mode de l’action à accomplir ». Gesta (participe passé neutre pluriel substantivé) est synonyme de acta : « actions » (d’où la « chanson de geste », c’est-à-dire le récit des actions, la geste des Francs, les faits et gestes...).
La Gestion rompt en quelque sorte avec le cogito de Descartes ; au « Je pense donc je suis » correspond le « Je gère donc j’agis ». Le « belligérant » n’est pas le stratège ni le soldat, il est littéralement celui qui « gère » donc qui porte et fabrique la guerre : bellum gerere. Ce n’est pas un hasard si on retrouve aujourd’hui, d’abord perroquetté dans toutes les entreprises puis passé au langage commun, la très laide expression « je gère », au sens de « je me débrouille ».
La gestion n’est pas seulement calcul ni computation, elle est une charge (gestatio : « action de porter les enfants » ; charge à tous les sens du mot en français : ce qui pèse et que l’on porte ; ce qui cause de l’embarras – « être à charge » ; ce qui accuse ; et ce qui attaque : charge de cavalerie) et une attitude, une gestuelle qui correspond à cette charge, et qui l’exécute : gestio, -onis : « action de gérer », « exécution ».
La gestion n’est pas cosa mentale (comme on verra que l’est leglobe), elle est geste (au féminin) donc action. Or dans cette geste quelque chose répugne à la pensée : gestire, c’est « être transporté d’émotion », « faire des gestes violents », ce qui donnera « gesticuler ».
Il suffit, pour se faire une idée de ce que la gesticulation gestionnaire représente, de songer à l’atterrant spectacle des surexcités de Wall Street ou de n’importe quelle autre place boursière.
Cette répugnance à penser de la Gestionest d’ailleurs aussi une des caractéristiques de la globalisation, ce que Legendre enseigne depuis déjà longtemps :
« L’ordre rationaliste à l’occidentale ridiculise les anciens styles et promeut un univers de déracinés. Il parle libre marché du travail et parie sur l’idéal standard d’un travail nomade, précaire, dans un monde industriel apatride. La Globalisation conduite par l’Occident effaceur des identités ressemble à une fuite en avant, instinctive, dénuée de pensée [je souligne]. »
Une autre acception intéressante de la Gestion – qui a partie liée avec le Global –, déployée à partir de la racine gerere est celle du « tas », de la « masse ». Congerere, c’est « entasser », d’où les congères, les amas de neige portée par le vent. Digerere, « porter çà et là, répartir » des masses. C’est encore, toujours selon Jacqueline Picoche, « répartir méthodiquement, classer ».
Il est important de souligner d’emblée que classer n’est pas penser : un ordinateur sait parfaitement répartir méthodiquement les données, il n’en pense pas pour autant. Penser n’est pas gérer : ni classer, ni classifier, ni répartir, ni calculer, ni amender, ni compiler, ni hiérarchiser…
Penser, essentiellement, c’est bondir.
Nietzsche y fait allusion au moins à deux endroits. Dans La philosophie à l’époque tragique des Grecs:
« Ce qui rend /à la philosophie/ son pas ailé, c’est une force étrange, illogique : l’imagination [eine fremde, unlogische Macht, die Phantasie]. Portée par elle, la philosophie progresse par bonds [springt es weiter], de possibilité en possibilité qu’elle prend un moment pour des certitudes. Ici et là, elle saisit même au vol quelques certitudes ; un pressentiment génial les lui indique et elle devine de loin qu’à tel endroit se trouvent des certitudes démontrables. Mais la force de l’imagination est particulièrement puissante quand il s’agit de saisir en un éclair et de mettre en lumière des analogies. La réflexion apporte par après ses critères et ses stéréotypes, et cherche à substituer des équivalences aux analogies et des liens de causalité à ce qui a été perçu comme juxtaposé. »
Et dans une lettre à Erwin Rhode du 9 décembre 1868, à propos de ses travaux sur Démocrite :
« Sur ce terrain je n’ai pas manqué de chance et je finis par croire que pour faire avancer des travaux de ce genre une certaine astuce philologique (« ein gewisser philologischer Witz »), une comparaison par bonds successifs (« eine sprunghafte Vergleichung Versteckter Analogien ») entre réalités secrètement analogues et l’aptitude à poser des questions paradoxales sont bien plus utiles que la rigueur méthodique, laquelle ne s’impose que partout où le travail de l’esprit est pour l’essentiel achevé. »
On trouve une intuition comparable chez Heidegger dans les Carnets noirs de 1938-1939 :
« Vu que pour la plupart tout ce qui n’est pas historiquement attestable, tout ce qui ne saute pas aux yeux et ne peut être ni palpé ni flairé ne peut pas non plus être abordé par la pensée, l’histoire de la pensée reste un dialogue et un échange entre les penseurs qui échappent à l’opinion publique et à la sphère habituelle de la représentation parce que ressortissant à l’histoire de l’estre lui-même. On peut fort bien avoir toutes les qualités requises pour apprendre et connaître, se lancer dans des tas de comparaisons et de computations, rien de tout cela n’est susceptible de remplacer l’essentiel (les sauts audacieux d’une pensée qui explore [die Wagnisse der erdenkenden Sprünge], forte du savoir de leur intime coappartenance). »
Cela a d’autant plus d’importance que, comme illustration d’un classement méthodique associé au mot « di-gestion » entendu comme répartition méthodique des masses çà et là, Jacqueline Picoche propose les digesta, œuvres réparties en chapitres, « en particulier les Pandectes de Justinien ».
C’est là que les choses deviennent passionnantes….
Lectures d'été, 1er épisode
Lectures d'été, 1er épisode
Lectures d'été, 1er épisode
Bonjour à tous,
À la fin de l’été, paraîtra sous le titre général HEIDEGGER ET L’EXTERMINATION le recueil complet des 9 premières séances du Séminaire, avec en annexe près de 200 pages d’études inédites. Il sera bientôt proposé en précommande.
En attendant, il est possible de se procurer chaque volume séparément. Cette semaine, chaque jour, un extrait inédit de chaque volume paru vous sera envoyé par email.
Premier volume, L’indigestion du Monde.
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À suivre…