Le deuxième volume de la série la GGG compare la pensée juive à la pensée gestionnaire occidentale, critiquée dans le premier volume. Y est décortiqué un passage précis du Talmud de Babylone, longuement introduit et commenté, afin de montrer en quoi la pensée juive échappe aux déterminations métaphysiques issues de la philosophie aristotélicienne et platonicienne.
En voici un nouvel extrait inédit:
L’origine de la Torah, « parole du Dieu vivant », est donc immatérielle – elle préexistait à la Création du Monde –, invisible et inaudible, et cette invisibilité et cette inaudibilité originelles perdurent au cœur même du texte écrit, dissimulées comme la neige dans l’eau de la rivière, ou, pour emprunter une image comparable à celle de Job chez Heidegger, comme la source devenue fleuve se dissimule dans la mer :
« Étalée, la richesse qui est la source elle-même, l’est là où le fleuve qui a jailli d’elle et qu’elle presse encore de partout, s’est lui-même étalé, élargi, en sorte que désormais, large comme la mer et prêt à son accueil, il n’a plus qu’à se jeter en elle. Le fleuve ‘‘est’’ la source, si bien que c’est la source elle-même qui, après s’être jetée dans la mer, se cache en elle. »
La Torah écrite, celle que Dieu a dictée à Moïse, est d’ores et déjà la répétition, la doublure d’une Torah purement spirituelle, écrite en un alphabet mystique de vingt-deux lettres, invisibles et imprononçables – lui-même doublure de l’alphabet hébraïque concret –, avec lesquelles, dit le Zohar, deux mille ans avant la Genèse, Dieu jouait, et par le truchement duquel il a créé le monde.
Les Docteurs du Talmud ont parfaitement conscience de cette source jubilatoire de leur Torah comme de cette origine textuelle du monde et de la Création.
Première remarque : si les Pandectes s’attachent à faire tenir le monde dans un texte méthodiquement di-géré en chapitres, les Rabbins savent que le monde, dans sa proliférante variété, est lui-même mystiquement issu d’un Texte qu’ils ont non pas la charge – la gestion – mais la joie d’interpréter. Cette jubilation du divin avec l’alphabet, non seulement les rabbins du Talmud en ont conscience, mais ils en sont les héritiers. C’est de cette joie de l’interprétation, de ce jeu avec les lettres et les mots que provient le fameux humour juif. L’art du Witz est né dans le Talmud.
Ainsi le rapport entre les deux Torah, l’écrite, reçue par Moïse au Sinaï, et l’orale, constituée de tous les commentaires rabbiniques et kabbalistiques, est selon le Zohar un véritable rapport de désir et d’union érotique – dont tout le monde sait qu’en hébreu biblique elle s’énonce sur le mode de la connaissance (« Adam connut Ève sa femme… »).
«‘‘Qu’il me baise des baisers de sa bouche car tes caresses sont meilleures que le vin’’ (Cantique 1:2). La Torah orale s’exprime à l’adresse de la Torah écrite parce qu’elle aspire aux baisers de la Torah écrite, à sa douceur, afin qu’elles s’unissent l’une à l’autre par ces baisers. Alors elle entre en controverse avec ses jeunes suivantes [soient les Docteurs de la Michna qui commentent et discutent la «Torah orale», et dont les perpétuelles controverses interprétatives sont assimilées à la confection d’ornements pour la fiancée] pour qu’elles se parent avec elle, pour que toutes soient ornées face à la Torah écrite. […] L’une dit ‘‘ce bijou en or dans ce vêtement-ci est inconvenant, que ce bijou soit sur celui-là’’, et l’autre dit ‘‘il convient et il sied qu’ils s’affichent l’un avec l’autre’’ [à l’image des controverses talmudiques]. Et tout cela est l’agencement et l’ornement de la jeune Épouse. De plus, pendant qu’Elle met des garnitures et que le débat se poursuit lors de l’ornementation, Elle grandit grâce à elles en vitalité, en magnificence, en couleurs et en proportions. »
Leur propre réjouissance intellectuelle, à ces Juifs aux « interprétations insensées » (dixit Justinien) que sont les Docteurs du Talmud et du Zohar, palpable à la simple lecture, participe de la joie divine de la manipulation des lettres de la Torah. Ils ne commentent pas un texte figé par une tradition, même s’il en respectent la lettre minutieusement et scrupuleusement – ce qui leur a été assez reproché par le Christ : « la lettre tue, l’esprit vivifie » : ils soufflent perpétuellement sur cette braise, inextinguible comme leur jouissance même, cette braise du Texte que Rachi a qualifié de « feu noir sur feu blanc ». Au point que même les trouées du Texte, les blancs entre les mots et les lignes, sont source de significations, sachant qu’il n’y a pas de ponctuation ni de chiffres ni de chapitrage quelconques dans la Bible hébraïque telle qu’elle se présente sur les rouleaux de la Torah dans les synagogues.
L’enroulement de la Torah est en soi un signe de ce rapport innovant au Tout de la Loi, au sens où le Texte en se déroulant, dévoilant sa portion hebdomadaire, se réenroule ailleurs, préservant sa braise pour une lecture renouvelée.
Il n’y a pas de vision globale possible du Texte, même si les Docteurs connaissaient le Texte mot-à-mot et lettre à lettre par cœur, ce qui n’est pas du tout comparable à concevoir globalement ni même totalement un texte – on le comprendra en examinant la notion de Globe.
Lectures d'été, 2ème épisode
Lectures d'été, 2ème épisode
Lectures d'été, 2ème épisode
Bonjour à tous,
Le deuxième volume de la série la GGG compare la pensée juive à la pensée gestionnaire occidentale, critiquée dans le premier volume. Y est décortiqué un passage précis du Talmud de Babylone, longuement introduit et commenté, afin de montrer en quoi la pensée juive échappe aux déterminations métaphysiques issues de la philosophie aristotélicienne et platonicienne.
En voici un nouvel extrait inédit:
Se procurer le volume papier.
À suivre…