Le 4ème volume de la série la GGG commence la longue analyse psychologique et philosophique des raisons pour lesquelles Heidegger, dans les Cahiers noirs, en est venu à envisager dans les années 40, lorsqu’il n’était plus possible de douter de la persécution et de l’extermination en cours des Juifs d’Allemagne et d’Europe, une “auto-annihilation” des “Juifs”, confusément assimilés par lui à la Métaphysique platonicienne, au christianisme et au nazisme… On constate d’abord la colère dans laquelle le met la décadence spirituelle de l’Allemagne nazie et du “peuple des penseurs et des poètes”, fiction intellectuelle à quoi il veut longtemps croire, contrairement à Hölderlin et Nietzsche, bien plus lucides sur la question des Allemands…
Extrait inédit:
Revenons au mot Sprachgeist, que Heidegger applique à la langue grecque parente de l’allemande. Pourquoi y insister ? Parce que mon intuition est que c’est ce mot, précisément, qui lui masque la profonde criminalité, la vulgarité, la médiocrité du mouvement nazi – alors qu’il les voit ! –, sous prétexte que c’est un mouvement allemand.
Ce que Heidegger a cru déceler comme « possible grandeur » de ce « principe barbare », il n’a pu l’imaginer que parce que ce mouvement était allemand, c’est-à-dire s’exprimait en allemand, c’est-à-dire participait, par le truchement du Sprachgeist, de l’essence gréco-allemande de la philosophie.
« Le national-socialisme est un principe barbare. Voilà ce qui lui est essentiel et constitue sa possible grandeur. Le péril n’est pas lui-même, mais bien qu’il soit bagatellisé en prêchi-prêcha du Vrai, du Beau et du Bien (le soir après l’école). Et que ceux qui veulent fabriquer sa philosophie ne trouvent rien d’autre à y mettre que la ‘‘logique’’ de la pensée commune et des sciences exactes, au lieu de se rendre compte qu’aujourd’hui c’est justement la ‘‘logique’’ qui se trouve à nouveau dans l’urgence, et entre du même coup dans la nécessité d’une nouvelle naissance. »
C’est une bourde qui nous semble aujourd’hui ridiculement puérile ! Jamais il ne serait venu à l’idée de Baudelaire – protégé en cela par sa conception du génie – que le peuple français participait d’une manière ou d’une autre à la gloire de la langue française ! C’est bon pour le général Aupick, ce type de niaiserie, ou pour le général de Gaulle si vous préférez, pas pour Baudelaire.
Alors que Heidegger, même après sa déception, reste persuadé qu’il existe un lien organique, mystique, spirituel, entre le peuple allemand et la philosophie allemande. Voici ce qu’il écrit dans une des ultimes notes du carnet III :
« Être au service du peuple. Il faut qu’il y ait toujours ce petit nombre de gens qui savent et sont à même de savoir par exemple ce qui s’est passé dans l’œuvre de Kant et, pour cette raison, va arriver dans l’avenir. Ces gens-là doivent rester inapparents ; il suffit que leur soit laissée la possibilité de léguer à leur tour cet héritage – ils ne doivent pas laisser s’élever un tapage autour d’eux. Ils portent – comme s’il ne pouvait pas en être autrement – comme le soubassement rocheux de l’existence du peuple. »
Que trouve-t-on quand on cherche un peu ce que renferme la notion de Sprachgeist. Le mot est tardif. On le trouve chez Leibniz, associé au « Genie der Sprache » et au « Genius der Sprache » et à l’idée de la langue comme « un miroir de la compréhension ».
« Le contexte philosophique du tournant du XVIIIème au XIXème siècle en Allemagne » écrit Gerda Hassler dans une étude très intéressante intitulée « Le Génie de la langue et le Geist der Sprache »[3], « met en évidence un changement profond du concept de Sprachgeist qui l’éloigne du génie de la langue : il ne s’agit plus d’une énumération des propriétés d’une langue, mais de l’esprit de la langue entière, souvent décrit par des métaphores naturalistes. »
En l’occurrence, on l’a vu chez Heidegger, une image chimique, ou pharmaceutique. On voit là en réalité une fausse ligne de fracture entre Nietzsche et Heidegger, celui-ci usant du mot Sprachgeist, un terme de la philologie du début du XXème siècle, là où Nietzsche, dans une lettre à Erwin Rhode du 7 décembre 1872, évoque sans ambiguïté le « französiche Sprachgenius ».
Disons-le sans ambage, le Sprachgeist autant que le « génie de la langue » sont des conneries ! Ça n’existe pas, ça n’a jamais existé. Comme si Mozart était redevable au « génie » de la gamme chromatique, ou Picasso au « traité des couleurs » de Goethe ! « Quand je n’ai pas de bleu, je mets du rouge », voilà le vrai génie ! Voilà la pensée par bonds !
Ce ne sont pas les écrivains qui dépendent d’un fantasmatique « génie de la langue » française, c’est la langue française au contraire qui est redevable à Baudelaire, à Villon, à Rimbaud, à Mallarmé, à Proust, à Céline…, à tous ces grands génies ininterrompus depuis le Roman de la Rose et le Roman de Renart jusqu’à nos jours.
Il faut à ce propos méditer la magnifique lettre de Proust à Mme Straus du 6 novembre 1908 sur « les chaînes du dogme grammatical » :
« Cette idée qu’il y a une langue française, existant en dehors des écrivains, et qu’on protège, est inouïe. Chaque écrivain est obligé de se faire sa langue [je souligne], comme chaque violoniste est obligé de se faire son ‘‘son’’. Et entre le son de tel violoniste médiocre, et le son (pour la même note [je souligne]) de Thibaut, il y a un infiniment petit, qui est un monde ! Je ne veux pas dire que j’aime les écrivains originaux qui écrivent mal. Je préfère – et c’est peut-être une faiblesse – ceux qui écrivent bien [on notera l’ironie délicieusement teintée d’humour juif de Proust, à qui l’on a tant reproché de « mal » écrire !] Mais ils ne commencent à écrire bien qu’à condition d’être originaux, de faire eux-mêmes leur langue. La correction, la perfection du style existe, mais au-delà de l’originalité, après avoir traversé les fautes, non en deçà. La correction en deçà, ‘‘émotion discrète’’ ‘‘bonhomie souriante’’ ‘‘année abominable entre toutes’’ cela n’existe pas. La seule manière de défendre la langue, c’est de l’attaquer, mais oui Madame Straus ! Parce que son unité n’est faite que de contraires neutralisés [je souligne], d’une immobilité apparente qui cache une vie vertigineuse et perpétuelle. »
Voilà, Martin, comment les grands Français pensent lorsqu’ils pensent ! Et voilà comment un Allemand – surtout s’il est philosophe –, est incapable de penser !
Lectures d'été, 4ème épisode
Lectures d'été, 4ème épisode
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Bonjour à tous,
Le 4ème volume de la série la GGG commence la longue analyse psychologique et philosophique des raisons pour lesquelles Heidegger, dans les Cahiers noirs, en est venu à envisager dans les années 40, lorsqu’il n’était plus possible de douter de la persécution et de l’extermination en cours des Juifs d’Allemagne et d’Europe, une “auto-annihilation” des “Juifs”, confusément assimilés par lui à la Métaphysique platonicienne, au christianisme et au nazisme… On constate d’abord la colère dans laquelle le met la décadence spirituelle de l’Allemagne nazie et du “peuple des penseurs et des poètes”, fiction intellectuelle à quoi il veut longtemps croire, contrairement à Hölderlin et Nietzsche, bien plus lucides sur la question des Allemands…
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À suivre…