Dans ce 5ème volume, il est longuement question des rapports agressifs de Heidegger avec le Christianisme dans les Cahiers noirs, de son étrange dédain pour la Littérature comme pensée, et de sa réduction aberrante de Pascal, dont il connaît mal la pensée, à un “pascalisme” (sic) qu’il envisage comme fusion métaphysique de la mathématique et de la foi.
Extrait inédit :
Ainsi Heidegger emploie à plusieurs reprises l’expression « Durch Pascal » traduite par « Avec Pascal » – ce qui est équivoque, laissant penser que Pascal a une quelconque part dans la récupération que font de lui les Chrétiens allemands –, mais qui littéralement énonce « à travers Pascal »…
Ainsi la dernière phrase du paragraphe conclut : « Durch Pascal, le christianisme se trouve bien acclimaté aux Temps nouveaux » Neuzeitfähig : littéralement, « apte aux Temps nouveaux », ce que Gérard Guest rend par « moderno-compatible »…
Plusieurs nuances de son paragraphe sur Pascal laissent clairement comprendre que Heidegger distingue peu ou prou le penseur de son exploitation et de sa récupération. J’écris « peu ou prou », car cela reste équivoque chez Heidegger qui, quelques lignes en amont, incrimine tout de même nettement Pascal :
« Que Pascal ait créé la forme foncière de la modernité virtuelle du christianisme culturel [je souligne ; c’est parfaitement faux, Pascal n’a rien créé de tel], ignorée des siècles durant et évincée par la Contre-Réforme des jésuites, tel est le principal ressort, le motif encore inaperçu de la récente découverte de son œuvre et de l’exploitation de son art de penser et de sa manière de croire [je souligne tant cela est comique : l’art de penser et la manière de croire de Pascal exploité par les chrétiens allemands !] pour la défense et illustration du christianisme à l’époque des Temps modernes, comme aussi bien de la persistance en eux des Églises catholique et protestante. »
En même temps, certaines autres lignes montrent que le reproche ne s’adresse pas à Pascal mais à sa falsification par le Chrétiens de son temps.
Ainsi, lorsqu’il précise :
« Ce réveil de l’apologétique pascalienne recourt au moins extérieurement [äußerlichzum mindesten, je souligne]aux outils conceptuels et aux locutions de cette pensée… »
Ou encore :
« Tout n’est de part en part que pastiche [Nachmachung : « copie, imitation, contrefaction »], mais avec une habileté qui est le fruit d’une habitude multiséculaire bien rodée… »
Ou encore :
« Dans la reprise historique du pascalisme, [in der historischen übernahme, la« prise de possession » historique du pascalisme ; Heidegger souligne le mot historischen]), la fin de non-recevoir depuis longtemps opposée à tout questionnement de l’ordre de la pensée cherche une couverture [je souligne] la mettant bien à l’abri derrière une forme suprême de défense spirituelle de la foi. »
Dans les mêmes pages, par conséquent, Heidegger incrimine Pascal et dédouane Pascal.
Plus bas, de même qu’il assimile « le sauvetage des temps nouveaux du christianisme culturel » et « la ‘‘lutte’’ engagée pour ‘‘surmonter’’ le ‘‘christianisme’’ » provenant « d’un nietzschéisme moitié compris, einem halbverstandenen Nietzscheanismus », on peut dire que c’est un pascalisme à moitié compris qui suscite chez lui l’interprétation moderne des « trois ordres » pascaliens.
Que sont les « trois ordres » ?
« La chair, l’esprit, la volonté » ; mais encore « l’esprit, la sagesse, la chair », l’ordre de la charité étant aussi nommé ordre de la sagesse par Pascal.
S’agit-il encore du même « ordre » ? Rien n’est moins sûr. D’autant que les trois ordres se réfèrent d’abord aux « trois concupiscences »…
On pourrait y consacrer des heures. Je me contenterai de vous renvoyer à l’intéressante étude consacrée aux trois ordres de Pascal, parue dans la Revue de Métaphysique et de Morale de janvier 1997, où Pierre Magnard explique ce dont la traduction des « Pascalischen Ordnungen » qu’avait eu sous les yeux Heidegger ne pouvait rendre compte :
« Jouant sur la polysémie du mot ‘‘ordre’’, Pascal montre que chaque ordre de réalité a son économie propre [je souligne], ce qui disqualifie les procédures de l’ordre inférieur qui voudraient s’appliquer à l’ordre supérieur : aucune ascension de l’un à l’autre n’est, dès lors, rationnellement envisageable ; l’intelligence fait, du même coup, l’épreuve de son impuissance à s’élever aux choses d’en haut. »
Rien n’est moins sûr non plus, donc, que la signification du mot « ordre » employé à de nombreuses reprises par Pascal – à commencer pour expliquer pourquoi il décide de penser « sans ordre » – soit bien rendue et comprise par Heidegger par la traduction des « Pascalschen ‘‘ordnungen’’ » qui selon lui assurent le « sauvetage» du cartésianisme par le christianisme (Rettung :action de sauver, d’assurer le salut, de réhabiliter), alors qu’ils sont en réalité, et par leur ambivalence même, plutôt une vigoureuse attaque du more geometrico cartésien…
Sans vouloir me livrer à une longue analyse de la question des « ordres » chez Pascal, qui exigerait bien davantage qu’une séance de quatre heures, je me contenterai en conclusion de citer quelques-unes des Pensées où le mot apparaît.
Je m’en remets à votre esprit de finesse pour comprendre qu’on est loin du domaine de l’ordnung.
Ainsi, dans la pensée qui succède dans la classification Brunschvicg à celle qui distingue esprit de géométrie et esprit de finesse : « Diverses sortes de sens droit ; les uns dans un certain ordre de choses, et non dans les autres ordres, où ils extravaguent. » ; « Ordre. Pourquoi prendrais-je plutôt à diviser ma morale en quatre qu’en six ?... » ; « Ordre. La nature a mis toutes les vérités chacune en soi-même ; notre art les renferme les unes dans les autres, mais cela n’est pas naturel : chacun tient sa place. » suivi juste après par : « Qu’on ne dise pas que je n’ai rien dit de nouveau : la disposition des matières est nouvelle ; quand on joue à la paume, c’est une même balle dont joue l’un et l’autre, mais l’un la place mieux. »
Cela me rappelle une pensée de Debord à propos du poker, où il explique dans une note tardive écrite pour Alice Debord, que le bluff n’est pas si essentiel au poker, parce qu’il y a de bons et de mauvais joueurs, et que certains seront toujours meilleurs que d’autres :
« La vérité ‘‘la plus vraie’’ du poker, c’est que certains joueurs sont essentiellement toujours meilleurs que d’autres, et c’est aussi la moins reconnue. »
Lectures d'été, 5ème épisode
Lectures d'été, 5ème épisode
Lectures d'été, 5ème épisode
Bonjour à tous,
Dans ce 5ème volume, il est longuement question des rapports agressifs de Heidegger avec le Christianisme dans les Cahiers noirs, de son étrange dédain pour la Littérature comme pensée, et de sa réduction aberrante de Pascal, dont il connaît mal la pensée, à un “pascalisme” (sic) qu’il envisage comme fusion métaphysique de la mathématique et de la foi.
Extrait inédit :
Se procurer le volume papier.
À suivre…