Dans ce volume 6, les passages antisémites des Cahiers noirs sont longuement et minutieusement décortiqués, afin de comprendre comment Heidegger en est venu à concevoir une “auto-annihilation” conjointe de la Métaphysique et de ce que lui concevait confusément comme “judaïsme mondial”.
Extrait inédit :
Heidegger est ainsi le seul à penser l’auto-annihilation du monde par le biais d’un suprême accomplissement de la technique : « ‘‘Technique’’ est le nom de la vérité de l’étant… » Il prévoit le « dernier acte » des événements, qui verra « la terre se plastiquer elle-même et l’humanité actuelle disparaître ». Cela ne serait pourtant « pas un malheur, mais la première purification de l’être de sa plus profonde défiguration par la prédominance de l’étant. »
C’est pousser l’Indestructibilité de l’Être à son comble, au point qu’il n’est plus besoin pour l’Être ni de l’homme, ni de la Terre, ni des Dieux, ni de rien. C’est absurde et colérique, car cela implique aussi que l’Être puisse se « purifier » de toute possibilité de le penser.
Mais lorsqu’il a devant les yeux l’extermination des Juifs, il leur applique une conception qui ne fonctionne plus du tout. Pourquoi ? Parce que la seule référence qui vient à Heidegger pour expliquer ce que rien dans sa pensée ne permet de comprendre – à savoir l’extermination du peuple de l’attente et de l’écoute qui a sa demeure à part, par le peuple des poètes et des penseurs dans la « langue de l’Être » ! – est une référence chrétienne, laquelle assimile le nazisme à l’antéchrist !
Spontanément, et parce qu’il est dépourvu de toute référence à la pensée du Dieu, Nom et Lieu invisibles, dont le monde a émané par l’énigmatique grâce de son retrait (cela s’appelle le Tsimtsoum et les Sefirot), Heidegger associe ceux qui ont déshonoré non pas tant l’antisémitisme, comme disait Bernanos, que la philosophie et la langue allemande (qui n’est pas pour rien la langue du Begriff et du Gestell) à l’adversaire le plus intime du Christ, c’est-à-dire aussi, selon la théologie chrétienne la plus traditionnelle, les Juifs !
Alors que dans Approche de Hölderlin, il dira bien comme l’Organisation et la Mise en ordre, autrement dit le Gestell, est « naturel » aux Allemands :
« Le naturel des Allemands, c’est au contraire la clarté de l’exposition. La force de conception, l’art du projet, échafauder et enclore, mettre en place cadres et cases, démembrer et remembrer, cela les emporte. Ce trait de nature des Allemands ne devient toutefois vraiment ce qu’ils ont en propre qu’à partir du moment où cette force de conception est livrée à l’épreuve de concevoir l’inconcevable et, face à ce que rien ne peut contenir, de garder elle-même une ‘‘contenance’’. Ce que les Allemands doivent d’abord rencontrer comme ce qui leur est étranger et dont ils ont à faire l’épreuve à l’étranger, c’est le feu du ciel. »
Heidegger commente ici un passage crucial de Hölderlin sur le « propre » et « l’étranger », qui dit tout sur l’abîme qui distingue la « clarté d’exposition » allemande du « feu du ciel » des Grecs. Il faut lire en parallèle de cette lettre fameuse de Hölderlin à Böhlendorff, les versets de la Bible juive sur « l’étranger résident parmi vous », c’est-à-dire sur l’étrangeté que l’on porte en soi et que l’on se doit de préserver et d’associer à sa propre pensée du divin.
« Vous traiterez l’étranger en séjour parmi vous comme un indigène du milieu de vous ; vous l’aimerez comme vous-mêmes, car vous avez été étrangers dans le pays d’Égypte. Je suis l’Éternel, votre Dieu. » Lévitique 29, 34
Et Hölderlin :
« Les Grecs excellent à partir d’Homère dans le don d’exposition, car cet homme extraordinaire avait assez d’âme pour ravir, au profit de son royaume apollinien, la sobriété junonienne de l’Occident, et s’approprier ainsi véritablement l’élément étranger. Chez nous c’est l’inverse. Voilà pourquoi il est si dangereux de déduire nos lois esthétiques de la seule et unique perfection grecque. […] Mais ce qui nous est propre, il faut l’apprendre tout comme ce qui nous est étranger. C’est en cela que les Grecs nous sont indispensables. Pourtant, c’est justement en ce qui nous est essentiel, nationel, que nous n’atteindrons jamais leur niveau, car, répétons-le, le plus difficile c’est le libre usage de ce qui nous est propre. »
C’est ainsi le « naturel allemand » comme langue du Gestell – « échafauder et enclore, mettre en place cadres et cases, démembrer et remembrer » –, qui s’est rué sur les inassimilables Juifs, voués à ce qui leur est le plus propre au souvenir de ce qui, en eux, fut le plus étranger.
À partir de là, la dialectique en cercle vicié de l’antagonisme peut se dérouler sur un mode mécanique, aucune contradiction, aucun grain de sable hébraïque ne risquant de venir entraver la bonne rotation des rouages du phrasé empreint de rhétorique chrétienne de Heidegger – car l’antéchrist, nul ne l’ignore, ce sont les Juifs, meurtriers du Christ…
« L’Anti-Christ doit comme tout anti- être issu du même fond d’aître (Wesen) que ce à l'encontre de quoi il est anti ; donc aussi [du même fond d’aître] que “le Christ“. Lequel est bien issu de la Judéité, aus der Judenschaft. »
Pourquoi Heidegger est-il incapable de penser à ce moment-là (ni d’ailleurs plus tard) la spécificité de l’extermination des Juifs ? Parce qu’il est incapable de penser la spécificité non métaphysique du judaïsme. J’ai déjà donné bien des signes de cette inaptitude extravagante de Heidegger à comprendre ou même à seulement envisager la spécificité du monde juif.
J’en donnerai une ultime, qui date aussi de l’immédiat après-guerre. C’est une note intitulée « Sur la doctrine des dieux », Zur Götterlehre dans les « Remarques IV »:
« Jéhovah [sic !] est ce dieu qui a prétendu [sic sic !] être le dieu élu (sic sic sic !] et ne plus souffrir d’autres dieux à ses côtés [sicsic sic sic : on retrouve l’idée nietzschéenne du Dieu juif comme « Oriental avide d’honneurs »]. Fort peu comprennent que même de cette façon et par là encore nécessairement ce dieu doit être compté [je souligne : rechnen, encorele calcul !]parmi les dieux [Heidegger ignore apparemment que le mot « Elohim » est un pluriel…] ; comment pourrait-il sinon se mettre à part ?
En est résulté le Dieu unique, der eine einzige Gott, en dehors duquel (praeter quem [je souligne ; Heidegger élabore tout cela en latin, sur un mode vulgairement indigne de son génie]) il n’y en a pas d’autres. Qu’est-ce qu’un dieu qui s’élève au-dessus des autres comme dieu élu ? [sic ! on dirait du Dieudonné…]. En tout cas il ne saurait être ‘‘le dieu’’ par excellence, à supposer que ce qui est visé par là puisse être divin. »
Ces lignes condensent le pire dont est capable la phraséologie non juive lorsqu’elle veut se mêler d’un Texte et d’une Pensée qui, à la lettre, ne la regardent pas.
Que cette non pensée – vraiment indigne du génie de Heidegger –, se soit associée comme naturellement à une entreprise inconsciente chez lui de substitution terme à terme du peuple allemand au peuple juif (« l’attente », « l’écoute », la « machinerie de mort », le « camp de concentration », et même le « dernier Dieu »), substitution dont le fond est le dogme catholique du verus israel, cela est presque de l’ordre de l’entourloupe du Nouveau Testament vis-à-vis de l’Ancien, cette « bouffonnerie philologique inouïe » que dénonce Nietzsche dans Aurore (« Je parle de la tentative d’escamoter aux Juifs sous leur nez l’Ancien Testament, en prétendant qu’il ne contient que des enseignements chrétiens et qu’il appartient aux chrétiens en tant que véritable peuple d’Israël. »).
La Judentum est donc qualifiée de « principe de destruction », « dans tout l’espace-de-temps de l’Occident chrétien », à savoir dans tout l’espace de temps d’une civilisation qui s’est persuadée que le peuple de la Judentum était celui des assassins de son dieu !
Une fois défigurée de la sorte par Heidegger – fidèle à deux millénaires de défiguration du judaïsme dans tout l’espace-de-temps de l’Occident chrétien –, la Judentum peut avantageusement (car cela évite d’avoir à s’atteler à penser ce qu’elle est) être associée à tout ce qui n’est pas elle – y compris ce qui la persécute et l’extermine : le calcul, la métaphysique, la volonté de puissance, la domination ravageuse de l’étant.
Lectures d'été, dernier épisode
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Bonjour à tous,
Dans ce volume 6, les passages antisémites des Cahiers noirs sont longuement et minutieusement décortiqués, afin de comprendre comment Heidegger en est venu à concevoir une “auto-annihilation” conjointe de la Métaphysique et de ce que lui concevait confusément comme “judaïsme mondial”.
Extrait inédit :
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Bonnes vacances et bon été à toutes et tous.
S. Z.