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Je reviens sur la notion ressassée par Hörl de Sinnverschiebung, « glissement de sens », qu’il emprunte à Husserl, je l’ai dit, et chez qui elle prend un sens précisément hostile à la Technique, selon ce qu’explique Hörl dans un texte de 2009 paru en français dans Rue Descartes, la revue du Collège International de Philosophie.
Dans ce texte, il s’exprime en détail sur ce concept trafiqué dès le titre en « déplacement technologique du sens » (Sinnverschiebung des Technischen), l’affublant ainsi du complément rendu en français par l’adjectif « technologique », qu’il n’a pas chez Husserl : « DU DÉPLACEMENT TECHNOLOGIQUE DU SENS, Sur la métamorphose du sens dans son rapport à la grande transformation des machines »
Cette étude commence par une citation sans référence de Deleuze, qui paraît a priori une sorte d’hommage à la « machine » cybernétique :
« Le sens n'est jamais principe ou origine, il est produit. Il n'est pas à découvrir, à restaurer ni à ré-employer, il est à produire par de nouvelles machineries. »
Hörl joue d’’emblée avec l’ambivalence du mot « machinerie », employé par Deleuze dans Logique du sens mais dans un tout autre sens que celui apporté par les cybernéticiens Gotthard Günther et Heinz von Foerster (il a été question rapidement de ce dernier dans une séance précédente) de « machine non triviale » ou de « machine trans-classique ».
Si on lit le contexte de la citation de Deleuze dans Logique du sens (1969), on s’aperçoit que la seule machine dont traite longuement Deleuze dans l’ultime appendice de son essai, non cybernétique au possible, est… la « Bête humaine » de Zola. Sinon, les « machineries » de Deleuze, dont Hörl laisse entendre qu’elles auraient quoi que ce soit à voir avec celles de la Cybernétiques, le sont au contraire le moins possible puisque ce sont, métaphoriquement, des « mécanismes » mentaux :
Deleuze parle ainsi chez Lewis Caroll et chez les Stoïciens de la structure comme « machine à produire le sens incorporel (skindapsos) », ou de Freud comme « découvreur de la machinerie de l'inconscient par lequel le sens est produit, toujours produit en fonction du non-sens », ou encore, à propos de Nietzsche, d’une « machine dionysiaque à produire le sens, et où le non-sens et le sens ne sont plus dans une opposition simple, mais co-présents l'un à l'autre dans un nouveau discours ».
Hörl détourne donc pour son usage propre une notion, « machinerie », qui n’a rien à y voir, et joue de la notoriété du nom propre qui l’exprime pour protéger son jargon ambigü des critiques susceptibles de l’accabler. Il fait le même coup avec Derrida ou Heidegger, détournant des notions ou des citations pour les ramener dans le giron de la sous-pensée cybernétique qui est sa seule véritable influence.
Concernant Husserl, il prend moins de gants et en trace un portrait philosophique revenant à le ringardiser, le présentant comme littéralement dépassé par la Cybernétique :
« Sa pensée est elle-même profondément inscrite dans le déplacement du sens causé par les évolutions technologiques, son programme est marqué de manière substantielle par celui-ci, mais il s’achève à la veille de la cybernétique, qui la première conféra des contours plus nets à la transformation des machines. »
Hörl est un roublard dont la roublardise consiste à se faire passer pour un candide tout en assenant des « vérités » sur un mode axiomatique (exemple : « Depuis un siècle, et de manière toujours plus visible et plus urgente depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, une nouvelle pensée du sens nous accompagne <n’importe quoi !>.») – fadaises floues qu’il recouvre aussitôt par un tissu de références qui font écran et empêchent de remettre en cause ses très discutables – car très nébuleux – axiomes de base (lesquels, pris à la lettre, ne signifient rien : « pensée de l’extériorité initiale », « pensée de l’ouvert et de l’ouverture», « pensée de la postériorité constitutive », etc.).
Je qualifie de la sorte sa méthode de recouvrement (dont on va voir avec le cas de Heidegger, bien plus encore qu’ici avec Husserl, comment elle procède) parce que lui-même qualifie Husserl de génial découvreur et « recouvreur » : « Le génie de Husserl fut à la fois de découvrir et de recouvrir. »
Or Hörl sait parfaitement que cette notion hors contexte de « sens » n’a aucun sens en dehors de celui que lui confère la phénoménologie husserlienne1 – exactement comme il sait pertinemment que la notion de « fin de la philosophie » chez Heidegger ne signifie pas l’obsolescence qu’il lui prête après l’avoir trafiquée en la grimant en « fin cybernétique » (kybernetische Ende) de la philosophie, comme on l’a vu il y a deux séances.
Son entourloupe consiste en l’occurrence à reprendre une notion husserlienne (le « déplacement » ou le « glissement de sens ») pour la retourner contre son créateur en lui conférant un sens qu’elle n’a pas (le « déplacement technologique du sens »), ce qu’il ne peut accomplir qu’en la posant en vis-à-vis (comme il le fait grotesquement avec McCulloch, placé en rivalité parménidienne vis-à-vis de Heidegger) de ses conceptions cybernétiques imposées axiomatiquement.
Il l’admet, pour faire aussitôt comme si le problème tenait au « sens » davantage qu’à celui (lui-même en l’occurrence) qui l’emploie hors de contexte : « Le concept de déplacement du sens est cependant un concept difficile à cerner. »2
Après avoir convenu que le sens conceptuel du « déplacement du sens » husserlien était difficile à cerner, il saute par-dessus son propre obstacle et en fait un fait (et non plus un concept) d’autorité :
« Ce déplacement du sens, dont nous sommes encore les témoins, a été enclenché par une transformation fondamentale dans l'histoire des machines, mais dont nous n'avons cependant toujours pas pleinement mesuré les conséquences. »
Et ce qui lui fait, de manière si assurée, proclamer que le « déplacement du sens » a eu lieu à la fois devant nos yeux (« les témoins ») et derrière le dos de notre pensée (« renouveler la question de ce que ‘‘penser’’ signifie… »), ce ne sont que les quelques élucubrations de deux cybernéticiens (Gotthard Günther et Heinz von Foerster) et d’un « mécanologue » (Gilbert Simondon) qui ont décidé d’autorité que les machines n’étaient plus les machines (les « machines classiques » ayant fait place aux « machines trans-classiques » et les « machines triviales » aux « machines non-triviales), et que le monde submergé par les machines, par conséquent, avait pris tout seul, comme un grand, un autre sens, un sens décalé que nous avions, nous autre humains semi-obsolètes car pas encore trans-non-triviaux, la tâche de nous mettre à méditer sous peine d’être définitivement périmés !
Comme toujours avec les jargonneurs cybernéticiens, ça semble une blague, et ça ne l’est pas.
La méthode de Hörl dans cette étude largement consacrée à réfuter Husserl, qui succède chronologiquement à la version française de celle consacrée à noyauter Heidegger, consiste à poser les problématiques de la pensée en termes historicistes de progrès, sans jamais remettre en question cette idée technophile et historiciste d’un progrès de la pensée spectatrice des révolutions du monde, tâchant dès lors de rattraper son retard sur la conception et la production des machines, « comme nous l'impose <je souligne> l'entrée dans l'ère technologique ».3
Ces assertions enthousiastes sont d’emblée frelatée de sous-pensée cybernétique4, ce qui ne saurait étonner. Il n’y a en effet qu’un cybernéticien pour s’extasier devant un objet cybernétique en imaginant que sa nouveauté est surgie ex-nihilo. Tout le discours de Hörl vise ainsi à discréditer la « pensée » anté-cybernétique en usant d’assertions rendues indiscutables par le seul et unique fait accompli (lui-même non interrogé) de l’existence et de la prééminence des néo-machines – sans jamais interroger la généalogie ni l’avènement de cette prééminence –, présentant dès lors, avec un vocabulaire et des métaphores cybernétiquement orientés, la pensée husserlienne comme dépassée et invalidée par ce nouvel avènement :
« Husserl éprouvait les pires difficultés à garder philosophiquement sous contrôle <sic ! toujours des métaphores cybernéticoïdes> l'économie du déplacement du sens.»5
N’étant pas familier de la pensée de Husserl, je ne discuterai pas la teneur de ces assertions rapides et généralistes de Hörl, je tiens seulement à faire entendre la syntaxe a priori cybernétisée de la démarche de Hörl, qui agit de même avec Heidegger, mais plus prudemment, plus chafouinement, pour la raison bien sûr que Heidegger est un autrement plus coriace adversaire de la cybernétique que Husserl.
C’est à Simondon, dont on a eu un aperçu de la douce dinguerie lors de la dernière séance, que Hörl emprunte l’idée d’un retard de la philosophie sur la Technique. Simondon en ouverture de son essai Du mode d’existence des objets techniques paru en 1958 chez Aubier, use des grandes notions vagues et synthétiques de « culture » et de « technique » pour assener précisément un portrait d’une sorte de retard réactionnaire de la première vis-à-vis de la seconde :
Il y a d’ailleurs en vis-à-vis de la page de titre du livre de Simondon une étrange déclaration, non signée (est-ce l’éditeur ? est-ce l’auteur ?), qui met la philosophie au défi de rejoindre « les nouveaux savoirs qui hantent l’encyclopédie » :
Hörl reprend donc pied à pied cette candeur intellectuelle de Simondon, qui n’a évidemment pas davantage de raison d’être en 2009 qu’elle n’en avait en 1958 après deux guerres mondiales assistées par la technologie et des métastases génocidaires partout sur la planète !
Contrairement à ce qu’affirment sans preuves tous les thuriféraires de la Technique, la critique que la pensée peut et doit adresser à la Cybernétique n’est pas retardataire, mais au contraire en avance sur le constat que les cybernéticiens tardent à tirer de tous les ravages associés à leurs inutiles et mortifères joujoux commandités, financés et récupérés par tous les organes possibles de domination politique, économique et militaire. On en revient au fond toujours, comme lors de la 36ème séance consacrée aux Maths, à la vieille question de la sourdinguerie des technophiles à l’égard du Mal.
Citer Lacan en 19746, remercier Rudy Goubet Bodart :
Entretien de Jacques Lacan avec Emilia Granzotto pour le journal Panorama (en italien), à Rome, le 21 novembre 1974
Il n’y a ainsi qu’à ricaner ou vomir en lisant la description du rêve de Simondon à la fin de son introduction (déjà lue tout à l’heure):
« Aujourd’hui, la technicité peut devenir un fondement de la culture à laquelle elle apportera un pouvoir d’unité et de stabilité, en la rendant adéquate à la réalité qu’elle exprime et qu’elle règle. »7
Ailleurs encore, Hörl livre sa propre interprétation du rêve de Simondon – qui n’est autre que le cauchemar dans lequel l’humanité est concrètement empêtrée, et dont nous venons de comprendre après deux ans de crise imaginaire, que nous auront le plus grand mal à nous en réveiller.
C’est dans une étude parue en 2012 intitulée Le nouveau paradigme écologique, Pour une écologie générale des médias et des techniques8 :
On remarque sous le jargon de Hörl auquel on commence à s’habituer que les délires de mixité « objectités-subjectités » qu’il emprunte à Guattari en les qualifiant de « néo-animismes » ne servent qu’à dissimuler la seule et unique mixité qui vaille pour la Cybernétique, et qui d’ailleurs la détermine à la source depuis ses premières élucubrations en temps de guerre, c’est évidemment la mixité homme-machine, à savoir l’androïde, sournoisement qualifié de tertium datur (référence à l’expression aristotélicienne classique du tiers exclu : tertium non datur, « la 3ème n’est pas donnée », qui résume le principe de non contradiction).
Derrière l’enthousiasme jargonneux de Hörl pour les thèses de Guattari, son « intuition diagnostique », ses « entités autopoïétiques » ou « proto-autopoïétiques », ses « hétérogenèses machiniques », il s’agit de justifier sans réticence et d’adhérer au monde cybernétisé tel qu’il achève de se mettre en place dans les années 80 :
« Guattari lui-même a thématisé à maintes reprises, notamment dans ses derniers textes, les causes inhérentes aux technologies médiatiques qui ont conduit à ce processus d’esthétisation générale, évoquant un investissement inédit des médias, qui ne serait plus celui des mass media mais celui, par exemple, de nouveaux modes de composition et de nouveaux agencements d’énonciation, tels que les rendent possibles les radios libres, la vidéo, les films en super-8, le minitel, l’ordinateur, la télématique ou encore l’accès interactif aux banques de données – de manière plus générale : la révolution alors déjà en cours dans le domaine de la technologie de l’information. Il a salué ‘‘l’expansion prodigieuse d’une subjectivité assistée par ordinateur’’ et l’éventualité d’une ‘‘Cité subjective’’ reconstituée par la voie de la technologie. »
Je passe sur les références à Simondon chez Deleuze (je vous renvoie à l’étude de Judith Michalet, Deleuze et Simondon9) et je ne m’attarde pas trop sur Guattari et l’idée d’une « mutation de la subjectivité » qui « va de pair avec la mutation des machines ». Je n’avais jamais lu Guattari, et autant vous dire que ce ne sont pas les références enthousiastes de Hörl qui vont m’inciter à le lire. Cela n’est pas plus convaincant à mes yeux que les propos du pauvre Simondon (cité par Hörl):
« La machine qui est douée d'une haute technicité est une machine ouverte et l'ensemble des machines ouvertes suppose l'homme comme organisateur permanent, comme interprète vivant des machines les unes par rapport aux autres. Loin d'être le surveillant d'une troupe d'esclaves, l'homme est l'organisateur permanent d'une société des objets techniques qui ont besoin de lui comme les musiciens ont besoin d'un chef d'orchestre. »
Toutes ces fadaises fantasmatiques de Simondon ou de Guattari10 sont réduites en poudre par ce qu'est devenu le monde des machines cybernétiques aujourd'hui. Demandez donc à votre smartphone fabriqué par des esclaves en Asie du Sud-Est ce qu’il pense du « rapport d’altérité machinique »…
Derrière cet enthousiasme technophile, pourtant depuis longtemps révoqué par de bien plus profonds et lucides penseurs que Simondon, Guattari ou Hörl (Debord dès 1962 écrivait dans L’internationale situationniste dans une « Note sur la consultation visant à définir ‘‘la région parisienne à la fin du siècle’’» : « Une cybernétisation totalitaire et hyper-hiérarchisée, qui serait naturellement très différente des rêves actuels des cybernéticiens ou des expériences anciennes de dictature fasciste, mais qui en retrouverait quelques traits, mêlés à ceux qui apparaissent partout dans la société démocratique de l'abondance: le contrôle perfectionné sur tous les aspects de la vie des gens, réduits à une passivité maximum dans la production automatisée comme dans une consommation entièrement orientée selon les mécanismes du spectacle, par les possesseurs de ces mécanismes. »11), gît chez Hörl une animosité mal dissimulée sous le jargon, qui transparaît dans l’expression employée comme en passant en conclusion de son panégyrique de Guattari, de « mot d’ordre d’un être non-alphabétique ».
Boursoufflé de toutes les prétentions dénichées chez les sous-penseurs qui l’influencent, Hörl se lance dans ce texte de 2012 à l’assaut de la phénoménologie husserlienne :
« ‘‘L’ ‘entrée en machine’ de la subjectivité’’», la ‘‘nouvelle ‘machino-dépendance’ de la subjectivité’’ , comme peut être décrit ce déplacement dans ses tendances les plus générales, ébranle l'économie restreinte du sens <je souligne> développée par Husserl, et anéantit la politique philosophique de minorisation de la technique <sic!> dont toute sa critique de la métamorphose des machines et du sens est empreinte. »
Pour comprendre de quoi il s’agit, il faut revenir à sa critique de Husserl de 2009. Hörl commence par qualifier la phénoménologie husserlienne de « pensée du sens qui inaugura le vingtième siècle ». Puis il en révoque aussitôt la pertinence en reprenant contre elle (la Phénoménologie), pour la rendre obsolète, une de ses notions (la Sinnverschiebung, le déplacement du sens ). Il applique alors la même méthode qu’avec Heidegger en 2008, qui consiste à manipuler un concept ou une notion philosophique qu’il frelate et trafique en la vidant de sa substance et qu’il emploie ensuite comme une matraque pour appuyer un enthousiasme cybernétique contre le philosophe auquel il a en quelque sorte dérobé le concept.
Je ne vais pas ici longuement commenter la phénoménologie husserlienne que je ne connais pas. Je peux juste dire, par exemple, que lorsque Hörl cite pour la critiquer une phrase de Husserl sur l’acte d’écriture comme « métamorphose du mode d’être originaire de l’édifice du sens » et où Husserl conclut : « il se sédimente pour ainsi dire », on en reste à une conception chrétienne de la lettre qui tue, voire à une conception platonicienne (comme l’indique en note Hörl en référence à Bernard Stiegler) de l’hypomnésis et de l’anamnèsis :
« L'hypómnema est chez Platon la mémoire artificielle et inanimée de l'écriture muette, à laquelle il oppose la remémoration vivante de l'origine (anamnésis), qui la précède. »
Or on sait, si l’on suit mon Séminaire, qu’il y a bien d’autres manières que la chrétienne et la platonicienne (voire l’husserlienne, je ne me prononce pas) d’envisager le rapport entre la lettre, la voix, le silence, la vue, l’ouïe et la pensée sans en passer pour autant par le biais des machines…
L’enthousiasme cybernétique de Hörl, je l’ai dit, repose sur de très fragiles considérations (qu’il a récupérées chez Simondon, Guattari et tant d’autres) comme par exemple la distinction – d’une misère théorique consternante – par Simondon entre le statut de l’objet technique « minoritaire» et « majoritaire » :
« En ‘‘statut de minorité’’, l'objet technique est considéré comme un objet d'utilisation quotidienne, comme un simple moyen en vue d'une fin, comme un outil, un instrument. Le sens qui lui est attribué est fonction de son utilité, celle-ci étant dictée par le système des besoins et obéissant au régime du travail. L'objet technique n'a dans ce statut pas de sens en soi; il illustre, au fond, l'absence de sens caractéristique des choses en général. En ‘‘statut de majorité’’ au contraire, le savoir technique devient en principe explicite, et l'activité technique une opération consciente, cohérente, qui instaure une relation réglementée avec les sciences ; quant à l'objet technique, il se met à structurer le champ du sens, alors qu'il était jusqu'à présent cantonné à un rôle passif, se contentant de recevoir du sens. »
En profitant pour tout confondre: l’outil, l’instrument, l’objet, la chose, Hörl décide autoritairement que les « choses en général » sont dépourvues de « sens » ! Je l’ai dit la dernière fois, il suffit de lire la narration par Proust du téléphone ou de l’aéroplane, ou l’analyse par Heidegger de la machine à écrire dans le Parménide (ou la si profonde réflexion sur l'outil dans Être et Temps) pour comprendre à quel point cette affirmation de Hörl est creuse et stupide.
Même chose avec son autre référence cybernétique, Gotthard Günther, qui a distingué, lui, entre machines classiques et « trans-classiques » :
« Gotthard Günther a d'abord distingué, au début des années cinquante, entre le monde de la première et le monde de la deuxième machine ; il parla plus tard, pour rendre compte avec plus de précision à la fois de l'évolution historico-ontologique <je souligne, rien que ça !> par laquelle les machines mécaniques furent remplacées par des machines traitant de l´information, et de la révolution métaphysique que cette évolution provoqua, d'une différence entre machines classiques et machines trans-classiques. »
Ailleurs, Hörl évoque « les nouvelles machines trans-classiques, conçues par la cybernétique sur le modèle du cerveau comme processeur d'information », qui « allaient selon Günther délaisser le champ de la binarité classique et inaugurer, en lieu et place du régime du sens dualiste de la logique classique et de la métaphysique traditionnelle, un régime du sens nouveau, multiple, inspiré de la pensée processuelle et des systèmes auto-réflexifs complexes ».
J’ai montré lors des précédentes séances quels dégâts intellectuels cette analogie ridicule entre le cerveau et un « processeur d’information » a suscités, je n’y reviens donc pas.
Troisième référence de Hörl, Heinz von Foerster qui pour sa part a distingué entre machines triviales et non triviales :
« Une machine triviale se caractérise selon celui-ci par une relation univoque entre l'input et l'output, et constitue un système déterministe, dont le comportement peut être prédit par un observateur externe. À l'inverse, dans le cas d'une machine non-triviale, il n'y a pas de relation invariante entre l'input et l'output, parce qu'une telle machine réagit à chaque étape de travail en fonction des étapes de travail précédentes. En d'autres termes, sa structure est récursive, et même si elle est déterminée synthétiquement, elle est considérée, du fait de la complexité de son comportement, comme analytiquement non prédictible. »
On remarque à chaque fois que ces distinctions entre machines et néo-machines sont auto-référentielles, autrement dit elles ne sortent jamais du cadre étroit de la conception cybernétique des machines, laquelle conception ne vaut que dans le domaine langagier de la cybernétique : « système », « observateur », « structure récursive », « comportement », « input », « output », etc.
Hörl toujours, à propos de Günther :
« Mais il voyait également dans ces machines les déclencheurs d'une révolution techno-logique en germe, organisée notamment autour d'une ‘‘analyse impitoyable’’ et même d'une ‘‘démythologisation de la subjectivité’’, et d'un ‘‘approfondissement de notre connaissance de la subjectivité’’ pouvant nous conduire jusqu'à concevoir celle-ci d'une façon tout à fait nouvelle, par exemple comme une machine – mais une machine non-technique. Quant à la machine elle-même, elle ne serait plus une prothèse du corps, mais une véritable ‘‘prothèse de la pensée’’, ‘‘permettant de faire apparaître des domaines problématiques dont la pensée naturelle, qui n'a pas recours à la technique, ne pourrait pas même soupçonner l'existence’’.»
Toutes ces fadaises – la subjectivité est une machine non technique, la machine n’est plus une machine mais une prothèse de la pensée – reposent sur la tautologie de l'analogie cerveau-machine (Turing, Pitts, McCulloch) !
Hörl n’est ainsi que l’arroseur arrosé lorsqu’il reproche à Husserl de n’avoir pas disposé de néo-outils conceptuels pour penser une réalité qui aurait outrepassé le rapport que sa philosophie obsolète avait tenté d’engager avec elle. C’est bien Hörl lui-même qui n’arrive pas à sortir du cercle clos et vicieux de son jargon cybernétisé où le 0 vaut le 1 et la machine l’objet, l’outil, la chose…, comme si, de Parménide jusqu’à Hörl, on pensait avec autre chose que des mots (on va voir que c’est bien là sa question majeure) !
Sourd à sa propre surdité, Hörl n’hésite pas à s’engager dans un discours de l’obsolescence de la pensée en parallèle avec l’obsolescence des machines classiques.
Il commence par citer Simondon12 :
« La culture actuelle est la culture ancienne, incorporant comme schèmes dynamiques l'état des techniques artisanales et agricoles des siècles passés. »
Et il commente en évoquant « l'effondrement de ce régime de signification pré-technologique <je souligne> » qui « a trouvé son expression dans les politiques conceptuelles de la nouvelle pensée du sens ».
Cette confusion entre des domaines flous, cette volonté de demeurer conceptuellement vague, de ne procéder que par des affirmations auto-suspendues à leur propre proclamations, a pour fonction de faire écran à son parti-pris technophile. Ainsi lorsqu’il s’écrie :
« Quoi qu'en dise le coriace préjugé mécaniste, l'indétermination et l'ouverture sont aujourd'hui avant tout, et avant même d'être des concepts de politique du sens, des caractéristiques fondamentales de machines non-mécaniques et non-triviales <il parle toujours des ordinateurs, ni plus ni moins>. »
Et s’il lui faut demeurer conceptuellement vague – « indéterminé » et ouvert » – et ne pas appeler un ordinateur « un ordinateur », c’est parce qu’il veut pouvoir s’enthousiasmer sans freins pour « l’objet technique » en affirmant :
« En mettant en lumière et en implémentant un rapport nouveau à l’objet technique, notre culture et notre mode de vie technologiques nous mettent dans l’obligation de penser cette nouvelle pensée du sens. »
C’est évidemment ridicule en ce qui concerne ce qu’on appelle penser. Il n'y a qu'un cybernéticien pour s'extasier devant un objet cybernétique et généraliser son cas à celui de l’humanité philosophante.
« Il devient dès lors évident », écrit encore Hörl, « que le sens n'est pas à chercher là où il n'y aurait ni machine ni technique, et qu'il ne serait pas judicieux de le laisser entre les mains d'une politique du sens anti-technique et machinophobe. »
Or depuis l’après-guerre c’est précisément l'inverse qui a eu lieu, et le monde, laissé à l'enthousiasme intéressé des machinophiles, a tout ravagé!
La télévision, par exemple, invention proto-cybernétique qui n’a jamais fasciné que des niais ni servi autre chose que les intérêts de la propagande la plus crue, déclinée selon les idéologies au pouvoir là où elle était « implémentée » : par exemple les nazis à Paris pendant l’Occupation13 où avaient lieu les premiers essais de télévision.
Toute cette vaste embrouille et tambouille de Hörl ne revient jamais sur le sens du mot « sens » qu’il conjugue à toute les sauces :
« J'ajoute, pour prévenir tout malentendu, que le concept de déplacement technologique du sens ne signifie donc pas que ce soit, après le sens religieux, le sens moral, le sens politique et le sens économique <sic ! « le » sens, ça n’existe pas>, au tour du sens technique d'avoir la mainmise sur la formation du sens, de sorte que la technique constituerait désormais notre seul sens. Ce concept ne fait qu'exposer le problème et la question du sens comme problème et question du caractère initialement et inévitablement extérieur, supplémentaire, prothétique et ouvert de l'homme. »
Il en va de même de son utilisation de la notion de « technique », qu’il applique aussi bien à l’objet cybernétique que par exemple à « l’écriture », en se réclamant de Derrida :
« Si, pour parler avec Derrida, la technique (et avant tout la technique de l'écriture) était à ‘‘l'époque du logos […] pensée comme chute dans l'extériorité du sens’’ et de ce fait considérée comme inférieure et mineure, sa réévaluation actuelle, à l'ère de la technologie qui conduit à la considérer comme supérieure, majeure, met fin, à l'inverse, à l'ère du logos et à sa politique de l'intériorité du sens, et permet de commencer à penser la possible extériorité de ce dernier, voire tout bonnement à l'extérioriser en tant que tel, à l'exposer à la lumière après qu'il fut si longtemps demeuré dans l'obscurité de l'intériorité. »
Or Derrida dans la phrase extirpée de la Grammatologie ne dit pas du tout ce que lui fait dire ici Hörl :
« L’époque du logos /…/ racines métaphysico-théopogiques. » P.24
Autrement dit Hörl plaque sur un raisonnement de Derrida sur la dichotomie entre signifiant et signifié sa propre conception de l’intériorité ou de l’extériorité du sens vis-à-vis de la technique, qui n’a rien à y voir.
Par ailleurs les notions d’intériorité et d’extériorité telle que les récupère pour son propre usage Hörl ne correspondent à rien en soi : intérieur de quoi, extérieur de quoi ? Derrida, lui parlait dans De la grammatologie du rapport entre écriture (graphie) et « parole » (logos), au sens où Socrate est « celui qui n’écrit pas » selon la phrase de Nietzsche citée en exergue par Derrida dans ce premier chapitre consacré à « La fin du livre et le commencement de l’écriture ». Il y est si peu question de technique au sens de la technê (la « technique de l’écriture » selon Hörl, or l’écriture n’est pas une technique mais un art, ce qui n’a rien à voir), dans ce passage de Derrida, qu’il le précise à quelques pages de là, en amont14. Évoquant l’emploi inconsidéré du mot « écriture » à toutes les sauces (le « mouvement d'inflation que nous venons de signaler, qui s'est aussi emparé du mot ‘‘écriture’’»), Derrida explique, concernant son expression de « technique au service du langage » :
Je ne veux pas entrer dans une trop longue parenthèse concernant Derrida et la cybernétique, alors que je suis déjà au cœur d’une longue parenthèse concernant Husserl avant d’en revenir à Heidegger et la cybernétique. Je signale simplement que le rapprochement qu’on a pu faire entre certains philosophes français (Derrida, Lévi-Strauss…) et la Cybernétique, sous prétexte qu’ils l’ont examinée ou évoquée ici ou là dans leur œuvre, est fortement critiqué et démonté par une excellente étude de François Cusset, en réponse à un texte paru dans la revue Esprit en 2005 d’une sociologue québécoise Céline Lafontaine15 intitulé « Les Racines américaines de la French Theory ». La réponse de François Cusset parue en 2005 dans la revue Multitudes16, intitulée Cybernétique et “Théorie française” : faux alliés, vrais ennemis, remet les points sur les i :
Et comme Céline Lafontaine récupère dans son texte les mêmes passages de De la grammatologie sur la cybernétique que Hörl, François Cusset réplique :
Concernant ce que Lévi-Strauss devrait à la Cybernétique, je signale une très intéressante étude de Ronan Le Roux, parue dans la revue L’homme en 2009, intitulée Lévi-Strauss, une réception paradoxale de la cybernétique17.
Il y critique la même étude de Céline Lafontaine :
« Si le projet de la sociologue a le mérite d’être relativement original et ambitieux, la démarche est en revanche particulièrement problématique: l’interprétation est soit triviale, soit exagérée. /…/ La pratique débridée de l’amalgame amène Céline Lafontaine à trouver du sens partout, à étendre à une échelle généralisée l’influence dite ‘‘souterraine’’ de la cybernétique. Cette dernière est particulièrement peu définie, ce qui permet à l’auteure de la retrouver où bon lui semble en invoquant ‘‘l’élasticité de ses concepts’’. L’objet se trouve déformé et simplifié à l’extrême par une analyse idéologique dont la sociologue a le secret : des valeurs et des ‘‘logiques’’ soi-disant intrinsèques lui sont arbitrairement attribuées sans aucune nuance ni explicitation des critères. »
Par ailleurs, avec bien plus de finesse d’analyse, Ronan Le Roux explicite en quoi l’intérêt avéré de Lévi-Strauss pour la cybernétique n’alla jamais jusqu’à y confondre sa pensée, ni à se livrer à des modélisations cybernétiques des structures anthropologiques (contrairement à ce qu’affirme Hörl : « Engagé lui aussi dans l’entreprise de cybernétisation des sciences humaines à travers son projet d’Anthropologie structurale, Lévi-Strauss vit dans la cybernétique une réhabilitation fondamentale de la pensée sauvage, et dans le penseur sauvage un protocybernéticien et un théoricien de l’information avant la lettre. »):
« Pas de modélisation cybernétique, donc, chez Lévi-Strauss », explique Ronan Le Roux ; « il aurait dû le cas échéant consacrer des analyses explicites au rôle régulateur des dispositifs sociaux de communication, en d’autres termes aux appareils culturels servant, comme le dit la phrase citée en exergue, à ‘‘substituer l’organisation au hasard’’; cet aspect, à l’occasion duquel il cite d’ailleurs Wiener, ne fait l’objet que de brèves allusions visant à distinguer les sociétés ‘‘authentiques’’ (dans lesquelles tous les membres sont en contact direct) des sociétés ‘‘inauthentiques’’ (fondées sur des supports techniques de communication omniprésents). »
Le Roux cite aussi une lettre que lui a envoyée Lévi-Strauss le 20 novembre 2006, où Lévi-Strauss concède :
« Vous avez raison de contester que Les Structures, livre écrit de 1943 à 1947, doive quelque chose à la cybernétique. /…/ Au demeurant, je ne suis nullement convaincu que, dans nos domaines, les capacités de réponse des systèmes soient toujours modélisables. /…/ Au fil des ans, c’est moins dans la cybernétique que dans la théorie de l’information que j’ai trouvé une inspiration. /…/ Dans Les Structures, je ne m’occupe pas, sauf de façon incidente, de ce qui se passe réellement dans telle ou telle société, mais de la façon dont leurs membres conçoivent ce qui devrait idéalement se passer: le système, dégagé de ses accidents. Mon étude porte sur le Droit, non sur les faits. »
On constate ainsi, dès qu’on va aux sources, que Hörl truque à son avantage des notions, des concepts et des réflexions dont il détourne le sens à son seul profit cybernétique.
Je vous cite quand même, pour rappeler de quoi l’on parle, quelques paragraphes de l’excellente analyse de François Cusset, remettant la Cybernétique à sa place et la pensée à la sienne :
(À suivre)
« La vaste réflexion spéculative menée par Husserl, à la suite de sa Logique formelle et transcendantale, sur la fondation originaire du sens de la science telle qu'elle fut réalisée à travers l'irruption de l'attitude théorique dans le monde grec… »
« Forgé tout d'abord dans le cadre de la phénoménologie de Husserl – la pensée du sens qui inaugura le vingtième siècle–, il exprime pour finir une conversion fondamentale qui ébranle cette pensée husserlienne du sens et, partant, une tradition du sens tout entière. Cette conversion conduit à une reformulation de ce qu'est le sens lui-même et de ce que signifie le mot ‘‘sens’’ en tant que tel, à la transformation du sens du sens, à la réorientation d'un régime, et même d'une culture entière du sens. Elle force, enfin, à modifier la direction à donner à la pensée, c'est-à-dire à renouveler, dans le contexte d'une culture du sens tout à fait inédite, la question de ce que ‘‘penser’’ signifie. Car le sens, lui aussi, n'a pas seulement une histoire; il est également, dans son sens en tant que sens, c'est-à-dire en ce que, avant tout sens, il est à penser en tant que sens, soumis à l'historicité. »
« La nouvelle pensée du sens témoigne et découle du fait que nous avons cessé de considérer cet objet technique comme mineur et inférieur, comme nous l'impose l'entrée dans l'ère technologique. »
« Les nouvelles machines trans-classiques, conçues par la cybernétique sur le modèle du cerveau comme processus d’information. »
« Husserl éprouvait les pires difficultés à garder philosophiquement sous contrôle l'économie du déplacement du sens. Plus il travaillait le sens du sens, plus il en approfondissait l´analyse, et plus la séparation entre le sens et la technique sur laquelle cette économie reposait, lui glissait entre les mains. »
Op. cit. p.16
« La machine implique une complémentarité non seulement avec l'homme qui la fabrique, la fait fonctionner ou la détruit, mais elle est, elle-même, dans un rapport d'altérité machinique avec d'autres. »
Debord, Quarto p.602
« L'effondrement de ce régime de signification pré-technologique a trouvé son expression dans les politiques conceptuelles de la nouvelle pensée du sens. C'est grâce au tournant réalisé dans l'histoire des machines que s'est opérée une réévaluation et une redéfinition de concepts et de catégories autrefois mineurs comme ceux de l' ‘‘avec’’, du ‘‘dehors’’, de l' ‘‘ouvert’’ et de l'‘‘indéterminé’’ – tous des composantes de l'arsenal du renouveau philosophique qui se produit à l'extérieur de la culture métaphysique traditionnelle du sens. »
Fernsehsender Paris, en français Paris-Télévision, est une chaîne de télévision créée par l'occupant allemand et diffusée à Paris du 7 mai 1943 au 12 août 1944 à 23 h 30. La chaîne exploite alors le canal 1 en France.
Op. cit. p.18